Acessibilidade / Reportar erro

Quand un virus prend place: quelques réflexions géographiques sur la pandémie Sars-Cov-2

Résumé

La pandémie de Sars-Cov-2 semble avoir pris de court la plupart des autorités politiques et sanitaires, en raison de la rapidité de la diffusion du virus et de la nécessité de la contrôler par des mesures de confinement strict, sans équivalent en temps de paix à une échelle planétaire. Comment appréhender le “succès” du pathogène en termes géographiques? Cet article se propose de montrer que la pandémie s’est construite à partir des caractéristiques mêmes du système-Monde urbanisé. Ce sont en effet les conditions de l’urbanisation globale qui seules peuvent expliquer la cinétique et l’exhaustivité géographique de l’épidémie de Covid-19. Le texte tente également de comprendre comment s’établissent les différentiations spatiales locales et régionales d’un tel phénomène global et propose in fine une lecture de la pandémie à la lumière du paradigme de l’anthropocène.

Mots-clés:
Urbanisation planétaire; Pandémie; Hyper-spatialité; Synchorisation; Anthropocène

Resumo

A pandemia de Sars-Cov-2 parece ter surpreendido a maioria das autoridades políticas e sanitárias, em razão da velocidade da difusão do vírus e da necessidade de controlá-la por medidas estritas de confinamento, sem precedentes em tempo de paz na escala planetária. Como apreender o “sucesso” do patógeno em termos geográficos? Este artigo objetiva mostrar que a pandemia se construiu a partir das próprias características do sistema-Mundo urbanizado. Com efeito, só as condições da urbanização global podem explicar a cinética e a exaustividade geográfica da epidemia de Covid-19. O texto visa também compreender como se estabelecem as diferenciações espaciais locais e regionais de tal fenômeno global e propõe, finalmente, uma leitura da pandemia à luz do paradigma do antropoceno.

Palavras-chave:
Urbanização planetária; Pandemia; Hiperespacialidade; Sincronização; Antropoceno

Abstract

The Sars-Cov-2 pandemic seems to have surprised most political and health authorities by the speed that the virus spread and the need to control it through strict confinement measures, unprecedented in peacetime on a global scale. How can we understand the ‘success’ of the pathogen in geographical terms? This article aims to show that the pandemic was built from very specific characteristics of the urbanized world-system. Effectively, only the conditions of global urbanization could explain the geographical kinetic and exhaustiveness of the Covid-19 pandemic. The article also aims to understand how local and regional spatial differentiations of such phenomenon is established and, finally, proposes an interpretation of the pandemic, considering the anthropocene paradigm.

Keywords:
Planetary urbanization; Pandemic; Hyperspatiality; Synchronization; Anthropocene

L’intérêt de la géographie pour les pathogènes s’explique aisément : il s’agit d’actants dont l’intervention est intrinsèquement spatiale, puisqu’ils se diffusent « dans » l’étendue via les contacts entre les hôtes qu’ils contaminent - et ce faisant ils contribuent à agencer l’espace social spécifique d’une maladie contagieuse. La géographie s’est d’ailleurs servie des épidémies pour conceptualiser et modéliser le processus de diffusion1 1 CF. par exemple le très fameux livre de Peter Gould, The Slow Plague: a geography of the AIDS pandemic, Oxford, Blackwell Publishers, 1993. et l’épidémiologie est pour partie partie une science de la diffusion des affections.

Rappelons qu’un virus n’est pas une entité vivante comme une bactérie, car il a besoin d’un corps à infecter pour se démultiplier et passer ensuite à un autre organisme vivant (humain, animal, végétal). Sans cela, la capside de protéine qui enserre un peu de matériel génétique (ici de l’ARN) ne subsiste pas longtemps. Le virus est en lui-même contraint à « exister » en se déplaçant, son « agentivité » s’avère donc 100% géographique (s’il ne bouge pas il disparaît) et c’est cela qui explique que lutter contre lui oblige à des réponses elles-aussi géographiques : le confinement, la distanciation entre les humains qui risquent de se transmettre la maladie, l’arrêt des mobilités, la quarantaine.

Cela posé, même pour les spécialistes attentifs à ces phénomènes depuis longtemps, la force d’intervention du virus Sars-Cov-2 a été, et demeure, reconnaissons-le, sidérante : « il » (en précisant que cette troisième personne du singulier est une fiction, qui permet de parler de ce micro-organisme transitoire de manière commode mais erronée, tant il est vrai que ce « il » consiste toujours en une multitude virale qui investit le corps de chaque hôte et qui croît de manière infini à mesure que la pandémie progresse) a réussi à gripper, c’est le cas de le dire, le système-Monde en deux temps, trois mouvements2 2 Ce texte reprend quelques-unes des analyses développées dans Chroniques de Géo’virale, Lyon, 205 éditions, 2020. . Nous demeurons encore un peu incrédules face à ce qui nous est arrivé, constatant que la paralysie s’est installée partout et que, alors que l’Europe se déconfine à peine, suite à la seconde vague pandémique, des sous-continents entiers continuent de subir des entraves sévères à la vie « normale » des habitants. En quelques semaines, un micro-organisme transitoire, inconnu au bataillon, a réussi à s’imposer durablement comme opérateur géopolitique global et à agir bien au-delà de son ordre de grandeur qui est celle des corps qu’il contamine et bien au-delà aussi de sa sphère immédiate d’action qui est celle des organismes infectés, pas celle des mobilités, des activités de production et des marchés mondiaux, ni celle des politiques monétaires des banques centrales.

Un système renforcé.

Selon moi, la puissance de la «performance»3 3 Il faut entendre ici le mot dans un sens inspiré (librement !) de la linguistique. Dans cette discipline, très schématiquement, une partie des spécialistes considèrent que les énoncés produits par les individus dans et pour leurs actes ne ressortissent pas seulement au domaine du constatif, c’est-à-dire du mode qui enregistre un état du monde, mais aussi à celui des performatifs, qui ajoutent au monde un état. Je reprend cette idée (trouvée notamment dans les travaux de Catherine Kerbrat-Orechionni) et la transpose pour considérer que le géographe doit être attentif aux effets sociaux de l’intervention de tout « opérateur spatial» (toute entité qui opère des actes spatiaux, ce qui est le cas des pathogènes), donc à cerner sa « performance ». Le virus Sars-Cov-2 a bel et bien ajouté un état inédit au système-Monde. du virus tient à ce qu’il a tiré pleinement parti des caractéristiques du Monde contemporain. Pour le comprendre, il faut d’abord rappeler ce qu’est, de mon point de vue, le Monde: un nouveau mode de spatialisation des sociétés humaines, une mutation dans l’ordre de l’habitation humaine de la planète - et c’est pourquoi il est judicieux de l’écrire avec une majuscule, pour réserver le mot avec minuscule à ce qui ressortit au mondain, au social4 4 Michel Lussault, L’avènement du Monde. Essai sur l’habitation humaine de la terre, Paris, Le Seuil, 2013. . Une révolution, d’ampleur comparable à celle du néolithique, ou à la révolution industrielle - deux grandes périodes lors desquelles les humains ont installé des cadres d’existence radicalement neufs. Et cette fois-ci, il s’agit d’une révolution urbaine: l’urbanisation généralisée, enclenchée dans sa phase la plus active après 1950, avec une accélération depuis 1990 et sans doute une autre après 2010, est la principale force instituante et imaginante du Monde contemporain, elle est tout à la fois mondialisée et mondialisante. Force instituante, parce qu’elle arrange de nouvelle façon les réalités matérielles, humaines et non humaines, construit les environnements spatiaux des sociétés. Imaginante, parce qu’elle installe les idéologies, les savoirs, les imaginaires et les images constitutifs de la mondialité.

L’urbanisation mondialisée et mondialisante n’est pas plus pensable totalement à partir de la seule statistique (même si franchir le seuil de la moitié de la population de la terre considérée comme urbaine au début du XXIème siècle est un jalon significatif du processus), qu’elle ne l’est à partir de la simple expansion topographique et matérielle des villes : une critique est nécessaire des approches strictement démographiques et « partitionnelles » - qui abordent les choses sous l’angle des relations ville-campagne5 5 Cf. Neil Brenner and Christian Schmidt, « The « urban age » in question », International Journal of Urban and Regional Research, vol 38-3, 2014, 731 -755. Neil Brenner, Debating planetary urbanization: For an engaged pluralism, Environment and Planning D: Society and Space, Vol 36-3, 570-590. Notons qu’une bonne partie des études urbaines francophones a depuis longtemps identifié cette nouveauté (depuis la fin des années 1960), même s’il est de bon ton de sous-estimer son apport, puisqu’il ne s’est pas écrit en anglais. . Car l’urbanisation consiste essentiellement en un remplacement des modes d’organisation des sociétés et des formes de vie qui furent jadis dominants par de nouveaux modes et formes de vie : ceux de l’urbain globalisé, au sein duquel l’économie est nouvelle, les structures sociales et culturelles connaissent des mutations profondes, les temporalités, les espaces et les spatialités sont bouleversées, un environnement bio-physique spécifique est créé. En quelques générations, Homo sapiens est bel et bien devenu Homo urbanus6 6 Thierry Paquot, Homo urbanus. Essai sur l’urbanisation du monde et des mœurs, Paris, Editions du Félin, 1990. . Le terrien d’aujourd’hui, où qu’il demeure, habite la Planète en urbain.

Ainsi, un Monde s’est installé via l’urbanisation ; il constitue l’état contemporain de l’écoumène terrestre - l’écoumène étant le concept qui désigne l’espace de vie spécifiquement créé par et pour l’espèce humaine, donc la Terre en tant que Planète habitée - qui diffère de tout ce qui a précédé. La mondialisation ne procède pas d’une simple accentuation de l’internationalisation, mais instaure un englobement de taille planétaire (alors que les mondes d’antan s’avéraient des globalités de taille infra-terrestre) qui agence de manière inédite les réalités et s’impose comme un attracteur pour l’ensemble des phénomènes sociaux et culturels. Le Monde de 2020, beaucoup plus encore que celui du début du siècle, constitue un système7 7 Il n’est pas ici nécessaire d’insister longuement sur l’antériorité de la pensée du Monde en tant que système par la géographie francophone. En ce qui me concerne, je m’inscris dans la filiation des approches emblématisées en son temps par ce livre important de Marie-Françoise Durand, Jacques Lévy et Denis Retaillé, Le monde espace et système, Paris, FNSP, 1992. d’une très grande complexité cumulative qui déploie spatialement et relie des réalités hétérogènes qui ressortissent aux champs individuel, social, biologique, physique - raison pour laquelle on ne peut pas réduire le système-Monde à un système physique, pas plus le penser et le modéliser comme tel. Nous avons construit, nous les humains, une réalité géo-historique où tout est interagissant, et où plus aucun phénomène n’est indépendant des myriades de phénomènes qu’il active en retour dès qu’il se manifeste.

Je pense que cette « systématique » s’est considérablement accrue depuis 20 ans, en raison même de ce que la phase la plus récente du capitalisme mondialisé a promu : notamment, une montée en puissance inédite des logistiques, un nouvel empire de la connexion numérique généralisée, un « dégroupage » 8 8 Je reprends ce terme de Pierre Veltz, qui a depuis les années 1990, insisté sur le processus de mondialisation de l’industrie lié à cette capacité de bouleverser les géographies des espaces productifs. Cf, notamment La société hy,per-industrielle. Le nouveau capitalisme productif, Paris, Le Seuil (La République des Idées) 2017. des chaines de production dans un contexte d’hyper-industrialisation qui voit le nombre de biens manufacturés croître sans cesse et la géographie économique se redistribuer en permanence, une accentuation inouïe du rôle de la rente foncière et immobilière dans le drainage et la fixation d’actifs financiers en expansion infinie et en circulation permanente, qui s’est traduite par des bouleversements des paysages urbains sans équivalents dans l’histoire (avec l’apparition partout des Sky Lines9 9 Cf. Manuel Appert et Christian Montes, « The metropolitan skyline: researching the vertical dimension in urban morphology », Urban Morphology 18(1), 2015, 75-77. et la multiplication des hyper-lieux marqueurs de la mondialité, comme les Malls, les aéroports, les parc d’attractions10 10 Cf. Michel Lussault, Hyper-Lieux. Nouvelles géographies de la mondialisation, Paris, Le Seuil, 2017. ), un incroyable développement du tourisme national et international, dont les flux sillonnaient jusqu’il y a peu encore la planète, une prégnance nouvelle des réseaux sociaux et des médias d’information en continu dans l’établissement d’une scène publique mondiale.

Tout cela a conforté des acteurs globaux, prompts à soumettre à leurs intérêts les gouvernements locaux, nationaux et même mondiaux. Qu’on songe par exemple aux capacités d’influences des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) au rôle des plates-formes comme Uber ou Airbnb, aux capacités d’actions des fonds d’investissements et des banques, au rôle des grands groupes logistiques, technologiques, aéronautiques, automobiles, agro-industriels, chimiques, pharmaceutiques. Partout les lobbys prospèrent et les lobbyistes ont pignon sur rue. Notons que lesdits gouvernements ne furent pas difficile à convaincre et à enrôler (et parfois à acheter), captivés qu’ils furent - et restent ?- par le chant de sirènes des promoteurs de l’imagination dominante de la World City11 11 Cf. Michel Lussault, « L’imagination géographique de la « World City » », in Michel Lussault et Olivier Mongin (dir.), Cultures et créations dans les métropoles-monde, Paris, Hermann, 2016, 378 pages, p. 23-45. .

Le « succès » épidémique du SARS-Cov-2 démontre ce renforcement de la systématicité des relations entre les composants du Monde. Le pathogène s’avère totalement dépendant du passage de corps en corps pour pouvoir subsister, il lui faut un champ d’expansion constitué de nombreuses personnes proches et/ou connectées à infecter. Il l’a trouvé aisément grâce aux caractéristiques spatiales de la Terre urbanisée, dont il a tiré profit. Depuis que l’humanité existe, elle a rencontré bien des virus plus meurtriers que le SARS-CoV-2 - ceux de la grippe espagnole de 1918-1919 ou de la grippe 1958-1959, par exemple. Si, aujourd’hui, le coronavirus provoque un collapsus planétaire, ce n’est pas parce qu’il est plus dangereux que les autres, c’est parce qu’il exprime à quel point le Monde est devenu un buissonnement de liens d’interdépendances12 12 Il est aussi probable que cette crise pandémique révèle à quel point dans les sociétés contemporaines mondialisées, la question de la « bonne santé » est devenue une préoccupation majeure des groupes sociaux dominant, notamment, et la mort en vient presque à faire figure d’inacceptable perspective. . Dès que quelque chose advient quelque part, cela déclenche des réactions partout où des tensions sont activées par cette advenue et les effets peuvent être sans commune mesure avec l’impulsion initiale - ce que nous venons de subir. De ce fait même, plus aucun phénomène n’est insignifiant, le moindre recèle un potentiel imprévisible.

Soyons diplomates !

La diffusion du virus prouve également que rien n’échappe à l’urbanisation qui a installé le milieu référentiel de toute vie, humaine et non humaine et d’ailleurs dans les espaces urbanisés l’entrelacement entre les tous les vivants humains et non humains est manifeste même si on tend à l’oublier. Il est plus que vraisemblable que la pandémie constitue un indice probant des effets des bouleversements de l’économie géographique relationnelle entre les entités vivantes, en raison de la mutation des écosystèmes impulsée par l’urbanisation. Les rapports d’emplacements et de distances entre les humains et les non humains, donc leurs « géopolitiques », stricto sensu (c’est-à-dire la dimension politique de leurs luttes de places), et leurs « diplomaties » (donc les imaginations instuantes des modalités possibles des régulations des dites relations), ont été ces dernières décennies totalement reconfigurées par la dynamique de la mondialisation. Je reprends ici le terme de diplomatie avec une inspiration qui est celle du philosophe Baptiste Morizot13 13 Cf. notamment : Les diplomates, cohabiter avec les loups sur une nouvelle carte du vivant, Marseille, Wild Project, 2018. , qui envisage, à partir de l’analyse du retour du loup en France, de redonner à celui-ci un rôle effectif d’habitant d’un espace dont le partage est problématique avec d’autres « agences » (humaines et non humaines). Pour Baptiste Morizot, la seule façon d’éviter de verser dans une guerre des uns contre les autres est d’énoncer un nouveau récit de « cohabitation diplomatique », non pas un métarécit surplombant, mais une narration performative qui supporte une cartographie acceptable des co-existences sur des territoires humains et non humains entremêlés14 14 Il faut souligner l’intérêt des approches des philosophes et anthropologues de l’environnement qui tentent d’analyser ces entrelacements entre vivants. Elles permettent d’engager des réflexions avec les géographies qui abordent la question de l’habitation humains et/ou celle des territoires et des territorialités. Cf. Par exemple, Vinciane Desprets, Habiter en Oiseau, Arles, Actes Sud, 2020, ou Anna Lovenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde : sur la possibilité de vie dans les ruines du capitalisme, Paris, La Découverte, 2017 (traduction de The Mushroom at the End of the World, 2015). . Je trouve cette approche très stimulante et y ajoute une insistance plus grande que celle de l’auteur sur ce que j’appellerai la dimension « géopolitique », c’est-à-dire la prise en compte de l’expression des diplomaties en inter-spatialités effectives et concrètes (donc en arrangements d’espaces), qu’elles soient conflictuelles ou non. Il me semble que ce couple, en tension, géopolitique-diplomatie, peut permettre d’appréhender de manière stimulante la cohabitation de l’écoumène terrestre par les humains et les non-humains, à toutes les échelles. Il s’agit à mon sens d’un véritable programme de travail pour les sciences sociales, et notamment les études urbaines, à l’heure de l’entrée dans l’anthropocène.

On comprend aisément qu’il est possible d’appliquer cette lecture aux interactions spatiales entre le coronavirus de la Covid 19 - qui va à l’évidence continuer de circuler quelque temps (même si l’arrivée de vaccins efficaces changera quelque peu la dynamique de la pandémie) et de se « résidentialiser » dans des « foyers » -, et ses hôtes et non-hôtes humains. Ces interactions sont évidemment contraintes, mais on peut les orienter de manières très différentes selon le type de « diplomaties » et de « géopolitiques » choisies, comme en témoignent les différentes manières d’aborder le confinement et les contraintes de circulation à travers le Monde. Entre ce qui s’est pratiqué en Corée du Sud, ou au Japon, en Italie ou en France, en Allemagne ou aux Etats-Unis, au Brésil ou au Danemark, etc., ce ne sont pas tant des différences d’approches sanitaires qu’on a pu observer que l’instauration de régimes diplomatiques et géopolitiques à chaque fois spécifiques, qui s’appuient toujours sur une certaine vision, une manière de raconter l’histoire des liens entre les humains et les pathogènes et une façon de concevoir les dispositifs spatiaux permettant d’entretenir et de réguler les relations.

C’est ainsi qu’on peut, par exemple, comprendre la recherche de l’anthropologue Frédéric Keck15 15 Frédéric Keck, Les sentinelles des pandémies. Chasseurs de virus et observateurs d’oiseaux aux frontières de la Chine, Paris, Zones Sensibles, 2020. lorsqu’il examine les façons dont des Etats ou des territoires comme Singapour, Taiwan, Hong Kong ont préparé la gestion d’une pandémie de type grippe aviaire, à partir de leur expérience des épizooties originaires du réservoir viral de la Chine continentale. Cette préparation repose sur la mise en place d’un réseau d’alerte où des non humains, à savoir des oiseaux, sont voués à indiquer, en devenant infectés, l’arrivée d’un virus destructeur. Là des humains, notamment ceux engagés dans des sociétés ornithologiques qui observent les oiseaux, enrôlent des non humains, dans une géographie du guet qui vise à permettre de gérer au mieux l’entrée sur un territoire d’un autre agent non-humain. Le dispositif de sentinelle, au service du collectif, est formé de cet agencement. On tient là des mises en espaces et des répertoires de spatialités particulièrement subtils et apparemment efficaces. Et il n’est pas illégitime de penser que ce type de préparation, qui imprègne la société tout entière, a permis à ces contrées de gérer de façon plus efficace l’actuelle pandémie en raison de l’accoutumance des individus au commerce avec les micro-organismes pathogènes et au développement d’une stratégie « immunitaire » idoine - le mot immunité étant à entendre comme désignant l’ensemble des modalités de prise en charge par un groupe spatialisé de ses relations avec l’extérieur et de traitement des phénomènes d’entrée et de sortie des agents allogènes.

Synchronisation et synchorisation

Si l’on revient à la diffusion épidémique, on constate que le virus a prospéré d’abord là où les concentrations de populations sont fortes (lors de l’expansion de la maladie, des espaces moins denses et peuplés finissent par être concernés, notamment via les pratiques de tourisme, de loisir et les déplacements professionnels) et, surtout, les liens sociaux intensément activés - ce qui explique que le critère de densité ne soit pas absolu (cf.infra). La carte de son implantation première, c’est la carte des agglomérations urbaines. Au sein même des espaces touchées, l’épidémie a trouvé des foyers virulents dans des lieux de rassemblement marqués : temples, églises, stades, carnavals, marchés couverts. Notre virus s’épanouit là où la coprésence est notable et l’interaction sociale intense - c’est-à-dire l’urbanité forte. La géographie du virus suit celle de l’urbanisation et surtout emprunte les réseaux relationnels que celle-ci installe.

Car notre Sars-Cov-2, comme beaucoup d’entités opportunistes, se montre parfaitement adapté à la « mobilisation générale » qui est fondamentale dans le système Monde, où tout et tout le monde circule tout le temps, partout et par tous les moyens. Il se comporte comme le moustique tigre par exemple, un grand voyageur qui suit les lignes des transports des individus et des marchandises. Si les êtres humains ont toujours eu la bougeotte, comme on l’observe dès la préhistoire, l’urbanisation contemporaine a provoqué une véritable explosion des mouvements : pour chaque individu, se mouvoir est une activité et une valeur sociale fondamentales. N’oublions pas que la croissance de la population mondiale ne se démentant pas, il y a toujours plus d’habitants qui aspirent à bouger plus et à consommer des objets et des services qui exigent eux-aussi pour être disponibles des déplacements de plus en plus nombreux.

Ainsi, le virus est devenu un passager planétaire, qui emprunte tous les modes de déplacement possible en accompagnant ses hôtes qui le transportent et lui font franchir les frontières. Il a beaucoup pris l’avion, mais pas que. Il a bénéficié de toutes les combinaisons mobilitaires que les humains composent désormais de façon ordinaire - chaque individu est devenu un logisticien de sa vie quotidienne. En ce sens, il est normal que le tourisme a été un véhicule idéal de diffusion tant il s’est mondialisé (il contribue même à l’accentuation systémique de cette mondialisation) et massifié : c’est une activité du grand nombre et de la proximité.

Le Sars-Cov-2 a joui de « l’hyperspatialité » qui s’est imposée comme un principe de la mondialité16 16 Cf. Pour une présentation plus précise de l’hyperspatialité et de l’hyperscalarité, M. Lussault, Hyper-lieux.op.cit. : tout opérateur spatial qui se tient quelque part et/ou se meut est, en raison de l’importance des mobilités et des communications numériques, potentiellement connecté et au contact matériel ou/et immatériel à un nombre indéfini d’autres. Le virus s’est épanoui sans délai avec cette hyperspatialité qui a assuré l’empan mondial de l’épidémie, en lui permettant de s’épancher rapidement hors de son lieu circonscrit initial et a permis le forçage adaptatif du système spatial qui explique que la diffusion virale puisse provoquer une crise globale qui excède de beaucoup le seul champ sanitaire.

L’hyperspatialité permet de comprendre ce que j’appellerai « l’hyperscalarité » de Sars-Cov-2 : il est actif à toutes les échelles synchroniquement. C’est pourquoi il est présent et agissant à la fois et dans le même temps à son échelle de micro-organisme, tout occupé à assurer sa viabilité, à l’échelle de chaque corps qu’il infecte, à l’échelle des aires urbaines où l’épidémie se diffuse, à l’échelle de l’Etat qui organise le confinement en parade à cette expansion accélérée et généralisée, à l’échelle du Monde sous stress devant l’avancée inexorable et fulgurante de la pandémie, mise en scène via les cartographies en temps réel et les graphiques de la croissance exponentielle de la diffusion de la pathologie. La géographie du virus consiste en cet arrangement de tous ces espaces de grandeurs et de logiques internes complètement différentes qui se trouvent ajustés par l’opération virale, hyperspatiale et hyperscalaire, et qui synchronise tout autant qu’il « synchorise ».

Je reprends ici, en l’infléchissant quelque peu, le concept de synchorisation, créé et développé par Boris Beaude à partir du grec chora (qui désigne l’espace existentiel par opposition au topos qui est l’espace positionnel) et de syn (qui signifie commun), pour définir le pendant spatial de la synchronisation17 17 Cf. Boris Beaude, « Synchorisations réticulaires », in Valérie Schaefer (dir.), Temps et temporalités du Web, Presses Universitaires de Paris Ouest (PUPO), Paris, pp. 28-52. . L’épidémie synchronise, donc, puisqu’elle assure la concordance de temps très différents : celui de chaque virus est très court, ne l’oublions pas et n’a rien à voir dans l’absolu avec celui des cycles économiques, ou celui de l’urbanisation etc. Pourtant tout cela se noue dans une configuration temporelle qui est celle de la pandémie. Et la diffusion du Covid « synchorise » puisqu’elle agence des espaces dissemblables - et qui le restent, car cet agencement ne fait pas disparaître leurs différences. La pandémie révèle l’importance de ce couple synchronisation/synchorisation, qui me paraît au centre du fonctionnement actuel du Monde, ce qui explique que même la dialogique local-global doit être aujourd’hui complexifiée.

La crise sanitaire que nous traversons permet de réaliser la puissance déconcertante des interactions dans un système Monde où la relationnalité est une constante. Car, il n’existe pas une chaine causale directe simple et mécanique entre l’infection du premier patient par virus et la crise mondiale. Il y a même une incommensurabilité apparente entre le micro-organisme qui infecte un corps et le macro-marché globalisé qui se trouve paralysé in fine. Le virus ne provoque pas directement l’arrêt du fonctionnement du Monde, il n’a pas un super pouvoir de méchant dans un film Marvel (et il n’y a pas de super héros qui pourrait l’arrêter). Ce qu’il fait en revanche, c’est qu’en devenant vecteur d’épidémie, d’abord en Chine, dans la région de Wuhan, il a provoqué des boucles de rétroactions puissantes qui ont rapidement fait passer des « seuils critiques » (ce que les anglophones nomment des tipping points, des « points de basculement ») à des sous-ensembles du système spatial : ici par exemple, lorsque des paliers de nombres de malades sont atteints et que la courbe de croissance des cas et des décès devient non arithmétique mais géométrique, des seuils sont franchis en terme de géographie de la contamination et tout bascule, des espaces géographiques deviennent le siège d’une maladie qui s’y nourrit d’elle-même, comme on l’a constaté à Wuhan, en Lombardie, autour de Mulhouse, de Madrid, à New York, etc. Des foyers épidémiques d’une telle importance apparus, le système est brouillé et la peur devient un ingrédient essentiel, les décisions politiques de confinement et de restriction s’enchainent et se renforcent mutuellement, les rétroactions s’accentuent plus encore, dérèglent des fonctionnements de régions entières, brident immédiatement les réseaux de relations nationales et globales et engagent le Monde dans une situation où plus rien ne paraît aisément contrôlable et encore moins rapidement réversible.

L’état du système change alors très rapidement : on était parvenu tant bien que mal (après l’alerte de 2008) à le maintenir pas trop mal orienté (selon les standards économiques dominants) et patatras ! L’expansion du virus a provoqué une émergence systémique inédite, qu’il n’était pas possible de prédire - notre époque est celle de l’incertitude, il va falloir faire avec ; elle est advenue de manière contingente, même si on pourra rétrospectivement découvrir ses conditions de possibilité. Toutefois on pouvait/devait savoir que la probabilité de ce genre d’enchainement était non nulle et s’y préparer - préparation qui a tant fait défaut dans la plupart des pays, sauf là où les enseignements d’épisodes précédents avaient été intégrés dans les dispositifs ad hoc.

L’infection du patient 0, dans l’anonymat d’une épidémie encore en germe, c’est un peu l’équivalent, si l’on accepte une analogie qui pourrait être réfutée du strict point de vue de la théorie des systèmes chaotiques, du battement d’aile de papillon évoqué par Edward Lorenz lors d’une conférence célèbre prononcée en 1972 intitulée : « Prédictibilité : le battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? ». Ici, l’accroche des spicules du virus à la muqueuse d’un individu va provoquer une crise mondiale. Lorenz théorisait « l’effet papillon », nous observerions aujourd’hui un « effet virus ».

Un Monde global de différences spatiales

On peut donc soutenir l’idée que l’origine de la puissance de la performance du virus est avant tout « géographique » car il tire parti des caractéristiques spatiales du monde urbanisé. Cependant une telle configuration épidémique globale ne doit pas empêcher d’être attentif aux spécificités régionales et locales de déploiement de l’épidémie. Il est encore difficile d’analyser précisément et de comprendre les différences très importantes qui ont été observées. Mais il paraît plausible que les modalités de l’urbanisation propres à une contrée donnée jouent un rôle. Si l’on s’arrête sur le cas de la Lombardie et de la Vénétie, où l’impact de la maladie, lors de la « première vague » épidémique a surpris par son ampleur, on constate que ce vaste périmètre forme une méta-organisation urbaine complexe qui associe, schématiquement :

  • (i) de nombreuses villes anciennes souvent dynamiques, attractives, quoique de tailles très différentes, égrenées régulièrement d’Ouest en Est, parallèlement au fleuve Pô, de Milan à Venise, chacune au caractère marqué et constituant un foyer d’une large périurbanisation locale « autonome » ;

  • (ii) des espaces d’activités très étendus, déployés quasiment en continu de part et d’autre de l’autoroute A4 et de la voie ferrée - axes structurants de tout cet ensemble Lombard et Vénète, desservi par un maillage serré de voies de communication - et scandés par des hyper-lieux (aéroports, centres commerciaux) et des « clusters » industriels et productifs majeurs ;

  • (iii) des aires urbanisées qui s’étalent très largement aux marges nord et sud de ces deux premiers espaces axiaux, jusqu’à de grandes distances, ainsi que dans les « creux » qu’ils laissent subsister. On découvre là des périmètres plus interstitiels, diffus, poreux, (notamment vers les Alpes), marqués par l’agriculture, en même temps que très connectés aux deux autres (i et ii). Par exemple Bergame, une des polarités urbaines importantes (tant par le rayonnement de sa fameuse Città Alta perchée sur un mont, que par celui du gigantesque Mall Oriocenter, situé en contrebas qui jouxte l’aéroport spécialisé dans les vols low cost, vite devenu un point d’entrée touristique majeur en Italie), est très reliée depuis des lustres à des confins, au Nord, déjà montagnards et agro-pastoraux mais pas enclavés.

Voilà un grand territoire paradoxal et équivoque, multicentrique et éparpillé, dense et diffus, homogène et hétérogène, où les interconnexions internes et externes sont très fortes. Véritable centre de gravité économique de la péninsule et une des régions les plus productives d’Europe, intégrée aux dispositifs de production globalisés, il est sillonné en permanence par des flux de personnes, de marchandises, de données. Les villes y sont des creusets historiques d’une sociabilité intense, à la fois intra et interfamiliale, inclusive des enfants et des personnes âgées, où la proximité et la civilité de contact sont valorisées - et cela compte pour beaucoup dans l’établissement de cette ambiance et de cette culture incomparable de la città, au fondement de l’attrait qu’exercent la Lombardie et la Vénétie.

Le tourisme national et international est important au sein de ce système régional, en raison de la concentration de cités patrimoniales parmi les plus réputées au Monde et du prestige de grands évènements culturels (biennales, triennales) et « créatifs » - rappelons que Milan, métropole mondiale, draine un tourisme très lié à la mode et au design. Les visiteurs asiatiques et chinois sont légion, ce qui donne du crédit à l’hypothèse d’une introduction touristique précoce du virus, redoublant celle liée aux activités manufacturières et commerciales. La lente progression souterraine de la maladie aurait préparé sa flambée, à partir de la mi-février. A cet égard, les matchs de football (pas seulement ceux de la série A), dont on sait l’importance et la popularité dans ces secteurs, auraient également été particulièrement favorables aux contaminations simultanées de nombreuses personnes.

Par ailleurs, si l’on observe que des foyers épidémiques se sont déclarés dans des villes secondaires, souvent petites et apparemment un peu à l’écart, elles s’avèrent en réalité toujours reliées aux aires majeures et aux hyper-lieux qui polarisent le système18 18 Emanuella Casti et Fulvio Adobati (dir.), « Pourquoi Bergame ? Analyser le nombre de testés positifs au COVID 19 à l’aide de la cartographie. De la géolocalisation du phénomène à l’importance de sa dimension territoriale. », volet 1 et volet 2 Antropocene2050, Ecole Urbaine de Lyon. https://medium.com/anthropocene2050/pourquoi-bergame-5b7f1634eede (volet 1) & https://medium.com/anthropocene2050/pourquoi-bergame-analyser-le-nombre-de-testés-positifs-covid-19-à-laide-de-la-cartographie-7950cd0b452c (volet 2). . Ajoutons une population vieillissante, notamment celle des villes secondaires précitées, donc très exposée à la surmortalité liée à la Covid 19, et des dispositifs hospitaliers publics solides mais sous-dimensionnés pour faire face à un tel phénomène, les ingrédients sont réunis pour une épidémie brutale, qui a trouvé un « milieu urbain » propice en raison de l’intensité relationnelle qui le caractérise. On soulignera cependant que les caractères qui pourraient expliquer cette exposition accrue de la Lombardie et, dans une moindre mesure, de la Vénétie à la pandémie sont également ceux qui leur confèrent en période ordinaire son urbanité et son dynamisme. Les craintes du moment ne devraient pas pousser à condamner définitivement des configurations historiques, spatiales et sociales qui ont fondé des cultures citadines spécifiques. La même prudence en matière d’extrapolation et de prospective serait au demeurant utile pour ce qui est de l’avenir du système-Monde dans son intégralité.

Au-delà de cet exemple particulier si l’on tente de dégager des constantes dans l’analyse des différences interrégionales et locales prises par l’épidémie, les particularités de chaque cas procéderaient selon moi d’une combinaison de 5 facteurs principaux (qui sont eux-mêmes multifactoriels) : je les présente dans un ordre qui n’est pas hiérarchique et de manière très succincte, afin de les soumettre à une première discussion.

  • (1) Les modalités d’introduction et de diffusion du virus dans un espace donné sont importantes et hétérogènes. Le virus ne pénètre pas dans tous les territoires de la même façon, avec la même charge (et cette question de l’importance de la charge virale, qui peut varier beaucoup selon les personnes, prend une importance accrue à mesure que progressent les études), le même potentiel épidémique, la même dynamique. A ce sujet, soulignons à nouveau le rôle du tourisme international et national qui est vecteur d’introduction particulièrement efficace y compris dans des périmètres distants des centres majeurs. On a pu ainsi montrer que Wood River Valley, une communauté de 22 000 habitants au centre de l’espace de l’Idaho attractif pour ses stations de sport d’hiver, avait connu un taux de contamination supérieur à New York City. On pourrait multiplier de tels exemples, dans les Alpes, par exemple.

On doit aussi rappeler le rôle des foyers épidémiques liés à des concentrations exceptionnelles d’individus : temples, stades, fêtes. Tous ces lieux de rassemblement et de contacts ont permis à la fois une contamination simultanée d’un grand nombre de personnes et des diffusions rapides. Dans ce type de circonstances, on a pu observer le rôle de personnes appelées les « super-diffuseurs » (« Superspreaders »), à savoir des individus qui en contaminent des dizaines d’autres à la faveur de réunions où ils entrent en contact physique avec un grand nombre de personnes. Ici, des moments de lieux-évènements comme des messes évangéliques (où la communion entre les fidèles exige des embrassades et des chants passionnés qui, on le sait aujourd’hui, sont des diffuseurs d’aérosols porteurs de virus) où les soirées en night-club, ou encore les fêtes familiales, les kops de football, paraissent particulièrement propices à l’apparition de ces véhicules de superdiffusion - le virus s’invitant dans les déplacements des individus de retour de leur rencontre, qui vont ainsi disperser l’infection à très vaste échelle.

  • (2) Les caractéristiques socio-démographiques d’une population sont essentielles à prendre en compte (taux de personnes âgées, prévalence de pathologies, structure sociale et familiale, inégalités sociales et raciales, etc.). L’épidémie n’est absolument pas insensible aux inégalités sociales, elle les place même sous une lumière crue. Ainsi, aux Etats Unis, les afro-américains furent particulièrement exposés à la maladie et notamment à ses formes graves, tout en connaissant des difficultés d’accès aux établissements de santé. Des commentateurs ont pu d’ailleurs mettre en relation ce phénomène et la vigueur de la réaction des populations afro-américaines et plus généralement des minorités raciales et sociales à l’assassinat de Georges Floyd par des officiers de police à Minneapolis, le 25 mai 2020. Alors même que les communautés les plus fragiles subissaient de plein fouet les effets sanitaires et économiques liées à la Covid, ce nouvel épisode de violence policière a paru encore plus injuste et insupportable que les (nombreux) précédents19 19 Cf par exemple, la réaction du célèbre basketteur de la NBA Kareem Abdu-Jabbar, dans le Los Angeles Times du 30 mai. 2020 « Don’t understand the protests? What you’re seeing is people pushed to the edge ». https://www.latimes.com/opinion/story/2020-05-30/dont-understand-the-protests-what-youre-seeing-is-people-pushed-to-the-edge .

  • (3) La situation pré-pandémique du système de santé est à l’évidence une donnée essentielle. Il s’agit de prendre en compte à la fois le potentiel du dispositif hospitalier (public et privé) - son équipement matériel, son ouverture sociale, son maillage géographique, ses capacités d’accueil, la disponibilité et la compétence des personnels - celui de la médecine de ville (très différemment mobilisée selon les pays), sans oublier ce qu’il en est des établissements d’accueil des personnes âgées, dont on a vu qu’elles sont particulièrement exposées aux formes graves et mortelles de la maladie. C’est peu dire que tous les systèmes de soin n’ont pas eu la même résistance à la montée en flèche des cas lourds. De ce point de vue, la comparaison entre la France, l’Italie et l’Allemagne est particulièrement intéressante. Il est raisonnable de penser que l’Allemagne a bénéficié d’un système de soin bien maillé, accessible et efficace, avec en particulier une très bonne articulation entre médecine de ville et médecine hospitalière.

  • (4) L’état de la préparation20 20 Je traduis ainsi le mot Preparedness qui est au cœur des études anglophones consacrées à la manière dont on peut améliorer la traversée des catastrophes (« naturelle », sanitaire et/ou technologique) par une société donnée. Cette approche est très différente de celle de la prévention, qui est promue notamment par la théorie des risques. Cf notamment, Lakoff A., 2006, « Preparing for the next Emergency », Public Culture, 19, trad. fr. « Jusqu’où sommes-nous prêts ? », Esprit, avril 2008 : 104-111. Andrew Lakoff y distingue prévention, précaution et préparation qu’il traite comme des « styles de raisonnement » différents. des pouvoirs publics et de la société et les modalités de la prise en considération et en charge de l’épidémie est un facteur décisif. Les différences en la matière entre les attitudes et réactions des pouvoirs publics des différents pays, régions, villes sont spectaculaires. L’impréparation française fut notable, de même que le furent les atermoiements sur les tests, les masques, l’isolement des malades et le travail de suivi des foyers épidémiques. Etonnante aussi, toujours en France, l’absence totale de prise en considération de la possibilité d’impliquer réellement les acteurs locaux et les habitants dans la gestion de la réaction à l’épidémie. Alors que certains pays faisaient le choix de considérer les citoyens comme des individus responsables, l’Etat français les traitait comme des enfants indisciplinés. Manière de rappeler que la question de la préparation ne se limite pas à la façon dont les autorités se mobilisent et mettent en place des dispositions qui pourront permettre de passer au mieux une crise (l’exemple de la Corée étant peut-être un des plus significatifs de ce que veut dire l’anticipation d’une crise et de ses évolutions par une puissance publique), mais s’élargit à la réflexion sur la capacité de la « société » tout entière (et donc des citoyens au premier chef) d’être également active dans cette préparation et mobilisée dans la gestion coopérative de l’épidémie. Là encore, les exemples de la Corée, mais aussi de l’Allemagne, ou du Danemark, sont à méditer.

  • (5) Enfin, et bien entendu, la configuration géographique d’une contrée et les modalités de fonctionnement spatial (comme on vient de le montrer avec l’exemple de la Lombardie) interviennent. Mais, on doit rappeler que tout n’est pas simple et mécanique. Par exemple, la densité urbaine est sans doute une condition favorable à la diffusion, mais cela reste relatif : certaines villes ou/et quartiers très denses furent plus épargnées que des villes ou/et quartiers beaucoup moins denses, fussent-ils proches. Ainsi à Manhattan, au plus fort de l’épidémie, on dénombra 730 cas pour 100 000 habitants et à Staten Island 1644. En vérité, le type de densité importe plus que tout, c’est-à-dire la façon dont cette densité est agencée en formes urbaines spécifiques et se trouve modalisée en relations spatiales entre les individus. Le virus s’épanouit là où les interactions entre personnes (les interspatialités) sont les plus fortes : cela prime sur le seul critère de densité. Un espace peu peuplé et peu dense mais où les habitants sont en contact quotidien étroit, sera un terrain de jeu idéal pour le virus tout autant sinon plus qu’un espace dense mais à faible urbanité, où il y a peu de contacts entre les habitants. De surcroît, même dans un espace très dense et de vie sociale intense, on peut aussi entraver la propagation épidémique par une attention portée aux « gestes barrières » (port du masque, distanciation etc.) : on en a constaté l’efficacité en Corée du Sud, à Taiwan, à Singapour. A contrario, la difficulté à accepter le port du masque comme un outil simple de protection dans de nombreux pays a permis la diffusion rapide du virus y compris au sein de géotypes à l’urbanité relativement faible.

La combinaison de tous ces facteurs expliquerait la vigueur du processus de différenciation géographique de l’épidémie. On saisit ainsi un point très important : la mondialisation globalise les phénomènes, mais elle n’estompe pas les spécificités géographiques. J’irai même plus loin et poserai l’hypothèse que plus la mondialisation promeut des fonctionnements standards, plus elle globalise (comme le fait l’épidémie, qui tire profit des fonctionnements ordinaires de la mondialisation), plus les spécificités locales et régionales, liées aux caractéristiques géographiques et sociales, s’affirment.

Une crise sémiologique et « immunitaire ».

Ainsi, par le biais de l’hyperspatialité et de l’hyperscalarité, Sars Cov 2 s’est mué en quelques semaines en attracteur du système Monde. Si l’on accepte une analogie proposée ici pour insister sur un point qui me paraît important, de même qu’un virus provoque une réaction immunitaire dans un corps en brouillant l’information et son traitement par l’organisme, l’épidémie de Coronavirus provoque une sorte de « réaction immunitaire » du système-Monde en perturbant les dispositifs de signification et les instruments de compréhension utilisés jusque-là. Cette crise inédite a suscité une dramaturgie quotidienne, mise en scène par tous les médias, par les réseaux et plates-formes numériques, par les canaux informationnels des acteurs mondiaux comme l’OMS, par les revues scientifiques globales etc. Chaque terrien a été appelé à suivre en continu un spectacle exclusif : la progression inéluctable de la maladie, qui nous a convaincu de l’existence d’un péril imminent pour le Monde.

L’épidémie de Covid a vampirisé le champ informationnel. Celui-ci s’emballe, les nouvelles y prolifèrent, dramatiques, d’autant plus que nous vivons désormais sous l’empire de l’immédiateté communicationnelle. L’épidémie est une alerte sanitaire, mais aussi une épreuve politique, qui participent et procèdent d’une crise informationnelle et même sémiologique, car elle vient dégrader les systèmes de signes et les logiques de significations avec lesquelles nous avons habitude de cadrer le Monde actuel et l’expérience que nous pouvons en avoir. La pandémie produit des signes et des sens neufs, mais altérés par rapport à l’imagination géographique standard de la mondialisation. Le Sars-Cov-2 s’est mué en protagoniste principal d’une autre histoire que celle qu’on a l’habitude d’écouter, il trouble le genre du récit officiel de la mondialisation ainsi que celui des descriptions (textuelles et statistiques) de l’état « normal » du Monde ; il bouscule même ses figurations, qu’il s’agisse des cartes produites pour appréhender l’épidémie ou encore des images étranges, prises par drone et qu’on se repasse en boucle, des espaces urbains désertés, des villes comme abandonnées et embaumées telles des corps défunts dans un mausolée. Le virus se diffuse vite et voilà que nous nous découvrons en perte de référents pour qualifier ce qui advient - d’où le succès dans cette période de toutes les « paroles » de nature prophétique ou/et des appels à sortir de la mondialisation, à changer le capitalisme, etc., issus d’auteurs souvent prompts à penser qu’ils détenaient la martingale alors qu’ils n’exprimaient souvent que leur désarroi analytique et leur angoisse prospective.

On pourrait ainsi proposer de « modéliser » la pandémie comme une perturbation informationnelle et sémiologique - perspective que je ne peux ici que suggérer. Partons à nouveau de l’idée qu’un virus est actif en ce qu’il bouleverse le champ de l’information quand il infecte un corps. Il perturbe l’organisme en alertant le système de défense de l’hôte. En ce qui concerne le pathogène de la Covid 19, on sait désormais que ce brouillage est très puissant et subtil puisqu’il peut même aller jusqu’au déclenchement de ce fameux orage cytokinique, cette surréaction immunitaire qui s’avère parfois fatale. Le premier champ de bataille informationnel est donc celui de l’espace du corps contaminé et c’est à partir de ce terrain initial que, à la suite de la multiplication virale, l’expansion va pouvoir se poursuivre.

L’infection du patient 0, à partir d’un réservoir animal, sans doute beaucoup plus tôt que ce qu’on a cru au départ, aux alentours des débuts de l’automne 2019, dans le Hubei, par ce qui était au départ un virus inconnu, constitue donc l’altération originelle de l’information spatiale - mais la géohistoire du Sars-Coc-2 débute plus tôt, dans les espaces et les temps encore inconnus où le virus franchit les barrières d’espèces pour passer de la chauve-souris au pangolin, avant d’arriver à l’être humain. Au début, on ne comprend pas ce qui arrive. « On » (les autorités sanitaires et politiques locales) craint cette nouveauté qui ne fait pas sens, on dissimule ce qui semblait « insignifiant » mais néanmoins embarassant, première erreur « herméneutique » qui ouvre une longue série, dans le cadre d’une pandémie où les conflits de qualification des faits et d’interprétation sont constants et centraux. Puis, lorsque les signes s’accumulent, que tout devient malheureusement significatif et qu’on ne peut plus nier ce qui survient après des semaines de dissimulation, Wuhan est placée en quarantaine, le 23 janvier - la Chine commençant à informer régulièrement l’OMS et la communauté internationale depuis le début de l’année 2020. Voilà qui constitue un acte spatial et communicationnel très « performatif », qui change alors ipso facto l’état du Monde et lance un processus d’alerte à une tout autre échelle - alors que la Chine pèse sur l’OMS pour que la dite alerte soit aussi explicite que possible, tout en restant non attentatoire à l’idée que le pays avait agi au mieux et au plus vite. Il y a donc une réelle tension autour « d’éléments de langage », ce qui va ensuite peu ou prou se répéter partout où l’épidémie arrivera. On commence toutefois à admettre la probable expansion hors de Chine d’un virus qui paraît vite incontrôlable, démultiplié sans cesse dans les corps des malades de plus en plus nombreux, embarqué dans leurs circulations, et qui conquiert des champs d’intervention nouveaux, très éloignées des mondes de la vie des individus affectés, à la fois très concrets et abstraits : ceux des systèmes productifs mondiaux et des circulations financières, ceux aussi des instance de décision et de régulation des Etats souverains que la progression de l’épidémie affole. Lorsque l’Italie est brutalement touchée, puis d’autres pays européens, les données mises en cartes, les diagrammes de croissance exponentielle des cas, les modèles numériques également convertis en graphiques (et présentés comme prédictifs, notamment par les autorités et les médias, sans que les auteurs ne le démentent vraiment, alors qu’ils ne sont que des simulations abstraites de processus diffusifs, ce coup de force narratif étant lourd de conséquence) vont lancer un processus d’affolement - alimenté par les chaines d’information et les réseaux sociaux. Les Etats réagissent précipitamment, après avoir lanterné, au motif que tout ne semblait pas clair ; ils n’ont pas pu/voulu décoder les signaux qui leur parvenaient pourtant en abondance, car les scientifiques chinois, l’OMS et même le gouvernement de Xi Jing Ping ont tôt livré des informations importantes permettant notamment de caractériser un virus longtemps considéré en Europe, aux Etats-Unis, au Brésil à partir du référentiel de la grippe saisonnière, erreur d’interprétation que d’autres pays, comme la Corée ou Singapour, n’ont pas commis. Les gouvernements soudainement effrayés par leurs propres atermoiements sur-réagissent médiatiquement et eux aussi se mettent à énoncer des rhétoriques et des métaphores (souvent guerrières), à produire une grande abondance d’informations qui accompagnent et justifient les décisions qu’ils veulent appuyées sur la science. Les acteurs économiques et sociaux, les instances internationales ne sont pas en reste et une quantité infinie de faits, de données, de prises de parole, d’écrits vient recouvrir tout autre discours préexistant, plus rien de ce qui se passait quelques semaines auparavant ne semble avoir encore du sens. Tout cela alimente un processus dramaturgique qui se globalise et transforme le virus en « quasi-personnage », héros d’une intrigue funeste. Il nous est portraiturée comme une sorte de monstre implacable, qui nourrit sans répit l’épidémie, nous voilà submergés par l’émotion, tétanisé, sidéré par l’accumulation des « breaking news » - qui s’avèrent volontiers contrefaites, donc des « broken news ». Les virus des informations non maîtrisées redoublent le travail des virus qui traversent les corps, les rumeurs succèdent aux rumeurs, des scientifiques en viennent même à jouer les oracles. Le Sars-Cov-2 s’est imposé comme un opérateur sémiologique majeur, chaque jour la machine infernale des médias et des réseaux se nourrit de la moindre miette d’information et alimente la dramaturgie - jusqu’à ce que celle-ci perde de son actualité et soit remplaçable par une autre.

L’anthropocène comme moment d’actualité

Pour terminer cette analyse réalisée sur le vif, avec toute la difficulté de ce genre d’exercice qui pousse parfois à surdéterminer les explications, il me semble qu’on peut se servir de cet épisode pandémique en tant qu’il constituerait un « fait anthropocène total » susceptible de soutenir nos réflexions sur les manières de cohabiter à inventer collectivement face aux enjeux que la mondialisation nous fait affronter - et dont nous sommes tout à la fois des acteurs et des « victimes ».

On a longtemps choisi de sous-estimer l’ampleur des bouleversements liés au Global Change et on a peiné à admettre à quel point il allait nous falloir modifier les manières les plus légitimées de voir, de penser, d’agir, de produire, de consommer, de concevoir la croissance, la prospérité et la solidarité. Désormais, un changement de paradigme est en cours, avec l’apparition du concept d’anthropocène. Alors que l’idée de crise environnementale, à laquelle d’aucuns s’accrochent encore, renvoie à l’idée classique que les sociétés auraient simplement à gérer un incident de parcours momentané, pour lequel on trouvera nécessairement les parades, le terme anthropocène dénote l’existence d’une bifurcation, dont nous sommes en passe d’éprouver les premières manifestations. L’anthropocène, défini comme une nouvelle « époque » moins géologique qu’historique, procède de l’influence directe et prééminente des activités humaines sur le système bio-physique planétaire. Or, nombre de chercheurs penchent pour identifier ce qu’on nomme une « grande accélération » post 1945 des phénomènes de Global Change21 21 Will Steffen, Wendy Broadgate, Lisa Deutsch, Owen Gaffney, Cornelia Ludwig, « The trajectory of the Anthropocene: The Great Acceleration » The Anthropocene Review, 2015, vol 2, issue 1, p: 81-98, Sage Publisher. Jaia Syvitski, Colin N. Waters, John Day, John D. Milliman, Colin Summerhayes, Will Steffen, Jan Zalasiewicz, Alejandro Cearreta, Agnieszka Gałuszka, Irka Hajdas, Martin J. Head, Reinhold Leinfelder, J. R. McNeill, Clément Poirier, Neil L. Rose, William Shotyk, Michael Wagreich, Mark Williams. « Extraordinary human energy consumption and resultant geological impacts beginning around 1950 CE initiated the proposed Anthropocene Epoch »,. Communications Earth & Environment, 2020; 1 . C’est-à-dire une période synchrone de l’enclenchement de la phase contemporaine de l’urbanisation massive. Celle-ci pourrait donc être considérée comme le vecteur de l’entrée effective dans l’anthropocène, qui constitue à la fois un métaproblème qui informe et questionne tous les champs de la société, à toutes les échelles et un autre facteur de mondialisation, qui installe une autre mise en système complexe (le changement global) qui vient se connecter avec la systématique liée à l’urbanisation généralisée.

Risquons l’hypothèse suivante : nous connaissons bel et bien et aurons de plus en plus à connaître un nouvel état de l’écoumène terrestre, qui résulterait des effets hyperscalaires de l’urbanisation mondialisante, marqué par l’impact massif de certaines activités urbaines sur le système biophysique planétaire et caractérisé en particulier :

  • (vi) par le réchauffement climatique et ses multiples effets ;

  • (vii) par l’épuisement des ressources non renouvelables et même renouvelables ;

  • (viiii) par une réduction rapide de la biodiversité à l’échelle terrestre ;

  • (ix) par une modification inédite des métabolismes de grands systèmes biotiques et abiotiques (sols, océans, eaux) en raison à la fois des trois premières évolutions et des impacts des activités humaines en termes de polluants et de diffusion de molécules chimiques de synthèse.

Le changement global réorganise tout, lui aussi il opère par synchronisation et par synchorisation, il réagence les espaces et les temps et cette réorganisation est productrice d’inégalités sociales, d’injustice et de tensions politiques majeures. Mais il crée également de nouvelles aspirations, compétences, volontés d’agir, propositions de co-habitations et d’organisation d’espaces différentes, de nouveaux imaginaires de l’animal et du végétal, de nouvelles cultures etc. Nous commençons donc à cerner les contours d’une situation où deux forces systématiques tout à la fois s’apparient, se nourrissent mutuellement, se confortent et se contredisent - on observe des relations qu’on pourrait qualifier d’ago-antagonistes entre l’urbanisation généralisée et le changement global et c’est cela qui caractérise au mieux l’anthropocène dans sa spécificité22 22 L’ago-antagonisme est une théorie originale élaborée par Elie-Bernard Weil, Endocrinologue et biologiste, qui postule que tout phénomène émergent est constitué par un système comprenant au minimum deux éléments qui ne peuvent coopérer que s’ils ont des effets « opposés ». Pour lui, un système est caractérisé par un couple de forces qui à la fois s’opposent (antagonisme) et « coopèrent » (agonisme). De tels systèmes sont marqués par l’hétéro-organisation, c’est-à-dire que leur dynamique (qui pour Elie-Bernard Weil est « dissipative ») n’est pas réductible à une causalité efficiente interne unique. Cf. Elie-Bernard Weil, Précis de Systémique Ago-Antagoniste Introduction aux stratégies bilatérales, Paris éditions l’Interdisciplinaire, 1988. Cette approche a été très commentée en science des systèmes et elle me semble intéressante pour tenter de cerner cette relation entre urbanisation et changement global. . La pandémie, causée par un virus dont l’apparition est un indice du bouleversement des écosystèmes urbanisés et dont la diffusion a été autorisée par la configuration actuelle du système Monde, est venue mettre en exergue que le double processus de mondialisation urbaine et de changement global est parvenu à un moment critique qui ouvre la possibilité d’une remise en question de l’habitabilité de la planète pour les êtres humains comme pour toutes les entités vivantes qu’elle accueille et avec lequel nous entretenons, que nous le voulions ou non des relations d’interdépendances.

Les choses ainsi posées, je pense qu’un des enjeux de la réflexion sur l’anthropocène est de permettre de réinscrire notre présent dans une histoire enrichie de l’anthropisation de la planète, de la fabrication de l’écoumène, de lui redonner de l’épaisseur et de la pluralité alors qu’elle a été longtemps surdéterminée par la vision « moderne ». Cette vision progressiste, héroïque, fut fondée sur la domination de la « nature », appuyée sur des ingénieries ad hoc et des sciences de plus en plus converties à l’utilitarisme à mesure que les sociétés occidentales affirmaient leur (tardif) empire. Mais, justement, les nouvelles histoires connectées nous rappellent aujourd’hui à quel point la vision téléologique de notre occupation planétaire par les puissances européennes puis les Etats-Unis mutilent notre connaissance et nous a fait oublier d’autres expériences d’habitations. Celles des peuples premiers, bien entendu, mais pas que. Celles aussi d’autres aires culturelles, dont on a occulté la complexité, comme le montrent par exemple les travaux de Romain Bertrand sur l’espace indonésien. Son récent livre, Qui à fait le tour de quoi ? L’affaire Magellan, nous plonge dans un monde insulaire qui s’avère, lorsqu’il est abordé par l’expédition de Franco de Magellan, intensément interconnecté, relié, sillonné par des voies échanges séculaires, qui n’a pas attendu l’Europe pour s’organiser et développer des cultures matérielles riches et subtiles et des cosmologies, des cosmogonies et des organisations politiques qui ne l’étaient pas moins23 23 Romain Bertrand, Qui a fait le tour de quoi ? L’affaire Magellan, Lagrasse, Verdier, 2020. . Et on pourrait dire la même chose de tant d’aires extra-occidentales, qui proposent d’autres voies en matière de définition des relations entre les humains et leur « environnement » (qui ne fait en vérité pas que nous environner puisque nous les humains nous sommes aussi traversés par ce qui le compose), différentes en tout cas de ce que l’impérialisme européen puis états-unien a imposé somme toute récemment comme unique modèle possible.

Si cette pandémie vient bien confirmer à sa manière que nous sommes entrés définitivement dans l’anthropocène - il n’y a pas de retour en arrière possible - alors ne devrait-elle pas nous inciter à reconnaître pleinement la multiplicité des histoires de l’aventure planétaire de l’espèce humaine, la variété des économies relationnelles envisageables avec les non humains vivants et non vivants et de ce fait même à redonner la possibilité de concevoir plusieurs scénarios possibles pour la suite. Et plusieurs scénarios qui ne seraient pas tant concurrents que conciliables synchroniquement et synchoriquement, au sens où nous accepterions que le Monde ne fonctionne pas selon un seul standard. Pouvons nous accepter, par choix politique de la société mondiale, que coexistent pacifiquement plusieurs imaginations instituantes de la co-habitation ? Pouvons nous choisir de composer un Monde, « réconcilié » avec des non-humains en même temps qu’avec des pans entiers de sa propre histoire, et un Monde de pluralités ? L’expérience de vie et de pensée in vivo à l’échelle 1 de la pandémie offre une opportunité réelle d’engager cette réflexion.

Referências

  • APPERT, M.; MONTES, C. The metropolitan skyline: researching the vertical dimension in urban morphology. Urban Morphology, v. 18, n. 1, p. 75-77, 2014. Disponível em: Disponível em: http://www.urbanform.org/online_unlimited/pdf2014/201418_69.pdf Acesso em: 5 out. 2021.
    » http://www.urbanform.org/online_unlimited/pdf2014/201418_69.pdf
  • BEAUDE, B. Synchorisations réticulaires. In: SCHAEFER, V. (Dir.). Temps et temporalités du Web. Paris: Presses Universitaires de Paris Ouest, 2018. p. 28-52.
  • BERTRAND, R. Qui a fait le tour de quoi? L’affaire Magellan. Lagrasse, FR: Verdier, 2020.
  • BRENNER, N. Debating planetary urbanization: for an engaged pluralism. Environment and Planning D - Society and Space, v. 36, n. 3, p. 570-590, 2018. doi: https://doi.org/10.1177%2F0263775818757510.
    » https://doi.org/https://doi.org/10.1177%2F0263775818757510
  • BRENNER, N.; SCHMIDT, C. The “urban age” in question. Internationl Journal of Urban and Regional Research, v. 38, n. 3, p. 731-755, 2013. doi: https://doi.org/10.1111/1468-2427.12115.
    » https://doi.org/https://doi.org/10.1111/1468-2427.12115
  • CASTI, E.; ADOBATI, F. (Dir.). Pourquoi Bergame? Analyser le nombre de testés positifs au COVID 19 à l’aide de la cartographie. De la géolocalisation du phénomène à l’importance de sa dimension territoriale. École Urbaine de Lyon, jun. 2020a. Disponível em: Disponível em: https://medium.com/anthropocene2050/pourquoi-bergame-analyser-le-nombre-de-test%C3%A9s-positifs-covid-19-%C3%A0-laide-de-la-cartographie-7950cd0b452c Acesso em: 5 out. 2021.
    » https://medium.com/anthropocene2050/pourquoi-bergame-analyser-le-nombre-de-test%C3%A9s-positifs-covid-19-%C3%A0-laide-de-la-cartographie-7950cd0b452c
  • CASTI, E.; ADOBATI, F. (Dir.). Pourquoi Bergame? Analyser le nombre de testés positifs au COVID 19 à l’aide de la cartographie. De la géolocalisation du phénomène à l’importance de sa dimension territoriale. École Urbaine de Lyon , mar. 2020b. Disponível em: Disponível em: https://medium.com/anthropocene2050/pourquoi-bergame-5b7f1634eede Acesso em: 5 out. 2021.
    » https://medium.com/anthropocene2050/pourquoi-bergame-5b7f1634eede
  • DESPREST, V. Habiter en Oiseau. Arles, FR: Actes Sud, 2020.
  • DURAND, M. F.; LÉVY, J.; RETAILLÉ, D. Le monde espace et système. Paris: FNSP, 1992.
  • KECK, F. Les sentinelles des pandémies: chasseurs de virus et observateurs d’oiseaux aux frontières de la Chine. Paris: Zones Sensibles, 2020.
  • LAKOFF, A. Preparing for the next Emergency. Public Culture, n. 19, 2006. Trad. francesa: Jusqu’où sommes-nous prêts? Esprit, p, 104-111, 2008.
  • LUSSAULT, M. Hyper-Lieux: nouvelles géographies de la mondialisation. Paris: Seuil, 2017.
  • LUSSAULT, M. L’imagination géographique de la “World City”. In: LUSSAULT, M.; MONGIN, O. (Dir.). Cultures et créations dans les métropoles-monde. Paris: Hermann, 2016. p. 23-45.
  • LUSSAULT, M. L’avènement du Monde: Essai sur l’habitation humaine le terre. Paris: Seuil , 2013.
  • LUSSAULT, M. L’homme spatial. Paris: Seuil , 2009.
  • MORIZOT, B. Les diplomates, cohabiter avec les loups sur une nouvelle carte du vivant. Marseille, FR: Wild Project, 2018.
  • PAQUOT, T. Homo urbanus: essai sur l’urbanisation du monde et des moeurs. Paris: Félin, 1990.
  • STEFFEN, W.; BROADGATE, W.; DEUTSCH, L.; GAFFNEY, O.; LUDWIG, C. The trajectory of the Anthropocene: The Great Acceleration. The Anthropocene Review, v. 2, n. 1, p. 81-98, 2015. doi: https://doi.org/10.1177%2F2053019614564785.
    » https://doi.org/https://doi.org/10.1177%2F2053019614564785
  • SYVITSKI, J.; WATERS, C. N.; DAY, J.; MILLIMAN, J. D.; SUMMERHAYES, C. P.; STEFFEN, W.; ZALASIEWICZ, J.; CARRETA, A.; GALUSZKA, A.; HAJDAS. I.; HEAD, M. J.; LEINFELDER, R.; McNELL, J.; POIRIER, C.; ROSE, N.; SHOTYK, W. WAGREICH, J.; WILLIAMS, M. Extraordinary human energy consumption and resultant geological impacts beginning around 1950 CE initiated the proposed Anthropocene Epoch. Communications Earth & Environment, v. 1, n. 32, 2020. doi: http://dx.doi.org/10.1038/s43247-020-00029-y.
    » https://doi.org/http://dx.doi.org/10.1038/s43247-020-00029-y
  • TSING, A. L. Le champignon de la fin du monde: sur la possibilité de vie dans les ruines du capitalisme. Paris: Découverte, 2017. (Tradução de The Mushroom at the End of the World, 2015.)
  • VELTZ, P. La société hyper-industrielle: nouveau capitalisme productif. Paris: Seuil , 2017. (La République des idées.)
  • WEIL, E.-B. Précis de Systémique Ago-Antagoniste Introduction aux stratégies bilatérales. Paris: Interdisciplinaire, 1988.
  • 1
    CF. par exemple le très fameux livre de Peter Gould, The Slow Plague: a geography of the AIDS pandemic, Oxford, Blackwell Publishers, 1993.
  • 2
    Ce texte reprend quelques-unes des analyses développées dans Chroniques de Géo’virale, Lyon, 205 éditions, 2020.
  • 3
    Il faut entendre ici le mot dans un sens inspiré (librement !) de la linguistique. Dans cette discipline, très schématiquement, une partie des spécialistes considèrent que les énoncés produits par les individus dans et pour leurs actes ne ressortissent pas seulement au domaine du constatif, c’est-à-dire du mode qui enregistre un état du monde, mais aussi à celui des performatifs, qui ajoutent au monde un état. Je reprend cette idée (trouvée notamment dans les travaux de Catherine Kerbrat-Orechionni) et la transpose pour considérer que le géographe doit être attentif aux effets sociaux de l’intervention de tout « opérateur spatial» (toute entité qui opère des actes spatiaux, ce qui est le cas des pathogènes), donc à cerner sa « performance ». Le virus Sars-Cov-2 a bel et bien ajouté un état inédit au système-Monde.
  • 4
    Michel Lussault, L’avènement du Monde. Essai sur l’habitation humaine de la terre, Paris, Le Seuil, 2013.
  • 5
    Cf. Neil Brenner and Christian Schmidt, « The « urban age » in question », International Journal of Urban and Regional Research, vol 38-3, 2014, 731 -755. Neil Brenner, Debating planetary urbanization: For an engaged pluralism, Environment and Planning D: Society and Space, Vol 36-3, 570-590. Notons qu’une bonne partie des études urbaines francophones a depuis longtemps identifié cette nouveauté (depuis la fin des années 1960), même s’il est de bon ton de sous-estimer son apport, puisqu’il ne s’est pas écrit en anglais.
  • 6
    Thierry Paquot, Homo urbanus. Essai sur l’urbanisation du monde et des mœurs, Paris, Editions du Félin, 1990.
  • 7
    Il n’est pas ici nécessaire d’insister longuement sur l’antériorité de la pensée du Monde en tant que système par la géographie francophone. En ce qui me concerne, je m’inscris dans la filiation des approches emblématisées en son temps par ce livre important de Marie-Françoise Durand, Jacques Lévy et Denis Retaillé, Le monde espace et système, Paris, FNSP, 1992.
  • 8
    Je reprends ce terme de Pierre Veltz, qui a depuis les années 1990, insisté sur le processus de mondialisation de l’industrie lié à cette capacité de bouleverser les géographies des espaces productifs. Cf, notamment La société hy,per-industrielle. Le nouveau capitalisme productif, Paris, Le Seuil (La République des Idées) 2017.
  • 9
    Cf. Manuel Appert et Christian Montes, « The metropolitan skyline: researching the vertical dimension in urban morphology », Urban Morphology 18(1), 2015, 75-77.
  • 10
    Cf. Michel Lussault, Hyper-Lieux. Nouvelles géographies de la mondialisation, Paris, Le Seuil, 2017.
  • 11
    Cf. Michel Lussault, « L’imagination géographique de la « World City » », in Michel Lussault et Olivier Mongin (dir.), Cultures et créations dans les métropoles-monde, Paris, Hermann, 2016, 378 pages, p. 23-45.
  • 12
    Il est aussi probable que cette crise pandémique révèle à quel point dans les sociétés contemporaines mondialisées, la question de la « bonne santé » est devenue une préoccupation majeure des groupes sociaux dominant, notamment, et la mort en vient presque à faire figure d’inacceptable perspective.
  • 13
    Cf. notamment : Les diplomates, cohabiter avec les loups sur une nouvelle carte du vivant, Marseille, Wild Project, 2018.
  • 14
    Il faut souligner l’intérêt des approches des philosophes et anthropologues de l’environnement qui tentent d’analyser ces entrelacements entre vivants. Elles permettent d’engager des réflexions avec les géographies qui abordent la question de l’habitation humains et/ou celle des territoires et des territorialités. Cf. Par exemple, Vinciane Desprets, Habiter en Oiseau, Arles, Actes Sud, 2020, ou Anna Lovenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde : sur la possibilité de vie dans les ruines du capitalisme, Paris, La Découverte, 2017 (traduction de The Mushroom at the End of the World, 2015).
  • 15
    Frédéric Keck, Les sentinelles des pandémies. Chasseurs de virus et observateurs d’oiseaux aux frontières de la Chine, Paris, Zones Sensibles, 2020.
  • 16
    Cf. Pour une présentation plus précise de l’hyperspatialité et de l’hyperscalarité, M. Lussault, Hyper-lieux.op.cit.
  • 17
    Cf. Boris Beaude, « Synchorisations réticulaires », in Valérie Schaefer (dir.), Temps et temporalités du Web, Presses Universitaires de Paris Ouest (PUPO), Paris, pp. 28-52.
  • 18
    Emanuella Casti et Fulvio Adobati (dir.), « Pourquoi Bergame ? Analyser le nombre de testés positifs au COVID 19 à l’aide de la cartographie. De la géolocalisation du phénomène à l’importance de sa dimension territoriale. », volet 1 et volet 2 Antropocene2050, Ecole Urbaine de Lyon. https://medium.com/anthropocene2050/pourquoi-bergame-5b7f1634eede (volet 1) & https://medium.com/anthropocene2050/pourquoi-bergame-analyser-le-nombre-de-testés-positifs-covid-19-à-laide-de-la-cartographie-7950cd0b452c (volet 2).
  • 19
    Cf par exemple, la réaction du célèbre basketteur de la NBA Kareem Abdu-Jabbar, dans le Los Angeles Times du 30 mai. 2020 « Don’t understand the protests? What you’re seeing is people pushed to the edge ». https://www.latimes.com/opinion/story/2020-05-30/dont-understand-the-protests-what-youre-seeing-is-people-pushed-to-the-edge
  • 20
    Je traduis ainsi le mot Preparedness qui est au cœur des études anglophones consacrées à la manière dont on peut améliorer la traversée des catastrophes (« naturelle », sanitaire et/ou technologique) par une société donnée. Cette approche est très différente de celle de la prévention, qui est promue notamment par la théorie des risques. Cf notamment, Lakoff A., 2006LAKOFF, A. Preparing for the next Emergency. Public Culture, n. 19, 2006. Trad. francesa: Jusqu’où sommes-nous prêts? Esprit, p, 104-111, 2008., « Preparing for the next Emergency », Public Culture, 19, trad. fr. « Jusqu’où sommes-nous prêts ? », Esprit, avril 2008 : 104-111. Andrew Lakoff y distingue prévention, précaution et préparation qu’il traite comme des « styles de raisonnement » différents.
  • 21
    Will Steffen, Wendy Broadgate, Lisa Deutsch, Owen Gaffney, Cornelia Ludwig, « The trajectory of the Anthropocene: The Great Acceleration » The Anthropocene Review, 2015, vol 2, issue 1, p: 81-98, Sage Publisher. Jaia Syvitski, Colin N. Waters, John Day, John D. Milliman, Colin Summerhayes, Will Steffen, Jan Zalasiewicz, Alejandro Cearreta, Agnieszka Gałuszka, Irka Hajdas, Martin J. Head, Reinhold Leinfelder, J. R. McNeill, Clément Poirier, Neil L. Rose, William Shotyk, Michael Wagreich, Mark Williams. « Extraordinary human energy consumption and resultant geological impacts beginning around 1950 CE initiated the proposed Anthropocene Epoch »,. Communications Earth & Environment, 2020; 1
  • 22
    L’ago-antagonisme est une théorie originale élaborée par Elie-Bernard Weil, Endocrinologue et biologiste, qui postule que tout phénomène émergent est constitué par un système comprenant au minimum deux éléments qui ne peuvent coopérer que s’ils ont des effets « opposés ». Pour lui, un système est caractérisé par un couple de forces qui à la fois s’opposent (antagonisme) et « coopèrent » (agonisme). De tels systèmes sont marqués par l’hétéro-organisation, c’est-à-dire que leur dynamique (qui pour Elie-Bernard Weil est « dissipative ») n’est pas réductible à une causalité efficiente interne unique. Cf. Elie-Bernard Weil, Précis de Systémique Ago-Antagoniste Introduction aux stratégies bilatérales, Paris éditions l’Interdisciplinaire, 1988. Cette approche a été très commentée en science des systèmes et elle me semble intéressante pour tenter de cerner cette relation entre urbanisation et changement global.
  • 23
    Romain Bertrand, Qui a fait le tour de quoi ? L’affaire Magellan, Lagrasse, Verdier, 2020.

Publication Dates

  • Publication in this collection
    03 Dec 2021
  • Date of issue
    2021

History

  • Received
    01 Mar 2021
  • Accepted
    18 Sept 2021
Universidade de São Paulo Av. Prof. Lineu Prestes, 338 - Cidade Universitária, São Paulo , SP - Brasil. Cep: 05339-970, Tels: 3091-3769 / 3091-0297 / 3091-0296 - São Paulo - SP - Brazil
E-mail: revistageousp@usp.br