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Descartes et la technique

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Descartes et la technique

Autor: Georges Canguilhem

Tradutor: Lígia Fraga Silveira

Departamento de Filosofia - Faculdade de Educação, Filosofia, Ciências Sociais e da Documentação - UNESP - 17500 - Marília - SP

O interesse de apresentar o original francês deste artigo de Georges Canguilhem de 1937 e sua tradução, decorre não só da dificuldade que muitos estudiosos de Descartes encontram para ter em mãos textos raros aqui entre nós, como da importância do próprio tema desenvolvido pelo autor.

Trata-se de uma exposição feita por Canguilhem no 9.º Congresso Internacional de Filosofia consagrado a Descartes e que pode ser completado por uma leitura de "Machine et Organisme", uma conferência do autor no Collège philosophique (1946-1947) e que foi retomada em sua obra La Connaissance de la vie, J. Vrin, Paris, 1971.

Quanto ao artigo ora reproduzido Descartes et la Técnique encontra-se em Actualités Scientifiques et Industrielles, n.º 531, Hermann et Cie Editeurs, Paris, 1937, II, pp. 77-85.

SOMMAIRE - L'activité technique est-elle un simple prolongement de la connaissance objective, comme il est devenu commum de le penser à la suite de la philosophie positiviste, ou bien est-elle l'expression d'un "pouvoir" original, créauteur en son fond, et pour lequel la science élaborerait, parfois à la suite, un programme de développement ou un code de précautions? La philosophie cartésienne paraît avoir abordé de face ce problème important et avoir considéré le rapport de la théorie et de la pratique de façon plus ample et nuancée qu'on ne le croit généralement. On est en droit de penser que la réflexion sur la signification de la technique est centrale dans le système cartésien.

Descartes n'a cessé d'affirmer que la sciente dont il avit l'ambition de donner à l'humanité à la fois l'exemple et le modèle était une science "utile à la vie". Certains passages des Principes semblent même laisser entendre que l'utilité de la physique cartésienne dispenserait de s'interroger sur son objectivité (1, p. 123). On n'en doit cependant tirer aucun droit d'assimiler la pensée de Descartes à ces philosophies qui ont, de nos jours, tenté, à diverse fins et de diverses façons, de réduire toutes les valeurs du jugement à la valeur pragmatique. Descartes a très expressément et très fréquemment dit que l'efficacité des arts a pour condition la vérité de la connaissance, remarquant même que le développement d'un art rudimentaire est le signe que ses règles utilisent inconsciemment des vérités (1, p. 18). Et bien qui'il n'y ait pas dans son oeuvre de traité spécialement consacré au problème technique, il ne nous est pas interdit de penser que la réflexion philosophique sur la nature et la valeur de l'acitivité technique n'est pas chez Descartes accidentelle ni secondaire. Après Léonard de Vinci et Bacon et comme eux, Descartes relève le travail, la construction des machines et l'accommodement par eux de la nature à l'humanité, du mépris dans lequel les avaient tenus la pensée philosophique des anciens, exception faite pour les atomistes.

Sur ce point de doctrine, il n'est pas douteux que la pensée cartésienne a conscience de marquer une conversion. C'est seulement en cessant de considérer le Discours de la Méthode comme l'histoire d'une formation qu'on pourrait être surpris par l'opposition des principes de la morale tels qu'ils sont exposés à la troisième partie et à la sixième partie, confirmée par la préface des Principes. La résignation stoicienne à la séparation entre ce qui dépend de l'homme et ce qui n'en dépend pas, la résolution de changer les désirs humains plutôt que l'ordre du monde, comme par exemple de ne pas désirer la santé au moment de la maladie, tous ces aveux d'humilité, et d'impuissance sont point par point contredits par la profession de foi technicienne, par l'enthousiasme dominateur qui inaugure la sixième partie. Rendre l'homme "Maitre et possesseur de la nature", souhaiter l'invention d'une infinité d'artifices utiles, s'exempter des maladies et peut-être aussi vaincre la mort, tous ces voeux clairement formulés sont présentés comme tout autre chose que des songes. Renonçant à faire de nécessité vertu, Descartes se propose et nous propose de tourner en puissance la connaissance de la nécessité. On sait comment la philosophie stoicienne niait aussi vigoureusement le progrès humain qu'elle affirmait la providence divine. Toute philosophie qui identifie réalité et finalité doit stabiliser les attributs humains dans un système hiérarchique de qualités et d'essences d'où toute possibilité de correction et de réaménagement est exclue comme devant entrainer ïa chute de tout l'édifice. Selon les stoiciens, l'espèce humaine est dès l'origine pourvue de toutes ses perfections et quand le monde renaitra de l'embrasement universel, la même humanité et le même Socrate renaitront. La pensée stoicienne est si peu équivoque que Lucrèce, au cinquième livre du De rerum natura, dans l'intention de la réfuter, lie la négation de tout plan providentiel relatif à l'univers à l'affirmation du progrès technique par lequel l'humanité, toujours plus ingénieuse et mieux informée, modifie son rapport au milieu cosmique, se donne ce qui ne lui fut pas donné et s'élève par le travail jusqu'à la perfection dont toute philosophie théologique la fait descendre (1 (1 ) Nunque alid ex alio clarescere corde videbant Artibus ad summun donec venere cacumen. (De rerum natura, V.º Livre, vers 1456-1457). ).

Dans la doctrine de Descartes, comme dans celle des atomistes, une matière sans qualités réeles, un univers sans hiérarchie téléologique sont les raisons métaphysiques de la foi en l'efficacité créatrice de la technique. L'énergique négation de la finalité naturelle est dans la philosophie de Descartes la condition d'une théorie mécanique de la nature et d'une théorie mécanicienne de l'art. A cet égard, il n'est pas sans intérêt de remarquer que le soin mis par Descartes à défendre, dans sa théorie des vérités éternelles, l'absolue liberté de Dieu et à combattre toute interprétation des attributs divins qui, les distinguant les uns des autres, les subordonnerait les uns aux autres, et spécialment la volante à l'entendement, est pleinement intelligible dans l'hypothèse qui fait de la préocupation technique un des foyers de la philosphie cartésienne. N'admettre pas la moindre antériorité, même logique, de l'entendement sur la volonté, tenir les principes de toute connaissance vraie dans sa forme comme dans son contenu pour des créautures, ce n'est pas seulement libérer Dieu d'un esclavage incompatible avec son infinité, c'est nier la finalité dans l'univers. Cette négation n'est pas seulement la condition préliminaire d'une intelligence effective de la matière réduite à l'extériorité quantitative, elle est, aussi et par là même, la raison de formuler l'obligation pour l'homme de la construction technique et d'en augurer le succès.

Qu'est-ce que Descartes connaissait et espérait des techniques? Sa correspondance, releu de ce point de vue, nous impose l'image d'un homme très diversement curieux de recettes et de pratiques et très attentif à découvrir en chacune d'elles les causes ou les lois que en expliquent l'efficacité. Sans doute, la taille des verres pour instruments d'optique, la construction des machines et l'art médical sont-ils les sujects les plus communs de ses réflexions. Mais les routines du campagnard et du soldat comme aussi l'information pragmatique du voyageur lui fournissent des termes nombreux de comparaison ou des occasions de vérifier ses explications théoriques. La croissance des végétaux transplantés en fonction des terrains, la maturation des fruits sur les arbres, la fabrication du beurre par séparation des corps différemment denses, la façon dont les enfants se hissent sur les chevaux en agitant les jambes, la sonnerie des cloches en vue de crever les nuages à foudre, sont autant d'invitations à réfléchir que la vie à la campagne lui a offertes. Le soldat sait qu'on frotte d'huile les pointes des piques pour les nettoyer et qu'il y paraît quelquefois des flammes. L'habitant d'Amsterdam est sensible à tout ce que la vie d'un grand port manifeste d'industrie humaine vouée à la création de commodités et d'embellissements, à tout ce que cette population où l'on voit tous les jours plusiers personnes qui sont revenues des antipodes offre de témoignages de la diversité humaine. C'est avec une surprise admirative qu'on voit Descartes traiter indifféremment et avec le même scrupule d'intelligence méthodique les problèmes techniques les plus spéciaux et les plus disparates: cheminées qui fument, élévation des eaux et assèchement des marais, diagnostics médicaux, usage et dousage des remèdes, fontaines tenues pour miraculeuses, automates, trajectoire des boulets, vitesse des balles, force dés épées, sonorité des cloches. Notons d'ailleurs que l'intérêt de Descartes pour l'artillerie, pour la médecine, pour les automates est partagé par beaucoup de ses contemporains en France et en Italie. Mais ce que est important c'est que l'attention aux détails techniques, à toutes les difficultés, si menues soient-elles, que l'homme rencontre dans sa prise de possession de la nature soit sous-tendue par toute une physique et toute une métaphysique. Quant aux rêves de Descartes dont l'ambition de parvenir à la maîtrise de l'univers est le programme abrégé ils sont bien connus: rendre la vue aux aveugles, voir les animaux de la lune, s'il y en a, rendre les hommes sages et heureux par la médecine, voler comme l'oiseau. Les considérations d'ordre médical sont éparses dans toute l'oeuvre cartésienne. Descartes confesse à la princesse Elisabeth que la conservation de la santé a toujours été le principal but de ses études (2, p.329), et il a sans doute pensé, selon le mot populaire que lui cite Huygens, que "cette fâcheuse coutume de mourir prendra fin un jour" (3, p.550). Les préoccupations techniques relatives à l'optique sont consignées dans sa correspondance avec Ferrier (anées 1629 a 1638) et dans la Dioptrique. Quant aux recherches et expériences de Descartes relatives aux machines nous n'en connaissons, outre le petit traité sur l'explication des engins de levage écrit pour Huygens en 1637, que le résume fait par Baillet des relations entre Descartes et Villebressieu, ingénieur du Roi (4, p.209, 214, 218). Baillet nous fait l'énumération des inventions dont Villebressieu serait redevable aux suggestions de Descartes: machine à élever les eaux, pont roulant pour l'escalade des places, bateau pliant et portatif pour passer les rivières, chariot-chaise pour le transport des soldats blessés. Ce bref recensement des sujets, si infimes puisent-ils paraîte, de recherches techniques auxquelles s'intéressait Descartes devait être fait, car c'est, à notre avis, pour n'avoir pas dédaigné "d'abaisser sa pensée jusqu'aux moindres inventions des mécaniques" (4, p. 185) que Descartes a conçu entre la théorie et la pratique des rapports dont la signification philosophique nous paraît importante à la fois pour l'intelligence de sa pensée et pour toute réflexion philosophique en général.

On doit maintenant chercher dans les textes comment Descartes a posé et résolu le problème des rapports entre la théorie et la technique. Les textes sont innombrales où Descartes proclame l'infirmité des routines artisanes étrangères à toute connaissance des objets et des phénomènes qu'elles utilisent, où il affirme que toute action consciente de sa portée est postérieure à la science correspondante. Descartes méprise l'art sans explication (4, p. 195), les inventeurs sans méthode (5, p.380), se défie à l'estrême des artisans qui ne travaillent pas sous sa direction aux applications qu'il leur suggère (4, p.501 et 506). Les Regulae renferment à ce sujet les passages les plus significatifs. Dès la première règle, Descartes oppose à la diversité des aptitudes techniques, exclusives les unes des autres, l'unité de l'intelligence théorique et se propose de parvenir par elle à une connaissance intégrale et sans omission. Toute acquisition de vérité devenant règle méthodique, la pensée portée de vérité en vérité, se rend capable d'assurer à l'action sécurité et efficacité, conséquences d'une attention sans distraction que la spécialisation artisane, bornée et partiale, recherche vainement. A la règle conquième, Descartes cite parmi les illusions que sa méthode tend à éliminer celle des gens qui "étudient la mécanique sans savoir la physique et qui fabriquent au hasard de nouveaux moteurs". A cette absurde présomption s'oppose l'admirable affirmation des Principes: "Toutes les règles des Mécaniques appartiennent à la Physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles sont avec cela naturelles" (1, p.321-322). C'est pourquoi "il faut avoir expliqué quelles sont les lois de la nature et comment elle agit à son ordinaire avant qu'on puisse enseigner comment elle peut être appliquée à des effects auxquels elle n'est past accoutumée (3, p.50). Faire sans comprendre, c'est le propre du technicien que n'est que tel, promettre sans effectuer c'est la définition du charlatan, obtenir à volonté des effets par l'intelligence des causes, c'est l'ambition cartésienne. La conscience du possible technique nous est donnée par la connaissance du nécessaire théorique. Jusqu'ici il n'y a rien dans la philosophie cartésienne relativement à la technique qui ne nous paraisse évident, si nous appelons évidence la longue familiarité de la pensée moderne avec un thème de réflexion qui, de Vinci à Marx en passant par les Encyclopédistes et Comte, a été l'oç&sion d'un développement devenu classique.

Toutefois, cette thèse de la connaissance convertible en action technique ne va pas dans la pensée cartésienne sans d'importants restrictions. Descartes aperçoit très clairement, dans le passage de la théorie à la pratique, des "difficultés" que l'intelligence supposée parfaite ne saurait par elle-même résoudre. Toute la connaissance possible supposée donnée ne saurait, en certains cas, éliminer de la réalisation technique certains imperfections. Encore qu'un ange réalisât un miroir d'Archimède il ne saurait le faire capable de brûler à une lieue'de distance sans lui donner une grandeur excessive (4, p. 109). Encore qu'un ange donnât les instructions théoriques pour la construction d'une romaine capable de peser jusqu'à deux cents livres "il est presque impossible qu'on observe tout si justement en le faisant qu'il ne s'y trouve de la faute et ainsi la pratique ferait honte à la théorie" (3, p.469), et c'est pourquoi Descartes conseille de grandeur l'instrument par tâtonnement empirique. De même, cinq ans après avoir fait la théorie des lunettes, Descartes écrit à Mersenne, concernant la fabrication de ces instruments, qu'il y a de la différence entre la théorie et la pratique et que celleci ne peut atteindre à la perfection de celle-là (6, p.585). Il importe de remarquer qu'en ces trois exemples du miroir, de la romaine et de la lunette, les théories, relativement simples, de la réflexion et de la réfraction optiques et du levier ont été les premiers succès de la science cartésienne. Bien plus expressément encore, si le problème du vol paraît insoluble à Descartes ce n'est pas pour des raisons d'ordre théorique, mais pour des raisons d'ordre technique: "On peut bien faire une machine qui se soutienne en l'air comme un oiseau, metaphysice loquendo, car les oiseaux mêmes, du moins selon moi, sont de telles machines, mais non pas physice ou moralier loquendo, parce qu'il y faudrait des ressorts si subtils et ensemble si forts qu'ils ne sauraient être fabriqués par des hommes" (6, p. 163).

Sur ce décalage entre les fonctions humaines de science et de construction que pourtant sa philosophie semble nous inviter à tenir pour homogènes et convertibles dans lesens de la première à la seconde, Descartes ne s'est pas expliqué et c'est à nous de chercher quelque lumière dans les textes ou dans un rapprochement des thèmes de sa pensée. Descartes a affirmé qu'on doit pouvoir déduire l'expérience à partir de principes intuitivement discernés qu'il appelle tantôt "semences de vérités", tantôt "natures simples", tantôt "absolus"; et simultanément il a estimé ne pouvoir rendre compte des effets particuliers sans chercher d'abord à les constater, c'est-à-dire à les subir comme des données qu'un autre acte de Dieu aurait pu faire autres quoique non moins intelligibles. Le célèbre passage du Discours (VI.e partie), où l'impossibilité d'une déduction intégrale des effets à partir des causes conduit Descartes à admettre l'obligation de "venir au devant des causes par les effets", indique nettement que c'est à proportion de leur possibilité d'utilisation technique que les "formes ou espèces de corps" font obstacle au développement continu de la déduction analytique. Le savant peut déduire des premières causes "des cieux, des astres, une terre et même sur la terre de l'eau, de l'air, du feu, des minéraux", c'est-à-dire des "effets ordinaires", des "choses communes et simples". Mais si la matière est pour la science l'homogène et l'anonyme, la matière que le technicien se propose de "rapporter à notre usage" c'est le particulier et le divers. C'est pour-quoi la science cartésienne avoue la nécessité du tâtonnement expérimental. Et le texte du discours où la pensée de Descartes procède de la théorie à la technique nous paraît recevoir une lumière éclatante de cet autre text des Principes où le progrés de pensée va de la technique à la théorie: "La Médecine, les Mécaniques et généralement tous les arts à quoi la connaissance de la physique peut servir n'ont pour fin que d'appliquer tellement quelques corps sensibles les uns aux autres, que, par la suite des causes naturelles, quelques effets sensibles soient produits; ce que nous ferons tout aussi bien, en considérant la suite de quelques causes ainsi imaginées, bien que fausses, que si elles étaient les vraies, puisque cette suite est supposée semblable, en ce qui regarde les effets sensibles" (1, p. 322-323). Ainsi donc si, dans bien des cas, la pratique "fait honte à la théorie", c'est parce que "toute applications des corps sensibles les uns aux autres", disson toute synthèse technique, doit normalement inclure, opérant sur es espèces de corps dont la déduction ne peut être intégrale, de l'imprévisible et de l'inattendu.

Allant plus loin, on découvre dans l'oeuvre cartésienne la conscience d'une forme de relation entre la connaissance et la construction autre que celle qui fait dépendre, même avec des réserves, la seconde de la première. Tel nous parît être l'enseignement de l'admirable Dioptrique attentivement relue en fonction du problème général qui nous occupe. Le point de départ de l'optique théorique c'est l'invention de la lunette d'approche, invention due à l'expérience et à la fortune, suivie d'une imitation servile et aveugle. Mais cette invention souffre encore beaucoup de difficultés et Descartes pense qu'il faut en déterminer scientifiquement les conditions d'efficacité, c'est-à-dire déduire la figure des verses des lois de la lumière. Ainsi une réussite technique purement fortuite est l'occasion à laquelle "beaucoup de bons esprits ont trouvé plusieurs choses en optique" (7, p. 82) et spécialement a donné à Descartes "occasion d'écrire ce traité" (7, p. 82 et 159). La connaissance de la nature dépend donc doublement, d'après la Dioptrique, de la technique humaine. En ce sens d'abord, que l'instrument, ici la lunette grossissante, sert à découvrir de nouveaux phénomènes (7, p. 81 et 226). En ce sens, ensuite et surtout, que l'imperfection technique fournit "l'occasion" de recherches théoriques par les "difficultés" qu'il faut résoudre. La science procède de la technique non pas en ceci que le vrai serait une codification de l'utile, un enregistrement du succès, mais au contraire en ceci que l'embarras technique, l'insuccès et l'échec invitent l'esprit à s'interroger sur la nature des résistances recontrées par l'art humain, à concevoir l'obstacle comme objet indépendant des désir humains, et à rechercher une connaissance vraie. De cette technique que la science prétend désormais régenter en lui proposant de convertir consciemment des lois en règles, mais dont l'élan n'a pas attendu la permission du théoricien, où faut-il chercher l'initiative? Cette initiative n'est pas dans l'entendement, alors même que l'entendement donne à l'homme informé le moyen de dépasser "la portée ordinaire des artisans" (7, p. 227). L'initiative de la technique est dans les exigences du vivant. De même que Descartes éprouve l'urgente obligation de constituer la médecine infaillible dont il rêve depuis longtemps lorsque ses cheveux blanchissent (4, p. 435) et parce que la mort le priverait de cette "espérance de plus d'un siècle" qui justifie le soin qu'il apporte à se conserver (4, p. 507); de même pour qu'il écrive la Dioptrique il faut que des yeux malades ou capables d'illusions aient rendu quelque homme inapte à discerner infailliblement toutes choses utiles à la conduite de la vie. Et puisque "nous ne saurions nous faire un nouveau corps" (7, p. 147), nous devons ajouter aux organes intérieurs des organes extérieurs (7, p. 148), aux organes naturels, des organes artificiels (7, p. 165). C'est dans les besoins, l'appétit et la volonté qu'il faut chercher l'initiative de la fabrication technique (1, p. 123). Le soin mis par Descartes à affirmer dans sa théorie de l'union de l'âme et du corps l'irréductibilité des affections et dans sa théorie de l'erreur, l'originalité de la volonté, signifie vraisemblablement l'impossibilité à ses yeux d'unifier dans une philosophie de l'entendement pur, dans un pur système de jugements de connaissance, cette vie que le propos de la philosophie consiste à vouloir bien vivre. Ainsi l'irréductibilité finale de la technique à la science, du construire au connaître, l'impossibilité d'une transformation totale et continue de la science en action, reviendraient à l'affirmation de l'originalité d'un "pouvoir". Dans la conscience humaine comme en Dieu, la volonté ou la liberté ne sont pas aux limites de l'intelligence. Voir dans la technique une action toujours à quelque degré synthétique, donc en tant que telle inanalysable, ce n'est pas, du point de vue cartésien même, nous semble-t-il, lui retirer toute valeur, puisque c'est voir en elle un mode, quoique inférieur; de création.

Reste évidemment à se poser la question de savoir pourquoi, si les vues sommairement exposées ci-dessus sont exactes, il n'y a pas dans la philosophie cartésienne une théorie de la création, c'est-àdire au fond une esthétique. Sans doute, de l'absence, il est difficile de conclure quoique ce soit. Mais on peut se demander si Descartes n'a paspeut-être confusément senti qu'en admettant la possibilité d'un problème esthétique en général, il allait contredire la solution donnée au problème théorique en général. Descartes a résolu par une mécanique et une physique géométrique le problème de l'intelligence du réel. En se donnant le mouvement comme une intuition fondamentale du même ordre que l'étendue et le nombre, en éliminant d'avance tout ce que le mouvement inclut de qualitatif et de synthétique, Descartes, encore qu'il vit en cette notion le principe de toute variété matérielle, s'obligeait à ne pas poser le problème de la diversification, qui est un des aspects du problème de la création. Il a très loyalement avoué, comme on sait par le Discours, que l'analyse géométrique avait des limites, mais peut-être n'a-t-il pas voulu s'avouer ou avouer que l'impossibilité d'une morale "définitive", puisqu'il ne peut y en avoir dès que l'action comporte normalement un élan et un risque, signifiait également l'impossibilité d'une science analytique "définitive", comme il avait voulu que fût la sienne.

  • 1. DESCARTES - Princpipes. In: Oeuvres de Descartes, Adam et P. Tannery, IX-2. J. Vrin, Paris, 1971.
  • 2. DESCARTES - Correspondance. In: Oeuvres de Descartes, Adam et P. Tannery, IV, J. Vrin Paris.
  • 3. DESCARTES - Correspondance, II, J. Vrin, Paris.
  • 4. DESCARTES - Correspondance, I, J. Vrin, Paris.
  • 5. DESCARTES - Regulae ad directionem ingenii, X, J. Vrin, Paris, 1974.
  • 6. DESCARTES - Correspondance, III, J. Vrin, Paris.
  • 7. DESCARTES - Dioptrique, VI, J. Vrin, Paris, 1965.
  • (1
    ) Nunque alid ex alio clarescere corde videbant Artibus ad summun donec venere cacumen. (De rerum natura, V.º Livre, vers 1456-1457).
  • Publication Dates

    • Publication in this collection
      06 Dec 2011
    • Date of issue
      Dec 1982
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