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La circulation des livres jeunesse à l’internationale : une étude de cas à partir des traductions en France et en Espagne

Résumé

Hoje, a publicação de literatura infantojuvenil constitui um dos setores econômicos mais rentáveis no mercado editorial mundial, e esse sucesso vem sobretudo de suas traduções. Este artigo visa examinar a estrutura, as dinâmicas e a distribuição do capital simbólico específicos do mercado mundial de traduções de livros infantojuvenis. Após uma análise comparada dos fluxos de tradução entre dois países, França e Espanha, questionaremos as estratégias dos autores e dos editores na base dessas circulações, chamando atenção particularmente para o papel das categorias editoriais. Em seguida, veremos como a crescente importância dos livros infantojuvenis no sistema mundial de traduções causa reconfigurações nas áreas de atuação dos agentes literários.1 17 Entrevista realizada por Delia Guijarro Arribas com Fatia Guelmane, em 27 de novembro de 2019.

Mots clés
flux de traductions; livres jeunesse; agents littéraires; catégories éditoriales

Resumo

Hoje, a publicação de literatura infantojuvenil constitui um dos setores econômicos mais rentáveis no mercado editorial mundial, e esse sucesso vem sobretudo de suas traduções. Este artigo visa examinar a estrutura, as dinâmicas e a distribuição do capital simbólico específicos do mercado mundial de traduções de livros infantojuvenis. Após uma análise comparada dos fluxos de tradução entre dois países, França e Espanha, questionaremos as estratégias dos autores e dos editores na base dessas circulações, chamando atenção particularmente para o papel das categorias editoriais. Em seguida, veremos como a crescente importância dos livros infantojuvenis no sistema mundial de traduções causa reconfigurações nas áreas de atuação dos agentes literários.1 1 Tradução do artigo La circulation des livres jeunesse à l’internationale. Une étude de cas à partir des traductions en France et en Espagne, realizada por Débora Fialho Goulart; revisão de Patrícia C. R. Reuillard.

Palavras-chave
fluxo de traduções; literatura infantojuvenil; agentes literários; categorias editoriais

Resumen

Hoy en día, la industria editorial infantil y juvenil es uno de los sectores económicos más rentables del mercado mundial del libro. Este éxito se debe en particular a las traducciones. Este artículo tiene como objetivo examinar la estructura, la dinámica y la distribución del capital simbólico específicos del mercado mundial de traducción de libros para niños. Tras un análisis comparativo de los flujos de traducción desde y hacia dos países, Francia y España, examinaremos las estrategias de autores y editores en el origen de estas circulaciones, prestando especial atención al papel de las categorías editoriales. Luego veremos cómo el peso creciente de los libros infantiles y juveniles en el sistema global de traducciones conduce a reconfiguraciones en los círculos de agentes literarios.

Palabras clave
flujo de traducciones; literatura infantil y juvenil; agentes literarios; categorías editoriales

En France comme en Espagne, le secteur de l’édition jeunesse s’est progressivement développé et autonomisé depuis les années 1960. Ce lent processus fut impulsé par des maisons d’édition, des institutions et des personnalités qui établirent un vaste travail de reconnaissance, de critique et de promotion du livre jeunesse, tant dans les milieux universitaires, artistiques et éditoriaux qu’au sein des bibliothèques. Peu à peu, le secteur jeunesse s’est doté de règles propres, en s’émancipant de celles qui régissent l’édition adulte, scolaire ou de la bande dessinée, et se constituant ainsi comme un sous-champ de l’édition. Par ailleurs, l’édition jeunesse a bénéficié de dynamiques internationales favorables depuis les années 1950, notamment avec l’apparition de structures transnationales et internationales de valorisation et de promotion de la littérature jeunesse : la Bibliothèque international pour la jeunesse de Munich, l’International Board on Books for Young People (IBBY) et la Foire internationale du livre jeunesse de Bologne (Guijarro Arribas, 20224 GUIJARRO ARRIBAS, Delia. De la moralisation du livre jeunesse à sa consécration littéraire : l’émergence d’un sous-champ international. Biens Symboliques, n. 11, 2022. https://doi.org/10.4000/bssg.1242
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). Aujourd’hui l’édition jeunesse constitue, au sein du marché mondial du livre, l’un des secteurs économiques les plus rentables, et ce succès s’appuie notamment sur les traductions.

Johan Heilbron a repris les notions de « centre » et de « périphérie » proposées par Abram De Swaan pour expliquer les rapports de domination et les hiérarchies qui caractérisent le système mondial des traductions. Il établit un système de classification des langues comme hyper-centrales, centrales, semi-périphériques ou périphériques, et démontre que les livres circulent majoritairement du centre vers la périphérie (Heilbron, 19997 HEILBRON, Johan. Towards a Sociology of Translation. Book translations as cultural world system. European Journal of Social Theory, v. 2, n. 4, p. 429-444, 1999. https://doi.org/10.1177/136843199002004002
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). Gisèle Sapiro a ensuite développé ces travaux en les articulant à la notion de champ de Pierre Bourdieu et en observant pour la traduction au niveau mondial un pôle de grande production et un pôle de production restreinte (Sapiro, 2008a13 SAPIRO, Gisèle. Translation and the field of publishing. A commentary on Pierre Bourdieu’s “A conservative revolution in publishing” from a translation perspective. Translation Studies, v. 1, n. 2, p. 154-167, 2008a. https://doi.org/10.1080/14781700802113473
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). Mais qu’en est-il du secteur jeunesse ? En articulant sociologie de la traduction, sociologie des professions de la culture et sociologie des classifications, telle que proposée par Émile Durkheim et Marcel Mauss dans « Les formes primitives de classification » (Durkheim; Mauss, 19693 DURKHEIM, Émile; MAUSS, Marcel. De quelques formes primitives de classification. Contribution à l’étude des représentations collectives. In: MAUSS, M. Oeuvres. Paris: Les Éditions de Minuit, 1969. Vol. 2. Représentations collectives et diversité des civilisations. p. 13-89.), nous proposons une analyse qui vise à révéler les enjeux et les logiques propres à la circulation internationale des livres pour la jeunesse.

Après une analyse comparée des flux de traduction depuis et vers deux pays, la France et l’Espagne, nous interrogerons les stratégies des auteurs et des éditeurs à l’origine de ces circulations, en prêtant une attention particulière au rôle des catégories éditoriales, puis nous verrons comment le poids croissant des livres jeunesse dans le système mondial des traductions entraînent des reconfigurations dans les milieux des agents littéraires.

Les flux de traduction du livre jeunesse

Notre analyse des flux de traduction du livre jeunesse en France et en Espagne repose sur les statistiques produites par le Syndicat National de l’Edition (SNE) et la Federación del Gremio de Editores de España (FGEE). Nous examinerons successivement les intraductions, soit les traductions vers la France et l’Espagne, puis les extraductions, soit les traductions depuis la France et l’Espagne. Des statistiques personnelles sur les catalogues d’éditeur espagnols ont permis de compenser l’absence de données statistiques sur les extraductions du secteur jeunesse en Espagne.

Intraductions

Nous constatons que les intraductions ne représentent pas la même part de la production dans chacun des deux pays. En France, les acquisitions des droits de traduction pour la jeunesse représentaient en 2017 14% du total du secteur, alors qu’en Espagne le pourcentage s’élevait à 42% (SNE, 201818 SYNDICAT NATIONAL DE L’EDITION – SNE. Les chiffres de l’édition : 2017-2018. Paris: Syndicat national de l’édition, 2018a. p. 64; Observatorio de la Lectura y el Libro, 201610 OBSERVATORIO DE LA LECTURA Y EL LIBRO. Libros infantiles y juveniles en España 2014-2015. Madrid: Ministerio Cultura y Deporte, 2016., p. 11). Deux raisons permettent d’expliquer cet écart. La première tient à la singularité de l’Etat espagnol, dont le plurilinguisme nous oblige à analyser le détail des langues sources (figure 1). On peut en effet s’étonner de la position originale de l’espagnol comme seconde langue la plus traduite dans l’édition jeunesse espagnole (20%). Ceci est lié au nombre élevé de traductions vers d’autres langues co-officielles du pays (catalan, galicien, basque). Or ce phénomène, qui concerne l’ensemble du marché éditorial espagnol, est amplifié dans le cas du secteur jeunesse, comme le montre le nombre de titres publiés dans chaque langue co-officielle (tableau 1). Cette première raison ne suffit pourtant pas à expliquer l’écart d’intraductions entre la France et l’Espagne. Celui-ci témoigne aussi de la position différente occupée par le français et l’espagnol dans le système mondial des traductions jeunesse. Alors que le français est une langue centrale, l’espagnol une langue semi-périphérique. Or plus une langue est centrale, moins on traduit dans cette langue (Heilbron; Sapiro, 20088 HEILBRON, Johan; SAPIRO, Gisèle. La traduction comme vecteur des échanges culturels internationaux. In: SAPIRO, G. (dir.). Translatio: le marché de la traduction en France à l’heure de la mondialisation. Paris: CNRS Éditions, 2008. p. 25-44.).

Figure 1
Langues d’origine des titres des livres jeunesse traduits en Espagne
Tableau 1
Titres ISBN en Espagne par langue pour l’édition jeunesse et l’édition générale

Cette position centrale du français et semi-périphérique de l’espagnol dans la jeunesse reflète les logiques de domination à l’œuvre dans le système mondial des traductions et décrites par Gisèle Sapiro et Johann Heilbron. Elle nous montre l’encastrement du marché mondial du livre jeunesse dans le marché mondial de l’édition.1 1 Sur les phénomes d’encastrement, voir Sapiro (2013, p. 85). Pourtant, un regard plus attentif porté aux statistiques des intraductions par langue source rend compte des positions spécifiques occupées par certaines langues dans le système mondial des traductions jeunesse. Prenons le cas de l’Espagne, où les statistiques sur l’édition générale diffèrent sensiblement de celles sur l’édition jeunesse. En 2014, l’anglais représentait 58% des titres traduits pour l’ensemble du secteur, contre 46% pour la jeunesse. Cette même année, l’italien représentait 3,7% pour l’ensemble du secteur (cinquième position derrière l’allemand) contre 11% dans la jeunesse (troisième position). La domination légèrement plus faible de l’anglais et l’importance de l’italien attestent de l’autonomie relative du secteur jeunesse et du « capital littéraire spécifique accumulé par les différentes langues dans tels ou tel genre ».2 2 Pour la littérature adulte traduite en France, Gisèle Sapiro a observé ce phénomène d’accumulation de capital symbolique pour certaines langues dans certains genres. C’est le cas de l’allemand dans le théâtre, ou de l’espagnol et de l’hébreu dans la poésie. Voir Sapiro (2008b, p. 163).

Extraductions

Ce n’est qu’à partir des années 1980 que le français est devenu une langue centrale dans le système mondial des traductions jeunesse, au moment où l’édition jeunesse française a réussi à retourner la balance des exportations et importations des livres. Les éditeurs jeunesse français, qui étaient de grands acheteurs de droits, sont devenus de grands vendeurs. Aujourd’hui, le secteur jeunesse occupe en France la première place pour la cession de droits avec 3.770 titres soit 31% du total des cessions (sans compter les coéditions), suivi de la bande dessinée (3.171 titres). Les chiffres de cession de droits pour la jeunesse représentent le double de ceux de la fiction adulte, qui arrive en troisième position (1.851 titres). Or en 1993, la jeunesse n’occupait que la troisième position, après la littérature et les livres de sciences humaines et sociales (Sapiro; Bokobza, 200816 SAPIRO, Gisèle; BOKOBZA, Anaïs. L’essor des traductions littéraires en français. In: SAPIRO, G. (dir.). Translatio: Le marché de la traduction en France à l’heure de la mondialisation. Paris: CNRS Éditions, 2008. p. 157.). Ces chiffres témoignent de la naissance d’un véritable marché international du livre jeunesse qui représente une manne importante pour l’édition française. Outre la reconnaissance de l’illustré français, les chiffres des cessions de droits pour la jeunesse et la bande dessinée sont à mettre en relation avec leur propre système de production. La grande quantité de séries permet la signature de contrats pour vingt ou trente titres à la fois.

Concernant les langues de traduction des livres jeunesse français (figure 2), le chinois se place en tête depuis plusieurs années, avec 1.507 titres en 2016 (40% du total). L’espagnol et le coréen se partagent la deuxième position (7%). Puis suivent le polonais, le russe, le turc et l’italien. Ces chiffres diffèrent sensiblement de ceux de la fiction adulte, où la domination du chinois est moindre, et où l’allemand lui dispute la première place, alors qu’il est insignifiant dans le cas des traductions jeunesse (SNE, 2018a18 SYNDICAT NATIONAL DE L’EDITION – SNE. Les chiffres de l’édition : 2017-2018. Paris: Syndicat national de l’édition, 2018a., p. 52-56, 2018b19 SYNDICAT NATIONAL DE L’EDITION – SNE. Repères statistiques, l’édition jeunesse : France et international 2016-2017. Paris: Syndicat national de l’édition, 2018b., p. 3). Ces décalages témoignent de l’autonomisation du secteur jeunesse ainsi que du capital symbolique spécifique accumulé par certains pays qui ont moins besoin d’importer comme l’Allemagne ou encore l’Italie.

Figure 2
Principales langues de traduction des titres français pour la jeunesse

L’espagnol apparaît selon les données du SNE comme la deuxième langue ex-aequo la plus importante en cessions de droits pour la jeunesse après le chinois. En effet, il existe en Espagne et dans les pays d’Amérique latine une ancienne tradition d’achat de livres jeunesse français, encore très visible dans les catalogues. Pour certaines grandes maisons espagnoles de livres pour la jeunesse, le français est la principale langue source des traductions. C’est le cas de la maison Edelvives, situé au pôle de grande production. Dans leur catalogue de 2017, sur 1.030 titres, 35% sont des traductions, dont 224 titres (soit près de deux tiers de ces dernières) sont des traductions du français. Toutefois la position du français s’est fragilisée en Espagne depuis quelques années au profit de langues semi-périphériques comme l’italien.3 3 La fragilisation de la position du français comme langue central dans le système mondial des traductions a été étudié par Sapiro (2008c). En ce qui concerne l’italien, la publication depuis 2006 du personnage de Geronimo Stilton et son immense succès a relancé l’intérêt des éditeurs de tous les pays pour la littérature jeunesse en italien. Pour la seule année 2016, 86 titres de Geronimo Stilton ont été traduits en espagnol. L’analyse des catalogues de certaines maisons permettent de le confirmer. Dans le catalogue de 1978 de la maison Juventud, sur 261 titres traduits (représentant 60% du total des titres du catalogue) 120 titres étaient traduits du français, alors langue principale de traduction. Dans le catalogue de 1998, le français n’occupe plus que la deuxième place avec 64 titres sur 249 titres traduits, alors que les traductions ont augmenté représentant désormais 85% du catalogue de la maison. En 2017, sur 541 titres traduits (soit 82% du total des titres), le français n’en représente plus que 20% (120 titres), précédé par l’anglais et suivi de près par l’italien et l’allemand.

En ce qui concerne les autres langues, les éditeurs et agents littéraires espagnols et français s’accordent sur les nouvelles opportunités qui s’ouvrent actuellement en Corée, en Pologne, en Russie ou en Turquie. Gisèle Sapiro a également observé ce phénomène pour l’ensemble de l’édition française. Elle explique comment la formation d’un marché mondial du livre intensifie les échanges et provoque l’entrée de langues autrefois peu présentes, surtout pour les pays qui développent le secteur de l’édition au moyen, entre autres, de politiques d’aide à la traduction, comme c’est le cas de la Corée ou de la Pologne (Sapiro, 2008c15 SAPIRO, Gisèle. Situation du français sur le marché mondial de la traduction. In: SAPIRO, G. (dir.). Translatio: Le marché de la traduction en France à l’heure de la mondialisation. Paris: CNRS Éditions, 2008c. p. 65-107.).

Des stratégies différenciées par catégories génériques

La sociologie de la traduction a analysé plus finement que nous l’avons fait le marché mondial de la traduction, en prenant en compte les différentes catégories génériques, car le type de livre définit en partie sa capacité à être exporté. A l’échelle de l’édition dans son ensemble, une telle analyse est rendue possible grâce à l’Index Translationum, une base de données gérée par l’Unesco et qui répertorie les traductions du monde entier. Cet indicateur permet également de mesurer la centralité d’un pays ou d’une langue (Heilbron, 19997 HEILBRON, Johan. Towards a Sociology of Translation. Book translations as cultural world system. European Journal of Social Theory, v. 2, n. 4, p. 429-444, 1999. https://doi.org/10.1177/136843199002004002
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). L’analyse de ces catégories génériques est fondamentale pour comprendre les stratégies des éditeurs dans les cessions de droits, puisque selon les pays, les éditeurs vont miser sur telle ou telle catégorie générique plus ou moins reconnue à l’international.

Toutefois, l’Index Translationum ne permet pas de distinguer la production jeunesse et encore moins ses propres catégories génériques (romans, albums, documentaires, etc.). Quant aux statistiques nationales sur l’édition jeunesse qui distinguent des catégories génériques, en France ou en Espagne, elles n’isolent pas les traductions, alors que les données sur les cessions et acquisitions qui isolent le secteur jeunesse ne différencient pas les genres. Par conséquent, il faut trouver d’autres moyens de dénouer les rapports de domination entre les catégories propres à l’édition jeunesse. C’est ce que nous proposons au moyen d’une analyse circonstanciée de la circulation de certains livres jeunesse et de ce qu’elle nous révèle des stratégies de leurs auteurs.

Le cas de l’écrivaine espagnole Elvira Lindo et de son livre Manolito Gafotas, publié à Madrid en 1994, nous permet d’analyser les contraintes qui pèsent sur les écrivains de littérature jeunesse pour faire circuler leurs ouvrages à l’international ainsi que les diverses stratégies pour les surmonter. Manolito Gafotas est un enfant de huit ans issu d’une famille de la classe ouvrière de la banlieue de Madrid. Le personnage fut inventé par Elvira Lindo pour un programme de la radio nationale espagnole. Il jouissait déjà d’une certaine notoriété en Espagne avant de devenir un personnage littéraire. La maison d’édition jeunesse Alfaguara – dotée du prestige littéraire que lui a conféré son fondateur et prix Nobel de littérature Camilo José Cela – met alors en place une stratégie marketing agressive pour transformer le premier tome de la série en un best-seller. Le roman est parrainé par deux auteurs de littérature adulte reconnus et traduits à l’international : Antonio Muñoz Molina, époux d’Elvira Lindo, et Bernardo Atxaga. Il obtient une mention spéciale aux « White Ravens » en 1995, catalogue de sélection de livres publié par la Bibliothèque internationale de la jeunesse de Munich. Bien que le livre soit difficile à traduire à cause du vocabulaire populaire et l’utilisation répétée de proverbes, il est traduit en français par Gallimard Jeunesse en 1997. Ce passage par Paris et par Gallimard entraîne la traduction rapide dans de nombreuses autres langues : en danois en 1998, en portugais et en hollandais en 1999 puis en allemand, grec, estonien, polonais, serbe, hongrois, perse, russe, japonais, anglais, etc.4 4 Le pouvoir de consécration de Paris dans l’univers littéraire a été décrit par Pascale Casanova (2008, p. 190-198).

Ce type de trajectoire est toutefois peu fréquent parmi les écrivains espagnols de romans jeunesse, qui se projettent rarement au-delà du sous-champ national. Ces-derniers souhaitent en général que leur œuvre soit accessible dans leur pays, au mieux dans leur aire linguistique. A la position semi-périphérique de l’Espagne et de l’espagnol sur le marché mondial des traductions s’ajoutent les difficultés des romans pour enfants ou pour collégiens à s’exporter, pour trois raisons principales. La première est le lien étroit entre les romans jeunesse, souvent désignés comme « livres de lecture » et le système scolaire national de chaque pays. Les éditeurs sont très attentifs à la fois au niveau de lecture préconisé par les professionnels de l’enseignement et aux listes de livres recommandés pour chaque niveau scolaire par les ministères chargés de l’éducation nationale. Ces livres – pensés pour un contexte national précis et abordant des thématiques scolaires propres – circulent difficilement. La deuxième raison est le lien entre le prestige scolaire/culturel de chaque pays et les pratiques de marquage des âges des livres par les agents littéraires et les éditeurs. Un roman publié en France pour des enfants de 8 ans sera systématiquement marqué en Espagne, selon les agents littéraires, pour des enfants de 10 ans. Car l’agent/éditeur juge que l’enfant français a un niveau de lecture plus développé que l’enfant espagnol. De la même manière, les éditeurs français ont cette ‘croyance’ par rapport au niveau de lecture d’un enfant suédois. Par ailleurs, selon eux, les thèmes abordés pour un enfant de 8 ans n’intéresseront pas un enfant de 10 ans.5 5 Les préjugés liés au marquage de l’âge pour les livres jeunesse selon les pays ont fait l’objet de témoignage de la part de tous les agents littéraires interrogés en Espagne et en France, dans le cadre d’une enquête collective sur la profession d’agent, financée par l’EHESS, et coordonnée par Gisèle Sapiro et Tristan Leperlier (2021). Enfin, la production d’un roman est beaucoup moins chère que celle d’un album ou d’un documentaire mais sa traduction est plus chère car le texte est plus long. Pour toutes ces raisons, les éditeurs vont privilégier la production nationale des romans destiné aux enfants. Cependant les romans destinés aux adolescents ne suivent pas ces logiques, ils sont plus proches des mécanismes propres à la littérature pour adultes.6 6 Sur les romans destinés aux adolescents voir Guijarro Arribas (2021).

Des catalogues de « foreign rights » sont réalisés par les éditeurs jeunesse et par les agents littéraires pour la Foire internationale du livre jeunesse de Bologne. Leur analyse confirme la difficulté des romans pour enfants à circuler entre les pays, sauf pour les romans britanniques et étatsuniens. Les catalogues pour l’année 2017 et 2018 des grandes maisons d’édition britanniques (Bloomsbury, Flying Eye Books, Harper Collins ou Penguin Random House) montrent une grande diversité de catégories génériques. Ils présentent autant de livres illustrés (pictures books, board books, pop-ups, etc.…) que de romans. Les titres sont destinés à différentes catégories d’âge, de six ans à plus de quatorze ans. La position hyper-centrale de l’anglais et du Royaume-Uni dans le marché mondial de l’édition jeunesse explique pourquoi ces maisons exportent un spectre large de catégories génériques (Sapiro, 200816 SAPIRO, Gisèle; BOKOBZA, Anaïs. L’essor des traductions littéraires en français. In: SAPIRO, G. (dir.). Translatio: Le marché de la traduction en France à l’heure de la mondialisation. Paris: CNRS Éditions, 2008. p. 157.c). En revanche, les catalogues de « foreign rights » des grandes maisons d’édition françaises (Gallimard Jeunesse, Actes Sud Junior, Belin, Fleurus, Hachette, La Martinière Jeunesse, ou Albin Michel Jeunesse) présentent une autre réalité. Sur les 1.829 titres affichés par les catalogues de ces maisons pour les années 2016, 2017 et 2018, seulement 299 sont des romans, alors que 83% correspondent à des livres illustrés, dont 44% d’albums. Par ailleurs, en 2018, le Bureau International de l’Edition Française (BIEF) a également réalisé son propre catalogue (Children’s books: a selection of french titles) afin de proposer une sélection de titres français à l’exportation. Ces titres appartiennent à trente-trois maisons d’édition, tant grandes (Gallimard Jeunesse, Casterman, Flammarion, L’école des loisirs, etc.) que petites (L’Agrume, Hélium, Les Editions des Eléphants, etc.) Sur les 150 titres sélectionnés, seul 15 sont des romans. En effet, les livres illustrés circulent plus facilement. En outre, l’illustration jeunesse française est dotée d’un immense prestige à l’international qui entretient encore davantage cette circulation.7 7 Sur la construction du prestige de l’illustration française voir Guijarro Arribas (2022).

C’est pour cette raison que les stratégies développées par les illustrateurs jeunesse sont différentes de celles des écrivains. Les illustrateurs pour la jeunesse, qui écrivent parfois le texte de leurs albums, sont des professionnels qui se trouvent à mi-chemin entre le champ littéraire et le champ artistique. Dans les mondes de l’art, l’illusion selon laquelle les frontières n’existent pas à cause de l’universalité de l’œuvre a été largement démentie (Quemin, 200211 QUEMIN, Alain. L’illusion de l’abolition des frontières dans le monde de l’art contemporain international. La place des pays ‘périphériques’ à ‘l’ère de la globalisation et du métissage’. Sociologie et sociétés, v. 34, n. 2, p. 14-40, 2002. https://doi.org/10.7202/008129ar
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). Toutefois, les structures du marché de l’édition jeunesse favorisent la circulation de l’illustré. Le coût de production élevé des documentaires et des albums encourage les éditeurs à s’associer à l’international pour mettre en place des coéditions impliquant presque toujours des traductions (Guijarro Arribas, 20206 GUIJARRO ARRIBAS, Delia. Associative practices and translations in children’s book publishing: co-editions in France and Spain. In: VAN COILLIE, J.; MCMARTIN, J. (dir.). Children’s literature in translation: texts and contexts. Louvain: Leuven University Press, 2020. p. 93-110.). Par ailleurs, les instances de légitimation du sous-champ international de la littérature jeunesse (Bibliothèque internationale pour la jeunesse de Munich, IBBY et Foire internationale du livre jeunesse de Bologne) ont doté l’illustré d’un immense prestige, convaincues par ailleurs que l’image estompe en quelque sorte les obstacles de la langue. C’est pourquoi les possibilités d’un illustrateur jeunesse à l’international sont plus importantes que celles d’un écrivain jeunesse. Bien sûr, cet espace des possibles sera plus ou moins contraint selon le prestige accumulé par les illustrateurs, qui héritent également du capital symbolique des nations.

Ceux qui se projettent à l’international adoptent des stratégies de publication qui ne se limitent pas à leur sous-champs nationaux. Ils contactent directement les éditeurs étrangers (en dehors de leur aire linguistique) pour se faire publier, une pratique impensable pour un écrivain pour la jeunesse. Guillaume Griffon, directeur de la petite maison française L’Agrume, récemment rachetée par le groupe Editis, nous expliquait lors d’une entretien les mécanismes qui ont mené à la publication d’un album écrit et illustré par l’auteur espagnol Manuel Marsol :

Dans le cas de Manuel, il a fait son truc dans son coin et puis il nous a proposé un projet qui est complètement fini. On n’a touché à quasiment rien. Même la couverture était très bien à mon sens. Donc effectivement on a été en direct avec lui et puis on est le premier éditeur à avoir publié cet ouvrage. Mais ça se fait beaucoup, très facilement, avec les foires internationales, à Bologne, il y a plein d’illustrateurs qui veulent rencontrer les éditeurs, montrer leurs books. Oui, oui, ça se fait beaucoup et très facilement. Là je vais faire deux livres avec une illustratrice étrangère qui est très internationale elle aussi. Elle est israélienne mais habite à Barcelone, donc voilà. Comme on est un peu reconnus à l’international, on a eu un prix à Bologne, je me dis que peut-être les illustrateurs regardent à l’international et peut-être particulièrement vers la France, donc les illustrateurs étrangers viennent vers nous, avec des projets ou sans projets.8 8 Entretien réalisé par l’auteur à Paris avec Guillaume Griffon, le 22 novembre 2018.

Il est donc tout à fait possible pour un illustrateur espagnol de se faire publier directement par un éditeur français, parvenant ainsi à une reconnaissance et une visibilité internationale plus grande que celle qu’offre un éditeur espagnol. Toutefois le cas de Manuel Marsol montre qu’il s’agit d’une stratégie à long terme. Bien que très jeune, il est déjà reconnu par de nombreuses publications et a obtenu plusieurs prix dans le sous-champ espagnol de l’édition jeunesse. En 2017, il a été sélectionné par le jury de Bologne pour faire partie de l’exposition d’illustration, et a obtenu le prix International de l’illustration de la foire. C’est cette année-là qu’il a présenté deux projets différents à deux éditeurs français pour la jeunesse, L’Agrume et Les Fourmis Rouges, qui ont décidé tous deux de le publier. Le livre Duel au soleil, publié par L’Agrume, a reçu par ailleurs le prix du meilleur livre illustré du Salon de Montreuil en novembre 2018.

Le témoignage de Guillaume Griffon résume très bien les stratégies mises en place par les illustrateurs jeunesse qui se projettent à l’international. Ils s’installent dans de grandes villes d’édition : Londres, New York, Paris, Barcelone. Ils créent tous des sites web en anglais, avec leur biographie, leurs travaux déjà publiés, les prix obtenus et des exemples d’illustration. Ils visitent les foires et les salons à la recherche d’éditeurs, surtout français et britanniques. Tous les éditeurs interrogés reconnaissent ainsi que la publication d’illustrateurs étrangers en dehors de leur aire linguistique est une pratique habituelle. Cette pratique met aux prises des contextes et des langages qui se méconnaissent largement. Or la plupart du temps, les éditeurs ne font appel à aucun traducteur ou intermédiaire. S’ils évoquent parfois des problèmes de compréhension liés à la langue pour traiter certaines subtilités graphiques ou littéraires (quand il y a du texte), ils ne les présentent pas comme insurmontables.

En effet, les éditeurs réalisent souvent eux-mêmes les traductions, même quand il s’agit de langues qu’ils ne maîtrisent pas. Ils se justifient alors en prétextant la moindre importance du texte : ils ont choisi l’album pour ses images. Valérie Cussaguet, directrice de la maison Les Fourmis Rouges, nous explique au sujet d’un album qu’elle a publié et traduit : « non, je ne parle pas espagnol. Non, mais c’est un peu facile. Miguel [l’auteur] m’avait écrit la traduction dans son mauvais français, j’avais regardé moi avec google et c’est comme ça. Comme je voulais quand même bouger le texte ».9 9 Entretien réalisé par l’auteur à Paris avec Valérie Cussaguet, le 25 octobre 2018. Les éditeurs/traducteurs modifient souvent et de façon importante le texte original. Camille Gauthier, éditrice d’albums chez Thierry Magnier, reconnaît : « ça m’est arrivée de traduire des albums où là, on prend de vraies libertés ».10 10 Entretien réalisé par l’auteur à Paris avec Camille Gauthier, le 7 novembre 2018. Cette pratique suscite une dévalorisation du métier de traducteur, en particulier pour les albums, où leur nom, même quand il s’agit de professionnels, est souvent absent de la publication.11 11 Sur les conditions professionnelles des traducteurs voir Assouline (2011).

En fin de compte, les statistiques générales des syndicats nationaux de l’édition sur les traductions du secteur jeunesse dissimulent de grands écarts de circulation selon les catégories génériques spécifiques de l’édition jeunesse. Ainsi, l’importance des extraductions depuis la France s’appuie largement sur la circulation de livres illustrés, liés au modèle de la coédition. Les romans, quant à eux, circulent plus difficilement, sauf dans le cas de la formule éditoriale dite young adult, où les éditeurs anglophones exportent largement leur production, selon des logiques de domination qui rappellent ceux de la fiction adulte.

La spécialisation des agents littéraires dans la circulation des livres jeunesse

Depuis les années 1970, avec les différentes vagues de concentration et hyperconcentration éditoriales, les agents littéraires se sont multipliés dans la plupart des pays. A l’ère de la globalisation ils sont devenus des intermédiaires essentiels dans la circulation de la littérature (Sapiro; Leperlier, 202117 SAPIRO, Gisèle; LEPERLIER, Tristan. Les agents de la globalisation éditoriale. Stratégies de conquête et de résistance. Réseaux, n. 226-227, p. 127-153, 2021. https://doi.org/10.3917/res.226.0127
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). Pourtant peu d’agents littéraires représentent des écrivains ou des illustrateurs jeunesse. Il faut préciser que la plupart des agents qui affirment s’intéresser à l’édition jeunesse représentent des écrivains dont les livres sont publiés sous la catégorie young adult. Or cette dernière, comme nous l’avons déjà dit, suit de moins en moins les règles du sous-champ de l’édition jeunesse et se rapproche des mécanismes de l’édition adulte – tant par le public visé que par les logiques de commercialisation et de légitimation.

Ce faible intérêt pour la représentation d’auteurs jeunesse s’explique par les « mécanismes » propres à l’édition jeunesse évoqués par l’agent littéraire français Olivier Rubinstein : « Un auteur jeunesse m’avait demandé de le représenter. Dans un premier temps j’avais accepté. Mais j’ai rapidement dû y renoncer devant l’incapacité de vendre ses droits aux éditeurs. Je ne parvenais pas à comprendre les mécanismes du secteur jeunesse. Pour moi, c’était très différent de ce que je pratiquais au quotidien ».12 12 Propos recueillis en 2017 par l’auteur lors de la Foire internationale du livre de Francfort. Selon Corinne Marotte, co-directrice de L’autre Agence, une spécialisation est nécessaire pour représenter des auteurs jeunesse. C’est pourquoi elle a refusé de le faire : « c’est vraiment une question de culture littéraire jeunesse et je ne l’ai pas forcément, enfin je n’ai pas le temps de m’imprégner, je n’ai pas les éléments pour dire ça c’est qualitatif ou s’il y a déjà des choses similaires sur le marché français. Je peux dire j’aime ou je n’aime pas, mais ça ne suffit pas […]. La jeunesse, c’est aussi d’autres réseaux et il faut se faire accepter ».13 13 Entretien avec Corinne Marotte réalisée par l’auteur le 8 novembre 2017 à Paris. En effet, la cohérence du parcours de l’agent espagnole Isabel Marti, témoigne de cette spécialisation, souvent préalable. Initialement institutrice et psychologue, Isabel Marti a passé plus de vingt ans comme éditrice pour la jeunesse chez la maison d’édition Timun Mas avant de fonder sa propre agence littéraire spécialisée dans la représentation d’auteurs et de catalogues jeunesse :

Je viens du milieu. Je suis professeure et psychologue. J’ai d’abord commencé à travailler dans le monde de l’enseignement, en donnant des cours, puis j’ai travaillé dans le département de psychiatrie de la Croix Rouge avec des adolescents et finalement ils m’ont appelé pour faire du conseil pédagogique dans une maison d’édition [Timun Mas à Barcelone], pour faire le TEO, un personnage très connu ici. Puis la maison a été rachetée par Planeta et ils m’ont donné le département de promotion puis m’ont proposé de devenir éditrice. Jusqu’à ce que je me dise : ‘quand même, j’aimerais bien connaître l’envers du décor !’ Alors je suis partie et j’ai créé l’agence littéraire.14 14 Entretien réalisé par l’auteur avec Isabel Marti à Barcelone, le 24 mars 2017.

Parfois les spécificités du sous-champ de l’édition jeunesse peuvent être considérées comme des avantages par certains agents littéraires dominés. Selon eux, le livre jeunesse échappe en quelque sorte à l’image de relation « duelle » et « sacro-sainte » entre l’éditeur et l’auteur. Le livre jeunesse serait conçu dès le départ comme un projet collectif : écrivains, illustrateurs, graphistes, éditeurs – au moyen d’une coproduction ou d’une coédition (Guijarro Arribas, 20206 GUIJARRO ARRIBAS, Delia. Associative practices and translations in children’s book publishing: co-editions in France and Spain. In: VAN COILLIE, J.; MCMARTIN, J. (dir.). Children’s literature in translation: texts and contexts. Louvain: Leuven University Press, 2020. p. 93-110.) – et agents littéraires. Fatia Guelmane, directrice de l’Agence des livres électriques, nous livrait ainsi ce témoignage : « C’est sûr que le marché est différent et que l’éditeur jeunesse est prêt à travailler plus en collaboration. Il voit plus vite l’intérêt de travailler avec nous, comme une pièce supplémentaire pour réfléchir au projet ».15 15 Entretien réalisée par l’auteur avec Fatia Guelmane, le 27 novembre 2019. En conséquence, la représentation d’auteurs jeunesse peut être conçue comme un moyen d’accéder au champ de l’édition par des agences dominées qui revendiquent une connaissance fine du secteur.

Le travail de sub-agent, c’est-à-dire la représentation de catalogues de maisons d’édition étrangers, est réalisé par la plupart des agences littéraires au monde. Bien que la représentation de catalogues concerne tous les domaines de l’édition, les agents littéraires comptent particulièrement sur la vente de droits de traduction de livres jeunesse à l’étranger, surtout en France, où la cession de droits de livres jeunesse est la plus importante de tout le secteur de l’édition.

La règle la plus répandue à l’internationale est la délégation de ces catalogues à des agences littéraires du pays qui ont une connaissance plus approfondie du marché nationale, voire de l’aire linguistique. C’est le cas par exemple de l’agence espagnole Sandra Bruna qui a en charge la représentation de catalogues des principales maisons d’édition jeunesse britanniques ou étasuniennes pour le marché espagnol et latino-américain, comme Macmillan, Scholastic ou Amazon Children’s Publishing. Dans le cas français – où l’enjeu de la cession des droits des livres jeunesse est majeur – on observe également l’apparition d’agences littéraires spécialisées dans la représentation à l’étranger des catalogues jeunesse des maisons françaises. Il est possible de retracer le profil des agents littéraires travaillant dans ce type d’agences spécifiques. Il s’agit pour la plus grande majorité de femmes qui travaillaient auparavant en tant que chargées de droits au sein des département de cessions de droits des grandes maisons d’édition jeunesse, en France ou à l’étranger, comme Play Bac, Flammarion Jeunesse, Gallimard Jeunesse, Dorling Kindersley, etc. Ce type d’agences est en effet devenu une niche pour les chargées de droits des maisons d’édition jeunesse qui cherchaient à mieux compatibiliser leur vie familiale et leur vie professionnelle, en travaillant à domicile et en décentralisant leur lieu de travail loin des grandes capitales éditoriales.

Evidemment, les compétences linguistiques de ces agents sont fondamentales. Dans la plupart des cas, leur maitrise d’une langue étrangère est due à leur lieu de naissance ou à leurs origines familiales. La bonne connaissance de la culture d’un pays étranger et la maitrise de ses langues sont alors perçues comme un atout, notamment quand il s’agit de pays dont la pénétration est considérée « difficile » par les éditeurs. C’est le cas de Galina Grekhova, née en Russie, ancienne chargée de droits chez Play Bac, qui a créé Syllabes agency à Lyon en 2013. La connaissance du métier lui a permis d’obtenir la représentation pour le monde de catalogues de plusieurs petites maisons d’édition françaises (Editions Cépages, Le Grand Jardin, Balivernes, Le Diplodocus, etc). Mais elle fut également contactée par Hélium et Thierry Magnier (appartenant au groupe Actes Sud) ou encore par Play Bac pour la représentation de leurs catalogues en Russie. Galina Grekhova nie avoir une préférence particulière pour la vente des droits en Russie, mais elle reconnait que ses « compétences russes » sont reconnues dans le milieu.

Conclusion

En somme, l’apparition d’agents littéraires spécialisés dans la jeunesse témoigne de la professionnalisation de ces agents qui se présentent désormais comme des intermédiaires incontournables de la cession de droits de traduction. Elle révèle en même temps qu’elle s’explique par la relative autonomie du secteur jeunesse. Ce sont les spécificités propres du secteur jeunesse qu’on a pu observer malgré des phénomènes d’encastrement entre sous-champ jeunesse et champ de l’édition, ainsi qu’entre sous-champ jeunesse et marché mondial du livre. Fonctionnant donc avec des règles et des logiques propres, les acteurs développent des stratégies différenciées de celle du reste de l’édition pour favoriser la circulation, des stratégies observables par l’analyse des catégories génériques, mais qui répondent aussi à des logiques de domination culturelle et économique. Les rapports de domination qui définissent le capital symbolique des langues et des nations prennent alors une tournure quelque peu particulière dans le domaine des livres pour la jeunesse.

  • 1
    Sur les phénomes d’encastrement, voir Sapiro (2013, p. 85)12 SAPIRO, Gisèle. Le champ est-il national ? La théorie de la différenciation sociale au prisme de l’histoire globale. Actes de la recherche en sciences sociales, v. 5, n. 200, p. 85, 2013. https://doi.org/10.3917/arss.200.0070
    https://doi.org/10.3917/arss.200.0070...
    .
  • 2
    Pour la littérature adulte traduite en France, Gisèle Sapiro a observé ce phénomène d’accumulation de capital symbolique pour certaines langues dans certains genres. C’est le cas de l’allemand dans le théâtre, ou de l’espagnol et de l’hébreu dans la poésie. Voir Sapiro (2008b, p. 163)14 SAPIRO, Gisèle. (dir.), Translatio: Le marché de la traduction en France à l’heure de la mondialisation. Paris: CNRS Éditions, 2008b..
  • 3
    La fragilisation de la position du français comme langue central dans le système mondial des traductions a été étudié par Sapiro (2008c)15 SAPIRO, Gisèle. Situation du français sur le marché mondial de la traduction. In: SAPIRO, G. (dir.). Translatio: Le marché de la traduction en France à l’heure de la mondialisation. Paris: CNRS Éditions, 2008c. p. 65-107.. En ce qui concerne l’italien, la publication depuis 2006 du personnage de Geronimo Stilton et son immense succès a relancé l’intérêt des éditeurs de tous les pays pour la littérature jeunesse en italien. Pour la seule année 2016, 86 titres de Geronimo Stilton ont été traduits en espagnol.
  • 4
    Le pouvoir de consécration de Paris dans l’univers littéraire a été décrit par Pascale Casanova (2008, p. 190-198)2 CASANOVA, Pascale. La République mondiale des Lettres. Paris: Éditions du Seuil, 2008..
  • 5
    Les préjugés liés au marquage de l’âge pour les livres jeunesse selon les pays ont fait l’objet de témoignage de la part de tous les agents littéraires interrogés en Espagne et en France, dans le cadre d’une enquête collective sur la profession d’agent, financée par l’EHESS, et coordonnée par Gisèle Sapiro et Tristan Leperlier (2021)17 SAPIRO, Gisèle; LEPERLIER, Tristan. Les agents de la globalisation éditoriale. Stratégies de conquête et de résistance. Réseaux, n. 226-227, p. 127-153, 2021. https://doi.org/10.3917/res.226.0127
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  • 6
    Sur les romans destinés aux adolescents voir Guijarro Arribas (2021)5 GUIJARRO ARRIBAS, Delia. De la circulation internationale à la globalisation des normes éditoriales : Le cas des livres pour ‘adolescents’ en France et en Espagne. Réseaux, n. 226-227, p. 185-208, 2021. https://doi.org/10.3917/res.226.0185
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    .
  • 7
    Sur la construction du prestige de l’illustration française voir Guijarro Arribas (2022)4 GUIJARRO ARRIBAS, Delia. De la moralisation du livre jeunesse à sa consécration littéraire : l’émergence d’un sous-champ international. Biens Symboliques, n. 11, 2022. https://doi.org/10.4000/bssg.1242
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  • 8
    Entretien réalisé par l’auteur à Paris avec Guillaume Griffon, le 22 novembre 2018.
  • 9
    Entretien réalisé par l’auteur à Paris avec Valérie Cussaguet, le 25 octobre 2018.
  • 10
    Entretien réalisé par l’auteur à Paris avec Camille Gauthier, le 7 novembre 2018.
  • 11
    Sur les conditions professionnelles des traducteurs voir Assouline (2011)1ASSOULINE, Pierre. La condition de traducteur. Paris: Centre national du livre, 2011..
  • 12
    Propos recueillis en 2017 par l’auteur lors de la Foire internationale du livre de Francfort.
  • 13
    Entretien avec Corinne Marotte réalisée par l’auteur le 8 novembre 2017 à Paris.
  • 14
    Entretien réalisé par l’auteur avec Isabel Marti à Barcelone, le 24 mars 2017.
  • 15
    Entretien réalisée par l’auteur avec Fatia Guelmane, le 27 novembre 2019.

Referências

  • 1
    ASSOULINE, Pierre. La condition de traducteur Paris: Centre national du livre, 2011.
  • 2
    CASANOVA, Pascale. La République mondiale des Lettres Paris: Éditions du Seuil, 2008.
  • 3
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  • 4
    GUIJARRO ARRIBAS, Delia. De la moralisation du livre jeunesse à sa consécration littéraire : l’émergence d’un sous-champ international. Biens Symboliques, n. 11, 2022. https://doi.org/10.4000/bssg.1242
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  • 18
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  • 19
    SYNDICAT NATIONAL DE L’EDITION – SNE. Repères statistiques, l’édition jeunesse : France et international 2016-2017. Paris: Syndicat national de l’édition, 2018b.

Publication Dates

  • Publication in this collection
    28 Apr 2023
  • Date of issue
    2023

History

  • Received
    13 July 2022
  • Accepted
    06 Jan 2023
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