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Logiques rationnelles et lutte contre la faim dans l’Europe médiévale du Nord: Réflexions sur l’autonomisation des champs spirituels et économiques et sur la mémoire des crises, IXe-XIIIe siècles

Rational Logics and the Struggle against Hunger in Medieval Northern Europe: Reflections on the Growing Autonomy of Spiritual and Economic Fields and the Memory of Crises, 9th-13th centuries

Résumé

Cet article étudie l’évolution des attitudes des élites politiques depuis l’époque carolingienne jusqu’à l’émergence des communautés urbaines (XIIe siècle) dans la lutte contre la faim et les disettes, surtout dans les Pays-Bas du Sud. Le texte fait le bilan de l’action des Carolingiens, sur les plans économiques, spirituels et religieux, qui n’est pas le résultat de l’addition de deux logiques disjointes, une portée par les élites religieuses, l’autre par les acteurs pragmatiques laïcs : ces deux leviers sont mobilisés de manière simultanée par les mêmes individus. Cette juxtaposition s’observe vraisemblablement chez les paysans. L’article étudie ensuite le glissement vers les princes territoriaux de la gestion des réactions à la faim à l’époque post-carolingienne et ottonienne (Xe-XIe siècles). À l’aide d’un témoignage du début du XIIe siècle, l’article envisage ensuite comment les communautés urbaines commencent à autonomiser leurs pratiques de gestion de la faim, en s’émancipant le plus souvent des logiques d’action morales ou religieuses. Certains épisodes de crise aiguë provoquent toutefois un mouvement de résurrection des attitudes qui convoquent l’économique, le religieux et l’ordre moral. L’article conclut en évoquant des pistes de recherche sur la manière dont les institutions gardaient la mémoire des attitudes idéales en contexte de crise.

Mots-clés:
Famines médiévales; action politique; rationalité

Abstract

This article examines the evolution of interpretative attitudes and practices shared by political elites from the Carolingian era to the rise of urban communities (12th century) in responding to hunger and famine, with a particular focus on the Southern Low Countries. It begins by analyzing the political actions of the Carolingians, which affected the economic, spiritual and religious realms. Their presence in the capitularies was not the result of the addition of two disjointed logics, one driven by religious elites, the other by pragmatic lay players: these two levers were mobilised simultaneously by the same individuals. This juxtaposition is particularly evident among peasants. The article then discusses the shift towards new actors, as the territorial princes took on a greater role in managing hunger crises in the post-Carolingian and Ottonian periods (10th-11th centuries). With the help of a chronicle from the early 12th century, the article then analyzes how urban communities began to assert their own hunger management practices, often by freeing themselves from moral or religious logics of action. However, certain episodes of acute crisis (plagues and epidemics, large-scale famines) triggered a reverse movement, marked by a resurgence of attitudes grounded in economic, religious, and moral principles. The article concludes by suggesting avenues for future research into how institutions preserved the memory of ideal attitudes and effective solutions amidst crises, through literary topoi and the use of institutional archives.

Keywords:
Hunger in the Middle Ages; political action; rationality

Les économistes néo-classiques postulent que les acteurs économiques - consommateurs comme vendeurs - organisent leur comportement en fonction de déterminants rationnels : l’utilité d’un bien ou d’un service guide les premiers ; les seconds modèlent leurs stratégies en fonction d’une information supposée être accessible à tous les acteurs, et en prenant en compte des déterminants économiques classiques (disponibilité d’un produit dans un espace donné, par exemple). Cette théorie de l’homo oeconomicus est pourtant critiquée : cela fait longtemps que le fonctionnement parfaitement rationnel du marché a été déconstruit, de John Stuart Mill à Bourdieu, en passant par Simon. La rationalité limitée des acteurs est reconnue, car certains biais cognitifs ont été identifiés. Par ailleurs, l’inégalité d’accès aux informations sur la production, les prix ou la distribution faussent l’organisation d’un « marché parfait » qui est avant tout théorique.1 1 Il y a sur le sujet une littérature immense. Sur l’origine du concept en sciences économiques, notamment utilisé par Wilfried Pareto, voir Caruso (2012). Discussion plus générale, dépassant le cadre de l’économie, et touchant plus largement aux déterminants de l’action rationnelle, dans Boudon (2003). L’idée de la « bounded rationality » a été exprimée en économie par Simon (1982-1997).

Si cette relecture du marché « contemporain » fissure déjà son apparente rationalité, que penser des attitudes médiévales vis-à-vis des mécanismes de fonctionnement de l’échange, ou en général de tous les processus que nous qualifions d’économiques ? La relecture des échanges alto-médiévaux, entreprise notamment sous l’égide de Laurent Feller (2021FELLER, Laurent. Richesse, terre et valeur dans l’occident médiéval : Économie politique et économie chrétienne. Turnhout : Brepols, 2021.), a enrichi l’analyse des déterminants de la circulation des objets ou des terres, en intégrant aux logiques économiques des prédicats sociaux ou spirituels. Cette analyse de l’échange ne peut se dissocier d’un contexte symbolique qui s’ajoute à, ou modifie, les catégories de valeur, non réductible aux seuls coûts de production et du bénéfice escompté.

Il faut toutefois noter que cette relecture n’abolit pas la dimension « rationnelle » de l’échange. Elle suppose plutôt que s’y ajoutent d’autres types de rationalités, non limitées à l’utilité ou au bénéfice escomptés, qui enrichissent la palette des logiques. Dans certains cas, comme l’a encore rappelé Jean-Pierre Devroey (2006DEVROEY, Jean-Pierre. Puissants et misérables : Système social et monde paysan dans l’Europe des Francs (VIe-IXe siècles). Bruxelles : Académie Royale de Belgique, 2006.), les déterminants spirituels brident - à tout-le-moins théoriquement - la volonté d’enrichissement. La mobilisation des catégories de rationalité empruntés à Weber a des vertus éclairantes et utiles pour le médiéviste.

La lutte contre la faim est un autre terrain intéressant d’analyse pour qualifier les attitudes « rationnelles » des autorités détentrices du pouvoir économique et politique, en situation de crise. Les crises alimentaires (famines ou disettes) mettent à l’épreuve les sociétés qui les traversent. Elles sont complexes, dans les processus qu’elles impliquent. Il n’est pas inutile de rappeler qu’il a fallu attendre les années ’80 du siècle passé pour que la science économique contemporaine identifie, parmi les déterminants des famines, des crises d’allocation (entitlements) d’une nourriture parfois disponible en quantité, mais inaccessible à certains acteurs qui ont perdu ces allocations (SEN, 1981SEN, Amartya. Poverty and Famine : An Essay on Entitlement and Deprivation. Oxford : Clarendon Press, 1981.).2 2 Pour l’application des modèles explicatifs aux crises frumentaires, voir Pere Benito i Monclús (2013). Cette lecture nuance fortement l’idée que la famine est nécessairement due à une diminution drastique du stock de nourriture accessible localement (food availability decline), par exemple à la suite de conditions météorologiques désastreuses, même si cette vision a été à nouveau défendue pour la période médiévale (CAMPBELL, 2016CAMPBELL, Bruce M. S.. The Great Transition : Climate, Disease and Society in the Late-Medieval World. Cambridge : Cambridge University Press, 2016.).

Ce modèle plus sophistiqué a du reste été affiné par des relectures successives. Celles-ci ont permis à l’économie du développement de proposer des grilles d’analyse, préalables à la proposition de pistes d’action et de réaction, quand le danger de la faim survient. Outre leur aspect « correctif ou réactif », ces « feuilles de route », comme celle élaborée par Devereux, Sida et Nelis (2017DEVEREUX, Stephen ; SIDA, Lewis ; NELIS, Tina. Famine : Lessons Learned. Brighton: Institute of Development Studies, 2017.), facilitent la pose de diagnostics sur l’état de fragilité d’une société, structurellement exposée au risque, et permet d’imaginer des plans qui limitent dans l’avenir cette exposition (SEN ; DRÈZE, 1989SEN, Amartya ; DRÈZE, Jean. Hunger and Public Action. Oxford : Clarendon Press, 1989.; EDKINS, 2000EDKINS, Jenny. Whose Hunger? Concepts of Famine, Practices of Aid. Minneapolis : University of Minnesota Press, 2000.).

En contraste, on peut s’interroger sur le niveau de compréhension qu’avaient les acteurs médiévaux des processus qui provoquent la faim, sur les moyens de remédier aux crises, et sur leur capacité à tirer des conclusions pour éviter leur reproduction. S’insérant dans une réflexion conduite depuis plusieurs années sur les « crises médiévales » et les limites inhérentes au concept (WILKIN, 2019WILKIN, Alexis. Le concept de crise est-il utile pour l’Histoire médiévale ? Mélanges de l’École française de Rome : Moyen Âge, v. 1, n. 131, p. 79-95, 2019.), le présent article ne peut évidemment appréhender dans sa globalité tout l’éventail des attitudes intellectuelles qui sous-tendent la lutte contre la faim dans la société médiévale. Il faudra donc se limiter. Un rappel des acquis de la recherche sur les attitudes royales, épiscopales et abbatiales, entre l’époque carolingienne et le XIe siècle, sera l’occasion de formuler des remarques sur les ressorts « surnaturels » et naturels conjointement invoqués dans l’avènement et le dépassement des crises de famine. L’article s’intéressera ensuite au moment charnière de l’émergence des réponses urbaines collectives. Au début du XIIe siècle, l’autonomisation des acteurs urbains semble aller de pair avec les premières dissonances entre acteurs, dans leur manière d’interpréter et gérer la crise. On est au début d’un processus « d’autonomisation » des domaines du religieux et du politico-pragmatique dans la résolution de la famine. Enfin, on conclura par une évocation d’une problématique en plein essor : celle de la sédimentation de la mémoire des solutions utiles, et de la capacité de leur réactivation, par les institutions, au fil des siècles, en formulant quelques suggestions à approfondir par des travaux ultérieurs.

La crise alimentaire, entre phénomène surnaturel et enjeu géopolitique et économique, entre réactivité et mesures structurelles

Dans la société chrétienne alto-médiévale - et c’est un état de fait qui se maintiendra très tard -, la cause ultime de toute perturbation est attribuée à la volonté divine.3 3 On se référera en particulier à Devroey (2019). L’association profonde entre le monde « métaphysique » et la faim est renforcée par l’idée que Dieu est le maître de la nature, et en particulier des phénomènes météorologiques. Ces derniers pèsent d’un poids fondamental dans de nombreuses crises alimentaires, dans une société agraire aux rendements modestes et toujours exposés aux risques des aléas naturels. Pour les observateurs contemporains des crises, les séquences de gel, les pluies abondantes, et surtout leur répétition pendant plusieurs années-récoltes consécutives sont certes des causes immédiates qui induisent la faim. Mais la mise en branle, le premier mouvement qui initie ce processus provient in fine de l’action de Dieu, maître ultime des destinées terrestres. Le mauvais « temps qu’il fait » provoquait une chute de la production de nourriture (FED, food entitlement decline), selon les termes de Sen (1981SEN, Amartya. Poverty and Famine : An Essay on Entitlement and Deprivation. Oxford : Clarendon Press, 1981.), qui se transforme en disette, cherté voire famine, selon sa gravité et sa durée. Ce système d’attribution liant le temps qu’il fait à l’action divine s’observera encore très tard, dans le contexte des épidémies, notamment pendant la Grande Peste. Et cela, d’autant que le règne bactérien, invisible, est foncièrement inaccessible à la rationalisation médiévale. L’intrication entre l’action de Dieu, cause ultime, et les phénomènes astronomiques et météorologiques - tempêtes, corruption de l’air (corruptio aeris), puis épidémies -, est mobilisée dans les discours les plus savants sur les pestilences (BAZIN-TACCHELLA ; QUÉRUEL ; SAMAMA, 2001BAZIN-TACCHELLA, Sylvie ; QUÉRUEL, Danielle ; SAMAMA, Evelyne (Dir.). Air, miasme et contagion : Les épidémies de l’Antiquité au Moyen Âge. Paris : D. Guéniot, 2001.).

En bonne logique, l’attribution au surnaturel de la cause ultime de la famine devrait rendre caduque toute tentative d’action contre la faim, et limiter les efforts des acteurs au seul domaine du spirituel. Parfois, en effet, le fatalisme ou la soumission à la volonté divine sont les ressorts principaux de certains discours cléricaux, comme on le verra plus bas. Dans les capitulaires, les souverains carolingiens commandent à la population des messes, des jeûnes et des prières. Ces leviers d’action spirituels font partie de la grille mentale et pratique des élites du monde franc, et ces mesures sont considérées comme efficaces contre la faim. Mais ces dispositifs sont loin d’être les seuls mobilisés : les travaux de Marcelo Cândido da Silva (2014 ; 2016 ; 2018 ; 2019) et Jean-Pierre Devroey (2019DEVROEY, Jean-Pierre. La nature et le roi : Environnement, pouvoir et société à l’âge de Charlemagne (740-820). Paris : Albin Michel, 2019.) montrent qu’au niveau élitaire, le Capitulare episcoporum (779), celui de Francfort (794) et celui de Nimègue (799), adoptent des trains de mesures que l’on qualifierait maintenant de réellement économiques. Le contrôle des poids et des mesures, la lutte contre la spéculation, la stabilisation et la réforme de la monnaie, l’évaluation et mobilisation des stocks en sont des exemples parlants qui s’ajoutent à des mesures d’ordre spirituel ou à d’autres à portée plus ou moins symbolique. Certes, les mécanismes des problèmes « d’allocations »- entitlements, ou Food entitlement decline, de Sen (1981SEN, Amartya. Poverty and Famine : An Essay on Entitlement and Deprivation. Oxford : Clarendon Press, 1981.) - restent intellectuellement inaccessibles aux souverains alto-médiévaux, en particulier au Haut Moyen Âge. Mais certains phénomènes économiques avaient déjà été observés empiriquement, dans leurs effets, et leur compréhension inspirait l’adoption de politiques pragmatiques, à défaut d’être efficaces.

Les auteurs précités ont très bien montré qu’il fallait prendre au sérieux, chez les Carolingiens, la sincérité et l’investissement dans ces deux ordres d’action, spirituel comme pragmatique. On peut à notre sens prolonger leur réflexion, en mobilisant des constats opérés par les sciences humaines, pour expliquer comment les Carolingiens pouvaient « gérer la coexistence » entre ces logiques différentes. De prime abord, on pourrait être tenté de voir, dans les capitulaires, une forme de « superposition » de mesures relevant d’ordres complémentaires, une logique de « fourre-tout ». S’y additionneraient des dispositions considérées comme valides, mais émanant, les unes des religieux présents aux diètes, à l’origine des dispositions « cosmologico-spirituelles » ; les autres venant d’agents laïcs, gestionnaires et économistes. Bref, une spécialisation des registres, qui se télescoperaient : on sait en effet depuis longtemps, au moins depuis les travaux vénérables de Ganshof (1957GANSHOF, François-Louis. Recherches sur les capitulaires. Revue historique de droit français et étranger, v. 35, p. 33-87, p. 196-246, 1957.) sur l’élaboration des capitulaires, que la culture législative de cour carolingienne était le résultat d’un travail commun des uns et des autres. On pourrait dès lors être tenté d’opérer une césure entre les actions d’ « experts » des matières distinctes, spirituelles et ou pragmatiques, intriquées par le mélange entre le religieux et le politique qui est si caractéristique de l’Empire carolingien imprégné de l’idéal de correctio. Mais la question est mal posée : les sciences sociales nous suggèrent qu’un même individu peut utiliser des grilles ou faire co-exister, dans une même situation, des « logiques », des ordres explicatifs et des registres d’action qui procèdent de la sphère du « magique » ou religieux, du spirituel, et en même temps du pragmatique. On peut d’ailleurs suggérer que cette attitude procède d’une certaine manière d’une stratégie d’épuisement de tous les champs d’action possibles, dans un contexte de surcroît particulièrement tendu, celui de la crise : chaque levier mérite d’être actionné.

L’exemple de l’abbé Adalard de Corbie nous fournit une magnifique illustration de la manière dont ces « logiques » peuvent s’entremêler chez un même individu, sans s’exclure. Devroey (2016DEVROEY, Jean-Pierre. La politique annonaire des Carolingiens comme question économique, religieuse et morale. In : SETTIMANE DI STUDIO L’ALIMENTAZIONE NELL’ALTO MEDIOEVO. PRATICHE, SIMBOLI, IDEOLOGIE, 2015, Spolète. Atti… Spolète : Fondazione Centro Italiano di Studi Sull’Alto Medioevo, 2016, p. 299-352., p. 424) nous apprend qu’Adalard, au concile d’Attigny, souligne que « Les péchés attirent sur les peuples les malheurs, les désordres, les calamités et la stérilité ». Ce mécanisme relie les « fautes du roi » à l’apparition des calamités publiques, et sera raffiné à l’époque troublée du règne de Louis le Pieux. A nos yeux, il rappelle des dispositifs similaires qui existent dans d’autres cultures, comme le célèbre « mandat du ciel » chinois (tiānmìng) qui poussera cette logique à ses extrémités. Il est évidemment emblématique d’une lecture cosmologique et morale du pouvoir. Or Adalard de Corbie est aussi, et en même temps, soulignons-le, un des gestionnaires les plus emblématiques et pragmatiques du monde carolingien. Adalard témoigne dans ses écrits, et notamment ses fameux Statuta,4 4 ADALARD DE CORBIE. Statuta seu Brevia Adalhardi abbatis Corbeiensis. In : SEMMLER, Josef (Éd.). Corpus consuetudinum monasticarum. V. 1. Siegburg : Franz Schmitt, 1963, p. 355-422. d’une attitude parfaitement rationnelle, au sens le plus contemporain du terme, économique, et calculatrice, proposant par exemple des réflexions sur le coût de transport des denrées pour garantir la prospérité de sa communauté monastique (VERHULST ; SEMMLER, 1962aVERHULST, Adriaan ; SEMMLER, Josef. Les Statuts d’Adalhard de Corbie de l’an 822. Le Moyen Âge, v. 68, n. 1-2, p. 91-123, 1962a.; 1962b). Adalard était encore de ces religieux qui participaient à l’élaboration de la loi. A Compiègne, en 823, il avait accompagné une commission de clercs qui préparaient des dispositions destinées à devenir des capitulaires, finalement jamais promulgués (GANSHOF, 1957GANSHOF, François-Louis. Recherches sur les capitulaires. Revue historique de droit français et étranger, v. 35, p. 33-87, p. 196-246, 1957., p. 55). En somme, Adalard est emblématique de ces abbés qui étaient impliqués dans le conseil du roi, et qui étaient souvent, au quotidien, de solides gestionnaires de leurs institutions (HÄGERMANN, 1988HÄGERMANN, Dieter. Der Abt als Grundherr : Kloster und Wirtschaft im frühen Mittelalter. In : PRINZ, Friedrich (Éd.). Herrschaft und Kirche : Beiträge zur Entstehung und Wirkungsweise episkopaler und monastischer Organisationsformen. Stuttgart : A. Hiersemann, 1988, p. 345-385.; DEVROEY, 1993DEVROEY, Jean-Pierre. « Ad utilitatem monasterii » : Mobiles et préoccupations de gestion dans l’économie monastique du monde franc. Revue Bénédictine, v. 103, n. 1-2, p. 224-240, 1993.), chez qui les ordres de logique coexistaient sans nécessairement se heurter. Ils pouvaient à la fois déployer une logique attributive des crises au surnaturel ; et pratiquer une politique « corrective » et pragmatique. Ils sont l’incarnation de cette logique de « l’en-même temps », plutôt que du « tiers exclu » cher aux logiciens et aux philosophes qui ont construit la pensée « rationnelle » occidentale. Oserait-on ici reconvoquer Lévy-Bruhl (1931), et sa « mentalité pré-logique », si contestée par certains ethnologues, mais dont il retrouvait des reliquats dans la société contemporaine ?5 5 Voir MAURY, Liliane. Lévy-Bruhl et La mentalité primitive. In : Bibnum : Textes fondateurs de la science analysés par les scientifiques d’aujourd’hui, nov. 2011. Disponible dans : https://journals.openedition.org/bibnum/697 . Consulté le 22 déc. 2022. On renvoie en particulier à Boudon (2003), et à l’usage de Weber par les médiévistes sur les types de rationalité, cité supra. Mais aussi à l’œuvre de Lévy-Bruhl (1931) sur la mentalité « primitive » (ce dernier terme ayant entraîné une disqualification excessive de son oeuvre), sur l’utilisation conjointe de ressorts ou d’artifices « magiques » ou surnaturels et la présence d’attitudes « pragmatiques », observés de manière simultanée chez des peuples premiers.

Par ailleurs, ces logiques peuvent coexister dans tous les spectres de la société alto-médiévale. La juxtaposition se rencontre aussi dans le monde rural. Si les paysans ne savent pas agir directement sur les aléas de la nature, ils tentent de se prémunir de ses colères. D’abord par des pratiques magiques : dans les « superstitions » combattues par l’Église, figurent des rituels concurrents qui cherchent à contrôler le temps qu’il fait et provoquer ou apaiser les tempêtes.6 6 Sur ce sujet, on attend le beau livre de Jean-Pierre Devroey sur Agobard de Lyon, à paraître en 2023 et dont nous avons eu la primeur.

Si l’on regarde ces mesures concrètes, une des questions les plus fondamentales - et discutées - est de distinguer entre l’action circonstancielle ou réactive et les mesures structurelles de longue portée, une question liée à l’existence d’une « politique économique » carolingienne (VERHULST, 2002VERHULST, Adriaan. The Carolingian Economy. Cambridge : Cambridge University Press, 2002.). Notons d’abord que la distinction entre les deux domaines se brouille parfois. Des mesures adoptées en contexte de crise peuvent avoir des ambitions effectivement pérennes ; mais parfois la crise suscite des mesures « correctives », qui vont parfois avoir des effets durables et considérables. Si l’on accepte l’hypothèse de Jean-Pierre Devroey (2012aDEVROEY, Jean-Pierre. L’introduction de la dîme obligatoire en Occident : Entre espaces ecclesiaux et territoires seigneuriaux à l’époque carolingienne. In : LAUWERS, Michel (Éd.). La dîme, l’église et la société féodale. Turnhout : Brepols, 2012a, p. 87-106.) qui lie la systématisation du prélèvement de la dîme au besoin de garantir une redistribution ou de créer une caisse de secours pour les plus pauvres, on serait face à une mesure de circonstance, adoptée à la suite de la promulgation du capitulaire de Francfort (794), prise dans un contexte alimentaire tendu. Mais qui vise à avoir des effets durables, et aura en effet une portée très large, au vu du rôle que jouera la dîme dans la société d’Ancien Régime. Notons toutefois que les suggestions de Devroey sur la dîme sont contestées - par exemple, par Patzold (2020PATZOLD, Steffen. Presbyter : Moral, Mobilität und die Kirchenorganisation im Karolingerreich. Stuttgart : Hiersemann, 2020., p. 241-303).

Devroey (1989DEVROEY, Jean-Pierre. Entre Loire et Rhin : Les fluctuations du terroir de l’épeautre au Moyen Âge. In : DEVROEY, Jean-Pierre ; VAN MOL, Jean-Jacques (Éd.). L’épeautre (Triticum spelta) : Histoire et ethnologie. Treignes : Éditions D.I.R.E., 1989, p. 89-105.) a aussi montré de manière convaincante comment une certaine « politique agraire » préventive - et de plus longue haleine -, avait été initiée par Charlemagne, qui aurait encouragé la culture de l’épeautre, plus résistante sur champs et dans les greniers. Cette mesure visait ainsi à l’installation d’une forme de « sécurité alimentaire », à long terme, dans le Royaume des Francs.

Ces mesures sont proposées depuis le haut, vers le bas. Cela ne signifie pas, encore une fois, que les paysans n’aient pas adopté, parfois encouragés par les autorités, parfois d’eux-mêmes, des stratégies correctives voire anticipatrices : les mesures de stockage rencontrées à la campagne - créations de greniers ou silos, en sont un exemple.7 7 Voir Wilkin (2019) ; et plus spécifiquement : Peytremann (2013) ; Lauwers, Schneider (2022). La diversification des cultures, en semant des céréales à des saisons différentes, et la disjonction spatiale des parcelles cultivées, sont d’autres stratégies rationnelles pour effet de limiter les risques divers (nuisibles, aléas météorologiques). Les paysans utilisent des mécanismes divers qui minimisent les aléas de la nature, aussi aux échelles villageoises (MCCLOSKEY, 1991MCCLOSKEY, Donald N.. The Prudent Peasant : New Findings on Open Fields. Journal of Economic History, v. 51, n. 2, p. 343-55, June 1991.; RICHARDSON, 2005RICHARDSON, Gary. The Prudent Village : Risk Pooling Institutions in Medieval English Agriculture. The Journal of Economic History, v. 65, n. 2, p. 386-413, June 2005.).

À une autre échelle : Des princes territoriaux aux villes des Pays-Bas

Dans l’Europe du Nord-Ouest, la fin du Haut Moyen Âge montre un changement d’échelle de la prise en charge des famines. Les efforts des Carolingiens peuvent être considérés comme les dernières manifestations d’une prise en charge au niveau « central » le plus large des problèmes d’approvisionnement, bref comme un des derniers reliquats de l’ancienne tradition romaine de l’annona qui, comme Cândido da Silva (2014) l’avait remarqué, avait encore traversé l’époque mérovingienne. À l’action des princes de rang royal succède celle de princes territoriaux, souvent ecclésiastiques. Ce glissement est d’interprétation malaisée : est-il le reflet de la distribution et de l’attention des sources, essentiellement narratives, qui nous décrivent l’action princière ? Ou s’agit-il d’une preuve de l’émergence de niveaux de pouvoirs localisés, à la faveur d’un affaiblissement - plus ou moins prononcé -, du pouvoir des rois carolingiens (WILKIN, 2023WILKIN, Alexis. Famines et paupérisation : Évêques et abbés face à la détresse, entre paternalisme et économie politique. In : BENITO I MONCLÚS, Pere ; CAROCCI, Sandro ; FELLER, Laurent (Éd.). Économies de la pauvreté au Moyen Âge. Madrid : Casa de Velázquez ; Rome : École Française de Rome, 2023, p. 219-241.) ?

L’incertitude qui entoure les niveaux d’action - ou plutôt la supervision générale des politiques locales n’est que partiellement inconfortable. En fait, déjà à l’époque carolingienne, les dimensions du Royaume déléguaient de fait aux pouvoirs locaux un pouvoir d’initiative dans la lutte contre la faim : le Capitulare Missorum de 805,8 8 Capitulaire de Thionville. In: BORETIUS Alfred (Éd.). Monumenta Germaniae historica. Legum sectio ii. Capitularia Regum Francorum. V. 1. Hanovre: Impenses Bibliopolii Hahnianī 1883, n. 44, p. 122-123 (805). adopté sous Charlemagne, encourageait ou même enjoignait aux évêques et comtes de prendre des initiatives en cas de disette ou de famine, sans attendre le pouvoir central. Il est donc permis de penser que, dans l’immense majorité des cas, les contraintes logistiques - transport, circulation de l’information sur les stocks et les prix -, étaient gérées à une échelle régionale ou interrégionale, malgré l’existence de mesures plus larges prises au niveau du royaume. C’est d’ailleurs et in fine la seule échelle crédible d’intervention concrète.

Le niveau réel d’investissement des autorités régionales reste toutefois une inconnue : intervenaient-elles fréquemment dans la lutte contre la famine ? Ou les affamés devaient-ils plutôt compter sur une multitude d’acteurs institutionnels plus modestes, comme les abbés des monastères, par exemple, pour bénéficier d’une charité ad hoc, parfois attestée dès l’époque antérieure, comme le témoigne la biographie de Benoît d’Aniane rédigée par Ardon ?9 9 ARDON. Vie de Benoît d’Aniane. Bégrolles en Mauges : Abbaye de Bellefontaine, 2001, chapitre IV. C’est par le prisme de certaines sources, plus particulièrement rédigées dans les royaumes germaniques et lotharingiens et actives dès l’époque ottonienne, que l’on retrouve les premiers témoignages d’une activité des princes territoriaux, en l’occurrence des évêques impériaux des Xe et XIe siècles, qui prennent attitude lorsque la faim menace.

Là encore, ces récits détaillent une action très pragmatique contre la faim, dans laquelle les dispositions « spirituelles » précitées ne sont pas absentes, mais où elles ne prennent pas non plus le dessus. Les récits y mettent plutôt en avant des mesures à la fois correctives, voire anticipatrices de difficultés à plus long terme, qui témoignent d’une compréhension de certains mécanismes économiques (WILKIN, 2023WILKIN, Alexis. Famines et paupérisation : Évêques et abbés face à la détresse, entre paternalisme et économie politique. In : BENITO I MONCLÚS, Pere ; CAROCCI, Sandro ; FELLER, Laurent (Éd.). Économies de la pauvreté au Moyen Âge. Madrid : Casa de Velázquez ; Rome : École Française de Rome, 2023, p. 219-241.). On peut ainsi citer des distributions d’argent, pour éviter la paupérisation de tous, et notamment des agriculteurs ; la reconstitution de stocks céréaliers, par l’envoi d’émissaires chargés de repérer des marchands ; des dons de nourriture aux démunis, notamment aux émigrés de la faim arrivés en ville. Plusieurs de ces mesures témoignent aussi de la volonté d’éviter que la crise n’ait un effet cumulatif, voire de la « résorber ». Quand l’évêque Wazon empêche les agriculteurs de vendre leur train d’attelage, il évite un cercle vicieux, et de futures crises de production ; aux alentours de l’an mil, quand l’archevêque Héribert donne de l’argent aux émigrés de la faim installés dans les villes de son diocèse, il vise à empêcher que ces « indésirables » ne s’installent dans la métropole, mais peut-être aussi, comme Wazon, à faire en sorte que les paysans retournent dans leurs champs.10 10 ANSELME DE LIÈGE. Gesta episcoporum Tungrensium, Traiectensium et Leodiensium. In : PERTZ, Georges-Henri (Éd.). Monumenta Germaniae Historica (MGH), Scriptores (SS) 7, 1846, chapitre 53, p. 221 ; LAMBERT DE DEUTZ. Vita Heriberti. In : VOGEL, Bernhard (Éd.). MGH SS ad usus scholarum 73, 2001, chapitre 7, p. 163-164. Cette compréhension de certains ressorts aggravants de la crise est déjà remarquable. Elle témoigne, si pas de l’observation des conséquences de crises précédentes - et donc d’une forme de « mémoire » des solutions -, à tout le moins d’une capacité d’analyse des conséquences de certaines actions économiques et d’une certaine réactivité. Les évêques peuvent compter sur le maillage du diocèse, et sur la présence de nombreux clercs pour les informer et leur servir d’agents.

L’exemple le plus remarquable qui mobilise un seigneur laïc dans son action contre la faim vient d’une source narrative située hors de l’Empire. Il est fort célèbre, même si unique pour l’époque, à notre connaissance. C’est celui de Charles le Bon, comte de Flandre, racontée par un des gestionnaires des finances du comté, Galbert, appartenant au chapitre de Saint-Donatien à Bruges.11 11 GALBERT DE BRUGES. Histoire du meurtre de Charles le Bon, comte de Flandre. Paris : Alphonse Picard, 1891, p. 5-7. Les ressorts de la rationalité économique y sont des plus flagrants, et se déploient encore entre court et moyen terme. A côté des aumônes et distributions, de l’interdiction de brasser de la bière qui concurrence la fabrication du pain - et permet peut-être aux brasseurs de faire l’acquisition de céréales et de jouer un rôle dans le marché spéculatif de ces dernières -, on y retrouve des mesures prescriptives sur l’activité agricole. Ainsi, la culture de légumineuses est-elle encouragée sur les champs des paysans du comté de Flandre ; on recommande aussi les rotations de cultures (blés d’hiver et de printemps), pour minimiser les risques. Ces mesures ont pour effet d’augmenter la productivité. Bref, on découvre bien dans ces textes une rationalité avant tout pratique, au contact immédiat avec le terrain.

Rationalités concurrentes : Vers une rationalité urbaine ?

Dès le XIIe siècle, l’émergence progressive des institutions urbaines, en particulier dans les Pays-Bas septentrionaux et en Italie, a ajouté de nouveaux acteurs à la lutte contre la faim. S’arrachant à l’emprise seigneuriale, les villes gagnent une autonomie progressive, souvent partagée avec leurs anciens maîtres.12 12 Parmi une littérature surabondante : Boucheron ; Menjot ; Boone (2011) ; Billen et al. (2021) ; Boone (2010). En Flandre, Brabant ou Principauté de Liège, les dispositifs de lutte contre la faim sont à retrouver dans les corpus d’ordonnances (parfois aussi appelées bans), qui se multiplient essentiellement dès le XIVe siècle, même si en Flandre, les premiers documents de ce type apparaissent dès la seconde moitié du XIIe siècle (DEVROEY, 2012bDEVROEY, Jean-Pierre. Food and Politics. In : MONTANARI, Massimo (Éd.). A Cultural History of Food in the Medieval Age. Oxford : Bloomsbury, 2012b, p. 73-90.). Souvent réactifs - car promulgués par le gouvernement en contexte de famines, c’est-à-dire quand la crise est déjà là, ils n’en ont pas moins une valeur pérenne. Dès ce moment, on observe dans les sources un désinvestissement relatif des niveaux supérieurs dans la lutte contre la faim : les initiatives des pouvoirs inférieurs, les villes, sont approuvées par les anciens seigneurs de rang comtal ou épiscopal, avant d’être revêtues de valeur effective. Il faudra attendre le XVe siècle, pour qu’un nouveau niveau de dialogue s’installe, qui permet au duc de Bourgogne de redevenir un acteur parfois impliqué dans certaines crises.

Ce processus ne doit pas être sous-estimé dans ses conséquences. Tout d’abord, parce que les leviers d’action des villes se placent à une échelle différente : elles n’ont pas un pouvoir coercitif aussi large que les princes territoriaux. Si certaines, comme Mons par exemple, peuvent contraindre le « plat pays » dans l’acheminement des surplus agricoles, souvent leurs capacités de commander ces espaces sont limités, et l’arbitrage ou l’aide des niveaux supérieurs est nécessaire pour qu’une action efficace s’opère. L’essor des villes avait été permis par l’augmentation des volumes de production, dirigés vers celles-ci. Mais elles ne pouvaient « contraindre » les seigneurs féodaux (comtes, abbayes ou chapitres urbains et riches propriétaires) à les envoyer sur les marchés urbains, et n’avaient qu’un pouvoir d’injonction limité sur les paysans et plus tard les bourgeois urbains qui avaient investi dans les campagnes. Par exemple le cas liégeois est très éloquent (BONNIVERT, 2020BONNIVERT, Antoine. La crosse, le glaive et le pain : L’évêque rhéno-­mosan et l’accès à la nourriture (XIIIe-XVe s.). Thèse (Doctorat en Histoire Médiévale) - Université Libre de Bruxelles, Bruxelles, 2020., cite JEAN DE STAVELOT, 1861STAVELOT, Jean de. Chronique. Édition de Adolphe Borgnet. Bruxelles : [s.n.], 1861., p. 398-399) : pendant la crise de 1437-1438, la ville tente d’enjoindre aux églises riches de ramener leurs rentes et cens en ville. En vain...

Dès les XIe-XIIe siècles, l’intensification de la commercialisation a donc rendu plus complexes les circuits de distribution des céréales, moins captives d’un lieu d’acheminement spécifique ; cette fluidité des échanges semble s’être aggravée en contexte de famine, comme le montrent plusieurs exemples, notamment dans la Flandre du XIVe siècle (BENITO I MONCLÚS, 2011BENITO I MONCLÚS, Pere. Famines sans frontières en Occident avant la « conjoncture de 1300 » : À propos d’une enquête en cours. In : BOURIN, Monique ; DRENDEL, John ; MENANT, François (Dir.). Les disettes dans la conjoncture de 1300 en Méditerranée occidentale. Rome : École française de Rome, 2011, p. 37-86.; ESPEEL, 2021ESPEEL, Stef. Prices and Crises : The Grain Economy in Fourteenth-­Century Flanders. Thèse (Doctorat en Histoire) - Universiteit Antwerpen, Anvers, 2021.). Enfin, le processus décisionnel se retrouvait drastiquement modifié dans ses contours : il quittait l’échelon seigneurial - avec un prince « providentiel » et son entourage de conseillers et d’officiers -, pour être désormais assumé par des institutions urbaines plastiques, dont le pouvoir allait, selon les circonstances et les lieux, être partagé entre certaines familles « patriciennes » (on met bien le terme entre guillemets), ou des groupes médians, par exemple des métiers, qui arriveront parfois à arracher temporairement ou durablement une participation aux processus de décision.

Dès lors, la question de la rationalité économique des acteurs se pose ici en des termes différents et en partie neufs. Mais les débuts du processus d’autonomisation des villes sont, aux Pays-Bas, très mal documentés. Ceci rend précieux les rares témoignages sur la période où la ville commence à s’affirmer comme un nouvel acteur, pendant lequel le début d’une nouvelle gestion pragmatique contre la famine émerge. La ville, comme on va le voir, devient le lieu d’une pratique concrète de l’administration de crise, dans lequel règne de moins en moins de confusion avec les dispositifs de nature spirituelle, qui restent dans les mains d’autres acteurs.

Un exemple éloquent peut être convoqué pour illustrer cette dynamique. La cité de Liège, capitale de la principauté épiscopale du même nom, se situe dans un espace soumis aux mêmes dynamiques qu’observées ailleurs : essor commercial, émergence d’institutions urbaines, après des périodes d’agitation politiques (KUPPER, 1991KUPPER, Jean-Louis. Le village était devenu une cité. In : STIENNON, Jacques (Dir.). Histoire de Liège. Toulouse : Privat, 1991, p. 33-73.). Mais elle présente aussi des spécificités : présence ecclésiastique particulièrement significative - avec un tissu religieux très dense, et des collégiales et abbayes riches. Elle est gouvernée par un prince-évêque, à la fois dépositaire des prérogatives politiques et religieuses, selon les règles de l’Église impériale. Ces églises participent largement à l’approvisionnement d’une ville de taille encore importante, au début du XIIe siècle - même si les chiffres de population font défaut, avant qu’elle ne connaisse un déclin ou en tout cas une stagnation, dans les siècles ultérieurs. Le milieu clérical qui faisait l’identité de la ville était aussi hautement lettré. On y retrouve donc des témoignages qui offrent une fenêtre de lecture intéressante sur la perception des élites religieuses vis-à-vis des tentatives émergentes de la communauté urbaine pour lutter contre la faim. On en épinglera deux, étalés sur deux siècles.

Le Chronicon rhythmicum leodiense, chronique rimée rédigée vraisemblablement par un chanoine de la cathédrale de Liège, peut-être Reimbald de Dongelberg, est le premier.13 13 « [1117] Post istius anni miserias, / tanta fuit annone caritas / ut, communi urbis consilio, / statuta sit quedam uenditio ; / sed frumentum ad quinque positum, / undecim est solidis uenditum. / Tempus enim et uita hominum / non per ipsos stat sed per Dominum. / [1118] Millesimo centesimo octodecimo / mortui sunt sed pauci Legiae, / nulla tamen causa penurie / sed qui longa fame languerant / et de locis aliis uenerant ». Chronicon Rythmicum Leodiense. In : DE CLERCQ, Charles (Éd.). Reimbaldi Leodiensis opera omnia. Turnhout : Brepols, 1966, p. 132. En 1117, après des chutes de pluie torrentielles qui ont amené à organiser des processions péri-urbaines, une famine ravage la cité de Liège. Le chanoine observe que le communi urbis consilio, institution qui nous est inconnue par ailleurs, mais rassemble vraisemblablement les notables urbains, décide une venditio. Le texte étant poétique et elliptique, le processus de celle-ci n’est pas parfaitement clair. Il s’agit sans doute de réguler, voire d’organiser une vente à prix plafonnés. Or le processus échoue : le prix (du muid de grain, vraisemblablement), fixé à cinq sous, dérape, et le grain est effectivement vendu à onze, soit plus du double. Bref, le processus de spéculation, malgré les efforts urbains, dérape. De manière très intéressante, le chanoine qui rédige constate queTempus enim, et vita hominum / non per ipsos stat, sed per Dominum. Dieu règle le temps (c’est-à-dire, ici, sans doute, la marche de l’Univers), et la vie des hommes, qui n’ont pas de prise sur celle-ci. Le chanoine condamne donc les gesticulations humaines, parfaitement vaines face aux édits célestes.14 14 Nous préparons avec Jean-Pierre Devroey et Antoine Bonnivert une étude plus approfondie de ce passage.

La logique composite des sources carolingiennes, en particulier des capitulaires, entremêlant le pragmatique et le cosmologique, n’a donc pas ici cours. Très clairement, c’est le second point de vue qui l’emporte. Au-delà des questions de sensibilité de l’auteur, il y a aussi ici à l’œuvre la nature des sources, très différentes. Le Chronicon est un texte foncièrement narratif qui cède aux codes du genre ; il est irrigué par le recours aux présages (tremblements de terre, inondations), et est donc l’expression d’une vision presque eschatologique, qui reflète une culture strictement religieuse.

Déportons notre regard vers l’aval. Exactement deux siècles plus tard, l’examen de la Lettre des Vénaux, le premier grand règlement organisant la vente des aliments à Liège, adopté sous l’évêque Adolphe de la Marck en 1317, permet de mesurer le chemin parcouru depuis 1117. Cette ordonnance urbaine ne présente plus de considérations spirituelles ; on est bien passé strictement du côté de la logique pragmatique et concrète. Edicté de concert avec les autorités urbaines, pourtant associées à l’évêque, aux chapitres et églises de la cité, le texte se place sous la bannière du « commun profit », avatar du célèbre « bien commun », pour justifier les dispositions édictées :

Sachent tuit que nous, considereit diligemment le common profit et utiliteit de nous et de tous habitans en nostre dicte citeit de Liege, grans, moyens et petis, eut sour che solempne traityet entre nous, et pour refreneir tous cheauz qui del temps passeit ont alleit et faite apparamment contre lesdis commons profit et utiliteit de nostre dicte citeit.15 15 LETTRE des Vénaux, par laquelle l’évêque Adolphe, le chapitre de Saint-Lambert, le conseil et la communauté de Liège publient un règlement pour la vente des denrées de consommation, 16 mai 1317. In : BORMANS, Stanislas (Éd.). Recueil des Ordonnances de la Principauté de Liège: Première série (974-1506). Bruxelles : Fr. Gobbaerts, 1878, p. 161.

On peut affirmer qu’une vraie disjonction s’était opérée dans la gestion quotidienne du marché, et même de la plupart des crises. Mais, en embrassant d’un regard large les évolutions susnommées, on doit aussi faire droit à la nuance. A deux niveaux : si l’avènement d’une gestion des crises alimentaires principalement décidée sur un plan « pragmatique et économique » et au niveau local, sur une base quotidienne, s’affirme déjà au début du XIIe siècle dans certains endroits, force est de suggérer qu’elle est probablement antérieure. Les attitudes des évêques et des comtes cités supra en présentent déjà certains traits ; elles ont peut-être servi de modèles aux communautés urbaines en voie d’affirmation. Par ailleurs, même bien ancrée, cette disjonction entre les logiques n’évacue pas complètement du champ social les attributions des crises à la divinité, et le recours à des pratiques religieuses qui visent à favoriser la fertilité, attirer la bienveillance du ciel sur les récoltes. Les pratiques de Rogation et la récitation des litanies restent récurrentes durant l’Ancien Régime, principalement en milieu rural. Les processions exceptionnelles, en contexte de pluies surabondantes ou de sécheresses, ou d’épidémies (ARMOGATHE, 2006ARMOGATHE, Jean-Renaud. A calamitatibus libera me : De la prière psalmique à l’invocation litanique. In : COLLOQUE L’HOMME FACE AUX CALAMITÉS NATURELLES DANS L’ANTIQUITÉ ET AU MOYEN ÂGE, 2005, Beaulieu-sur-Mer. Actes… Paris : Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2006, p. 119-127.), existent aussi en ville, jusqu’à très tard.16 16 À l’époque moderne, les processions ont été considérées comme un « proxy » utilisé pour la reconstruction du climat (BARRIENDOS, 2010). Elles sont toutefois plus spécifiquement décidées par le monde clérical, qui peut certes s’associer à la communauté urbaine dans certains cas.

En fait, les contextes les plus tragiques favorisent la réactivation des logiques d’action « totales », à la fois cosmologiques, spirituelles et pratiques : les bans urbains décidés en temps de peste témoignent d’une « ré-intrication » des paradigmes, lorsqu’ils visent à restaurer un certain ordre « moral », en règlementant les tenues vestimentaires, les pratiques conjugales, en supprimant les jeux de hasard ou les blasphèmes. Il en est ainsi à Tournai pendant la Grand Peste, comme le constate le célèbre témoignage de l’abbé Gilles le Muisit,17 17 GILLES LE MUISIT. Chronique et annales de Gilles le Muisit, abbé de Saint-Martin de Tournai (1272-1352). Paris : Société de l’histoire de France, 1906, p. 254 et suivantes. qui note que le clergé profitait matériellement de la crise. Gilles détaille les mesures à la fois morales, religieuses, et pratiques adoptées par la communauté. La découverte toute récente, presque miraculeuses, de copies des bans urbains contemporains du chroniqueur et que l’on croyait perdus à tout jamais, confirme son témoignage et montre qu’à côté des dispositions concrètes relatives à l’approvisionnement, à la police quotidienne, certaines mesures d’ordre moral sont réitérées au fil de la crise (BILLEN ; BOONE, 2021BILLEN, Claire ; BOONE Marc. Bans et édits pour la ville de Tournai en temps de peste (1349-1351) : Les transcriptions retrouvées de Frédéric Hennebert. Bruxelles : Commission Royale d’Histoire, 2021.), sans doute pour conjurer la tragédie épidémique.

A côté de cette intrication occasionnelle, se retrouvent, de manière moins surprenante, dans les sources narratives et les chroniques, certains mécanismes attributifs des crises au surnaturel, même si c’est selon des modalités complexes. Y prolifèrent encore les présages (comètes, éclipses), parfois considérés comme de simples signes de la catastrophe qui se profile, ou qui participent à la mise en branle de celle-ci, selon les registres explicatifs qui cèdent aux modèles de l’astrologie/astronomie en vogue.18 18 Draelants (1995), jusqu’à 1200 ; Labbé (2017, p. 134-138) suggère que c’est au XVe siècle que l’attribution « scientifique » des phénomènes d’épidémie et de crise sanitaire aux phénomènes célestes devient prégnant : mais celui-ci est déjà présent dans de nombreux récits de peste, de manière plus ou moins sophistiquée ou allusive. Pour rester à Liège, citons la Chronique de 1402 qui écrit, pour décrire la grande famine de 1315-1317 : « De plus, la comète qui annonce une grande mortalité future, a été vue cette année aux alentours du début du Carême ».19 19 Trad. libre de l’auteur : « Insuper comete stella que magnam mortalitatem futuram presignat, eodem anno circa initium quadragesime visa est ». BACHA, Eugène (Éd). La chronique liégeoise de 1402. Bruxelles : Kiessling, 1900, p. 278.

Ici encore, dès lors, des nuances s’imposent. Comme observé supra, des ordres de compréhension et d’action peuvent s’entremêler chez un même individu - et ce phénomène survivra vraisemblablement à l’époque carolingienne. Cet état de fait n’exclut évidemment pas, à un niveau collectif, la prégnance de certains « modes logiques » prédominants, voire exclusifs, chez des catégories spécifiques de population, en fonction de leur « prisme de lecture » préférentiel du monde et leur champ d’activité. Le chanoine de Saint-Lambert ou le chroniqueur anonyme de 1402 n’ont pas la même interprétation des évènements que les élites laïques qui leur sont contemporaines. Dans les Pays-Bas des XIIe-XIVe siècles, l’affirmation urbaine a favorisé un relatif éloignement de l’activité de gestion urbaine vis-à-vis des considérations cosmologiques - ce qui ne nous dit rien, toutefois, sur les croyances profondes et personnelles des administrateurs, marchands, gens de métier ou « patriciens » impliqués au quotidien dans la gestion de la ville. Cette autonomie relative du politique et de l’administratif qui s’observe au quotidien dans les textes est par ailleurs chamboulée par des crises existentielles majeures. Ces observations confirment la complexité de l’analyse des ressorts des croyances et des rationalités, la difficulté d’en démêler les niveaux individuels et collectifs, de manière synchronique et au même endroit, comme de manière diachronique. Nul doute que les historiens aient en la matière beaucoup de terrains possibles de discussions avec les spécialistes de la sociologie du choix rationnel.

Conclusion provisoire : Rationalité pratique et mémoire des crises

Au-delà de la coexistence ou multiplicité des niveaux de rationalité, on peut encore proposer des pistes pour une recherche future : un des champs encore en friche dans l’étude des crises médiévales est celui de l’acquisition progressive d’une « expertise », évidemment fondamentale dans la compréhension des ressorts d’analyse et d’action. Quelle mémoire institutionnelle était possédée par les acteurs en charge de l’administration de matières en lien avec l’approvisionnement ? Au fil des générations, se souvenait-on des solutions qui avaient fonctionné, ou échoué ?

L’analyse des dispositifs correctifs apportés après une crise permet de distinguer plusieurs niveaux d’adaptation, dont l’existence aux différents niveaux de pouvoir médiévaux, de l’époque carolingienne aux communautés urbaines, mérite d’être posée. Au stade le plus « élaboré » - mais sans émettre de jugement de valeur, évidemment -, les sociétés élaborent des feuilles de route qui indiquent les manières de prévenir la survenance des crises et d’installer des mécanismes correctifs. Cette forme de « métaréflexion » est toutefois rare, même dans le monde contemporain. Ces dispositifs ne sont évidemment pas présents tels quels dans les sociétés d’Ancien régime. On sait que des plans d’analyse des mécanismes d’apparition de la faim ont été rédigés par des agents publics ou des lettrés pendant l’époque moderne. Mais force est de constater que l’on ne peut parler d’une politique systémique et globale médiévale visant à la sécurité alimentaire, malgré la mobilisation de dispositifs parfois complexes, comme des greniers publics, par exemple.

Pour la période déjà très longue qui court de l'époque carolingienne jusqu’au moment de l’affirmation des villes, et marquée par les inflexions signalées supra, on peut toutefois suggérer des « formes » de mémoire de certaines attitudes fructueuses vis-à-vis de la faim. Bien différente dans leurs effets, elles s’articulent encore une fois - et parfois de manière simultanée -, autour des différents « ordres de logique » dont on a vu la parfois très forte intrication, et l’évolution sur plusieurs siècles.

Il faut d’abord revenir à l’usage du topos mobilisé dans les biographies des personnages exemplaires. Dans plusieurs des récits hagiographiques ou biographiques des Xe-XIIe siècles, le caractère avisé des administrateurs est comparé à la figure vétéro-testamentaire de Joseph qui, devenu haut fonctionnaire du royaume de pharaon, avait stocké du grain pendant sept années (LAUWERS, 2022LAUWERS, Michel ; SCHNEIDER, Laurent (Dir.). Mises en réserve : Production, accumulation et redistribution des céréales dans l’Occident médiéval et moderne. Toulouse : Presses universitaires du Midi, 2022.). C’est une comparaison très ancienne, que l’on retrouvait déjà dans des récits alto-médiévaux. Selon la Genèse, Joseph avait accumulé sagement des surplus pour traverser la famine, car il avait correctement interprété les présages que le souverain n’arrivait pas à comprendre. L’assimilation des évêques alto-médiévaux avec le sage hébreu conforte l’image des prélats, en les dépeignant comme des administrateurs avisés, rationnels et sensés, capables de projection sur plusieurs années.

Qu’il s’agisse ici de topoi ne pose pas de problème de vraisemblance - attention, nous n’écrivons pas que les récits sont authentiques, mais plausibles. Les auteurs cléricaux des biographies et récits hagiographiques puisaient dans un répertoire familier d’images ou d’exemples bibliques qu’ils attachaient à la figure dont ils écrivaient la vie. Certains des clichés hagiographiques empruntés à l’héritage vetero-testamentaire ou patristique sont certes d’un très haut niveau de généralité, peu spécifiques sur les solutions concrètes apportées aux problématiques économiques qui se posent aux grands administrateurs monastiques, épiscopaux, voire royaux. Mais même ainsi, ils forment une sorte de socle élémentaire de la « mémoire de crise » et donc des attitudes attendues, sinon adoptées par le dirigeant idéal en contexte de faim. Ils se sédimentent dans l’hagiographie, les sermons, les chroniques, plus tard les recueils d’exempla,20 20 Le terme, on le sait, est d’un usage polysémique, et s’inscrit dans une tradition multiforme, qui remonte à la rhétorique antique. À ce sujet, voir la mise au point de Beaulieu et Ditmar (2015), qui complète Le Goff, Schmitt et Bremond (1982). et conjuguent leurs effets avec d’autres textes. Cet « imaginaire » de la crise se perpétue longtemps, et sous d’autres formats : on observe ainsi que l’histoire de Joseph est encore jouée à la fin du XVe siècle à Lille, lors des représentations théâtrales populaires des mystères, représentations qui sont données sinon dans un contexte de famine, en tout cas au beau milieu d’un « trend » céréalier pour le moins tendu (BARLA, 2022BARLA, Nicolas. Pour la necessitet du povre peuple : La gestion des crises alimentaires à Lille et Mons au XVe siècle. Bruxelles : Académie Royale de Belgique, 2022., p. 259).

D’autres textes, comme les règles monastiques, par exemple, ont un statut plus ambigu en la matière. A l’instar de la Règle de Saint-Benoît, elles prescrivent l’accueil des hôtes et des pauvres - donc des affamés (pauperes recreare, nudum vestire) (ALBINI, 2017ALBINI, Giulia. Pauperes recreare : Accoglienza e aiuto ai poveri nelle comunità monastiche (secoli VI-XI). Hortus Artium Medievalium, v. 23, n. 1, p. 490-499, mai 2017.), mais comprennent peu de dispositions concrètes sur l’administration de la famine, et se focalisent plutôt sur le projet spirituel, le jeûne monastique (RIERA-­MELIS, 2003) ou la bonne gestion du monastère. Dans la culture majoritaire cléricale qui s’impose aux élites carolingiennes et du début du Haut Moyen Âge, les vitae ou les exempla sacrés, voire certaines chroniques, représentent un des principaux réservoirs d’attitudes prescriptives, en matière morale - même si l’héroïsme des figures invoquées est souvent hors d’atteinte du commun, et est donc un horizon lointain. Ces textes sont une des formes de « mémoire » des solutions les plus facilement mobilisables dans certains milieux, et réitérés par des lectures ou récitations fréquentes. Dans un monastère, la fréquentation de l’historiographie produite dans l’environnement immédiat soutient la conscience historique, les identités, mais guide aussi certaines attitudes vis-à-vis du présent, a fortiori dans un monde qui prise moins, voire décourage l’innovation, et recherche l’inscription dans une tradition (SANSTERRE, 2003SANSTERRE, Jean-Marie (Éd.). L’autorité du passé dans les Sociétés Médiévales. Rome : Publications de l'École française de Rome, 2003.). Les historiens « pragmatiques » imprégnés de la logique contemporaine et qui analysent la rationalisation médiévale des crises ne peuvent donc que sous-estimer ces formes de « mémoires » des solutions, qui échappent au registre classique des attitudes idoines des gestionnaires. Elles sont à notre sens importantes, au moins jusqu’au XIe siècle et méritent en tant que telles une plus grande attention de la communauté scientifique.

Le recours à une mémoire archivée, qui mobilise des textes à vocation pratique et concrète, est un autre soutien à la rationalité économique. Celle-ci utilise les expériences passées pour répondre aux défis du présent. Au XVe siècle, dans les Pays-Bas (à Lille et Mons), on a par exemple des indices ténus mais non ambigus de la consultation en période de crise des délibérations anciennes des autorités communales pour gérer des famines. Ceci implique la tenue ordonnée de la mémoire écrite, des pratiques de scripturalité spécifiques, qui sont le propre des sociétés postérieures à la révolution de l’écrit. Les communautés étaient parfois confrontées à des choix cornéliens : ouvrir le marché céréalier, en espérant attirer des surplus importés qui viendraient soulager la tension économique - mais cela impliquait de laisser les prix se former selon les « lois du marché », et sans doute à un niveau assez haut, en raison de la pénurie ; ou imposer des maxima aux prix des grains, au risque de ne plus être attractives pour les importateurs potentiels de céréales, tentés de diriger leurs excédents vers d’autres localités où la vente était plus rémunératrice (BARLA, 2022BARLA, Nicolas. Pour la necessitet du povre peuple : La gestion des crises alimentaires à Lille et Mons au XVe siècle. Bruxelles : Académie Royale de Belgique, 2022., p. 203-205 ; p. 309-310). Le retour sur les bans et délibérations anciennes permettait de poser les bons choix.

De pareilles mentions dans les sources sont assez rares, ce qui ne signifie pas que le recours aux archives était exceptionnel, au moins pour le Bas Moyen Âge. Les recueils d’archives urbaines sont déjà observés dans les Pays-Bas dès les années 1280 - et sont probablement plus anciens, par exemple à Saint-Omer, Douai, Tournai ou Mons (BILLEN ; BOONE, 2021BILLEN, Claire ; BOONE Marc. Bans et édits pour la ville de Tournai en temps de peste (1349-1351) : Les transcriptions retrouvées de Frédéric Hennebert. Bruxelles : Commission Royale d’Histoire, 2021., p. 22-25). Ils deviennent de plus en plus spécifiques, distinguant entre les « genres » documentaires (recueils de bans, de délibérations, c’est-à-dire les procès-verbaux des débats des autorités), ce qui permet une consultation informée et pratique des attitudes prises antérieurement. L’examen de ces attitudes devrait toutefois être étendu et systématisé par la recherche, car la « diplomatique urbaine » reste un chantier en pleine expansion.

Ce recours aux archives antérieures n’est toutefois pas l’apanage des villes. Pour les périodes plus anciennes, on peut déjà observer que des trains de mesures réitèrent des dispositifs antérieurs, ce qui montre bien qu’on était capable d’exhumer des solutions : les collections de capitulaires, aussi disponibles dans les bibliothèques carolingiennes, montrent la réactivation de crises en crises de mesures identiques ou parentes.21 21 Sur les collections des capitulaires carolingiens, le travail de H. Mordek (1995) reste fondamental ; il révise les travaux anciens et fondateurs de plusieurs grands spécialistes (comme GANSHOF, 1957). Voir aussi l’immense travail de Bühler (1986), et les nombreux travaux de R. McKitterick (1990 ; 1995, par exemple) sur l’écrit dans le monde carolingien. Dans les capitulaires, certaines dispositions avaient une vocation pérenne - et déployaient donc leurs effets de manière constante. D’autres mesures adoptées en contexte de crise sont, par contre, des réactions circonstancielles et ponctuelles à la crise. Les capitulaires, d’une nature hybride par rapport à nos catégories contemporaines du juridique et de l’administratif, sédimentent donc une expérience potentiellement remobilisable. On peut certainement évoquer des attitudes similaires dans les communautés religieuses, dont les plus savants membres ont accès aux « trésor des chartes ».

Il ne faut donc pas attendre la rédaction savante de traités sur des questions spécifiques liées aux crises - sanitaires ou de la faim, qui sont plutôt le propre de l’époque moderne (MEYZIE, 2010MEYZIE, Philippe. Alimentation, pouvoirs et politique. In : MEYZIE, Philippe (Dir.). L’alimentation en Europe à l’époque moderne : Manger et boire, XVIe s.-XIXe s. Paris : Armand Colin, 2010, p. 189-215.; CLÉMENT, 2000CLÉMENT, Alain. La spécificité du fait alimentaire dans la théorie économique : Les fondements historiques et les enjeux. Ruralia, n. 7, p. 1-18, 2000.), pour voir les sociétés réfléchir aux « bonnes solutions » et attitudes. Paysans et citadins adopteront des dispositifs préventifs - rotation et diversité des cultures, greniers urbains…, ou correctifs pour garantir leur sécurité alimentaire. Que ces mesures ne soient pas systématiques ou cohérentes, qu’elles ne soient pas toujours ou rarement efficaces, ne doit pas nous conduire à les considérer, du Haut au Bas Moyen Âge, comme dépourvues de rationalité pragmatique. Sans même revenir au rappel qui inaugurait cet article sur les modèles finalement récents d’explication des famines, il faut aussi rappeler que les historiens contemporains discutent encore aujourd’hui de l’enchevêtrement complexe des processus de la faim, de la maladie et de la guerre, aux effets cumulatifs. L’émergence du champ de la « gestion de crise » et du risque, récente, a donné lieu à la création de journaux scientifiques à part entière, par exemple Risk Analysis. Mais l’anticipation rationnelle du risque, utilisant des outils mathématiques probabilistes, très développée, n’est pourtant pas toujours la boussole infaillible dont s’arment les autorités.

Ces observations finales permettent de relativiser « l’irrationalité » ou le caractère peu efficient des dispositifs mis en place par les acteurs médiévaux. Et cela, dans un contexte, de surcroît, où leur agentivité était limitée par des contraintes logistiques colossales, au point que certains historiens, comme on l’a vu, remettent en doute la possibilité même d’une action efficace.

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  • WILKIN, Alexis. Famines et paupérisation : Évêques et abbés face à la détresse, entre paternalisme et économie politique. In : BENITO I MONCLÚS, Pere ; CAROCCI, Sandro ; FELLER, Laurent (Éd.). Économies de la pauvreté au Moyen Âge. Madrid : Casa de Velázquez ; Rome : École Française de Rome, 2023, p. 219-241.
  • 1
    Il y a sur le sujet une littérature immense. Sur l’origine du concept en sciences économiques, notamment utilisé par Wilfried Pareto, voir Caruso (2012CARUSO, Sergio. Homo œconomicus : Paradigma, critiche, revisioni. Florence : Firenze University Press, 2012.). Discussion plus générale, dépassant le cadre de l’économie, et touchant plus largement aux déterminants de l’action rationnelle, dans Boudon (2003BOUDON, Raymond. Beyond Rational Choice Theory. Annual Review of Sociology, v. 29, p. 1-21, 2003.). L’idée de la « bounded rationality » a été exprimée en économie par Simon (1982-1997).
  • 2
    Pour l’application des modèles explicatifs aux crises frumentaires, voir Pere Benito i Monclús (2013).
  • 3
    On se référera en particulier à Devroey (2019DEVROEY, Jean-Pierre. La nature et le roi : Environnement, pouvoir et société à l’âge de Charlemagne (740-820). Paris : Albin Michel, 2019.).
  • 4
    ADALARD DE CORBIE. Statuta seu Brevia Adalhardi abbatis Corbeiensis. In : SEMMLER, Josef (Éd.). Corpus consuetudinum monasticarum. V. 1. Siegburg : Franz Schmitt, 1963, p. 355-422.
  • 5
    Voir MAURY, Liliane. Lévy-Bruhl et La mentalité primitive. In : Bibnum : Textes fondateurs de la science analysés par les scientifiques d’aujourd’hui, nov. 2011. Disponible dans : https://journals.openedition.org/bibnum/697 . Consulté le 22 déc. 2022. On renvoie en particulier à Boudon (2003BOUDON, Raymond. Beyond Rational Choice Theory. Annual Review of Sociology, v. 29, p. 1-21, 2003.), et à l’usage de Weber par les médiévistes sur les types de rationalité, cité supra. Mais aussi à l’œuvre de Lévy-Bruhl (1931) sur la mentalité « primitive » (ce dernier terme ayant entraîné une disqualification excessive de son oeuvre), sur l’utilisation conjointe de ressorts ou d’artifices « magiques » ou surnaturels et la présence d’attitudes « pragmatiques », observés de manière simultanée chez des peuples premiers.
  • 6
    Sur ce sujet, on attend le beau livre de Jean-Pierre Devroey sur Agobard de Lyon, à paraître en 2023 et dont nous avons eu la primeur.
  • 7
    Voir Wilkin (2019WILKIN, Alexis. Le concept de crise est-il utile pour l’Histoire médiévale ? Mélanges de l’École française de Rome : Moyen Âge, v. 1, n. 131, p. 79-95, 2019.) ; et plus spécifiquement : Peytremann (2013PEYTREMANN, Edith. Structures et espaces de stockage dans les villages alto-médiévaux (6e-12e s.) de la moitié septentrionale de la Gaule : Un apport à l’étude socio-économique du monde rural. In : VIGIL-­ESCALERA GUIRADO, Alfonso; BIANCHI, Giovanna ; QUIRÓS, Juan Antonio (Éd.). Horrea, Barns and Silos : Storage and Incomes in Early Medieval Europe. Bilbao : Euskal Herriko Unibertsitateko Argitalpen Zerbitzua, 2013, p. 39-56.) ; Lauwers, Schneider (2022LAUWERS, Michel ; SCHNEIDER, Laurent (Dir.). Mises en réserve : Production, accumulation et redistribution des céréales dans l’Occident médiéval et moderne. Toulouse : Presses universitaires du Midi, 2022.).
  • 8
    Capitulaire de Thionville. In: BORETIUS Alfred (Éd.). Monumenta Germaniae historica. Legum sectio ii. Capitularia Regum Francorum. V. 1. Hanovre: Impenses Bibliopolii Hahnianī 1883, n. 44, p. 122-123 (805).
  • 9
    ARDON. Vie de Benoît d’Aniane. Bégrolles en Mauges : Abbaye de Bellefontaine, 2001, chapitre IV.
  • 10
    ANSELME DE LIÈGE. Gesta episcoporum Tungrensium, Traiectensium et Leodiensium. In : PERTZ, Georges-Henri (Éd.). Monumenta Germaniae Historica (MGH), Scriptores (SS) 7, 1846, chapitre 53, p. 221 ; LAMBERT DE DEUTZ. Vita Heriberti. In : VOGEL, Bernhard (Éd.). MGH SS ad usus scholarum 73, 2001, chapitre 7, p. 163-164.
  • 11
    GALBERT DE BRUGES. Histoire du meurtre de Charles le Bon, comte de Flandre. Paris : Alphonse Picard, 1891, p. 5-7.
  • 12
    Parmi une littérature surabondante : Boucheron ; Menjot ; Boone (2011BOUCHERON, Patrick ; MENJOT, Denis ; BOONE, Marc. Histoire de l’Europe urbaine. V. 2 - La ville médiévale. Paris : Points, 2011.) ; Billen et al. (2021BILLEN, Claire ; BOONE Marc. Bans et édits pour la ville de Tournai en temps de peste (1349-1351) : Les transcriptions retrouvées de Frédéric Hennebert. Bruxelles : Commission Royale d’Histoire, 2021.) ; Boone (2010).
  • 13
    « [1117] Post istius anni miserias, / tanta fuit annone caritas / ut, communi urbis consilio, / statuta sit quedam uenditio ; / sed frumentum ad quinque positum, / undecim est solidis uenditum. / Tempus enim et uita hominum / non per ipsos stat sed per Dominum. / [1118] Millesimo centesimo octodecimo / mortui sunt sed pauci Legiae, / nulla tamen causa penurie / sed qui longa fame languerant / et de locis aliis uenerant ». Chronicon Rythmicum Leodiense. In : DE CLERCQ, Charles (Éd.). Reimbaldi Leodiensis opera omnia. Turnhout : Brepols, 1966, p. 132.
  • 14
    Nous préparons avec Jean-Pierre Devroey et Antoine Bonnivert une étude plus approfondie de ce passage.
  • 15
    LETTRE des Vénaux, par laquelle l’évêque Adolphe, le chapitre de Saint-Lambert, le conseil et la communauté de Liège publient un règlement pour la vente des denrées de consommation, 16 mai 1317. In : BORMANS, Stanislas (Éd.). Recueil des Ordonnances de la Principauté de Liège: Première série (974-1506). Bruxelles : Fr. Gobbaerts, 1878, p. 161.
  • 16
    À l’époque moderne, les processions ont été considérées comme un « proxy » utilisé pour la reconstruction du climat (BARRIENDOS, 2010BARRIENDOS, Mariano. Les variations climatiques dans la péninsule ibérique : L’indicateur des processions (XVIe-XIXe siècle). Revue d’histoire moderne et contemporaine, n. 57-3, p. 131-159, juil./sept. 2010.).
  • 17
    GILLES LE MUISIT. Chronique et annales de Gilles le Muisit, abbé de Saint-Martin de Tournai (1272-1352). Paris : Société de l’histoire de France, 1906, p. 254 et suivantes.
  • 18
    Draelants (1995DRAELANTS, Isabelle. Éclipses, comètes, autres phénomènes célestes et tremblements de terre au Moyen Âge : Enquête sur six siècles d’historiographie médiévale dans les limites de la Belgique actuelle (600-1200). Louvain-la-Neuve : Presses Universitaires de Louvain, 1995.), jusqu’à 1200 ; Labbé (2017LABBÉ, Thomas. Les catastrophes naturelles au Moyen Âge. Paris : CNRS Éd., 2017., p. 134-138) suggère que c’est au XVe siècle que l’attribution « scientifique » des phénomènes d’épidémie et de crise sanitaire aux phénomènes célestes devient prégnant : mais celui-ci est déjà présent dans de nombreux récits de peste, de manière plus ou moins sophistiquée ou allusive.
  • 19
    Trad. libre de l’auteur : « Insuper comete stella que magnam mortalitatem futuram presignat, eodem anno circa initium quadragesime visa est ». BACHA, Eugène (Éd). La chronique liégeoise de 1402. Bruxelles : Kiessling, 1900, p. 278.
  • 20
    Le terme, on le sait, est d’un usage polysémique, et s’inscrit dans une tradition multiforme, qui remonte à la rhétorique antique. À ce sujet, voir la mise au point de Beaulieu et Ditmar (2015BEAULIEU, Marie Anne Polo de ; DITTMAR, Pierre-Olivier. Polysémie de l’exemplum : Modèle moral, modèle iconographique. In : XLVe CONGRÈS DE LA SHMESP - APPRENDRE, PRODUIRE, SE CONDUIRE : LE MODÈLE AU MOYEN ÂGE, 2014, Nancy et Metz . Actes… Paris : Éd. de la Sorbonne, 2015, p. 285-298.), qui complète Le Goff, Schmitt et Bremond (1982).
  • 21
    Sur les collections des capitulaires carolingiens, le travail de H. Mordek (1995MORDEK, Hubert. Bibliotheca capitularium regum Francorum manuscripta : Überlieferung und Traditionszusammenhang der fränkischen Herrschererlasse. Munich : Monumenta Germaniae Historica, 1995.) reste fondamental ; il révise les travaux anciens et fondateurs de plusieurs grands spécialistes (comme GANSHOF, 1957GANSHOF, François-Louis. Recherches sur les capitulaires. Revue historique de droit français et étranger, v. 35, p. 33-87, p. 196-246, 1957.). Voir aussi l’immense travail de Bühler (1986BÜHLER, Arnold. Capitularia relecta : Studien zur Entstehung und Überlieferung der Kapitularien Karls des Großen und Ludwigs des Frommen. Archiv für Diplomatik, v. 32, p. 305-501, 1986.), et les nombreux travaux de R. McKitterick (1990 ; 1995, par exemple) sur l’écrit dans le monde carolingien.

Publication Dates

  • Publication in this collection
    09 Oct 2023
  • Date of issue
    May-Aug 2023

History

  • Received
    22 Dec 2022
  • Accepted
    22 Mar 2023
Pós-Graduação em História, Faculdade de Filosofia e Ciências Humanas, Universidade Federal de Minas Gerais Av. Antônio Carlos, 6627 , Pampulha, Cidade Universitária, Caixa Postal 253 - CEP 31270-901, Tel./Fax: (55 31) 3409-5045, Belo Horizonte - MG, Brasil - Belo Horizonte - MG - Brazil
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