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Entretien avec Sophie de Mijolla-Mellor sur l’actualité de la sublimation

Interview with Sophie de Mijolla-Mellor on the relevance of sublimation

Sophie Bergheimer: Professeure de Mijolla-Mellor, vous êtes philosophe et psychanalyste, membre du Quatrième groupe et présidente de l’Association Internationale Interactions de la Psychanalyse A2IP. Vous êtes professeure émérite de l’Université de Paris et vous êtes l’auteure de nombreux ouvrages, dans lesquels vous proposez une pensée singulière et créative de concepts psychanalytiques et de leurs interactions avec les autres champs des sciences humaines et sociales. Nous vous remercions d’avoir accepté de prendre ce temps pour échanger autour d’un des concepts centraux et originaux de votre pensée, la sublimation, concept que vous avez mis au travail dès votre thèse, effectuée sous la direction de Jean Laplanche. Pour introduire cet entretien, pourriez-vous nous dire en quelques mots quelle est votre définition de la sublimation aujourd’hui?

Sophie de Mijolla-Mellor: Aujourd’hui elle n’est pas très différente de celle qu’elle a été lors de la publication de mes trois ouvrages aux Presses Universitaires de France sur le sujet: “La sublimation” en 2005, “Le choix de la sublimation” en 2009 et “Le traité de la Sublimation” en 2012. Vous avez évoqué effectivement la thèse avec Jean Laplanche, je peux peut-être en dire quelques mots. Mon sujet était en fait la question du plaisir de pensée, ce qui est un peu différent et qui a été d’ailleurs le titre de mon premier livre. Mais pour une thèse universitaire, j’ai pris la notion de sublimation, sur laquelle d’ailleurs Laplanche lui-même était en train de travailler. Il n’avait pas encore écrit son livre qui est paru dans Les problématiques, Tome 3. Nous avions, avant ça, échangé autour d’un ouvrage de Kurt Eisler sur Léonard de Vinci, qui était en anglais, et qu’il m’avait demandé de traduire. Donc en fait le premier ouvrage que j’ai publié aux PUF, c’était cette traduction d’un livre très intéressant, selon moi, de Kurt Eisler sur Léonard de Vinci. Il y a alors une sorte, si vous voulez, de rencontre entre l’intérêt qu’avait Laplanche pour la notion de sublimation chez Freud et mon intérêt pour le plaisir de pensée, qui était plutôt le concept que je voulais faire réémerger dans son côté paradoxal. C’est ce qu’on a commencé en quelque sorte à faire avec ce travail sur Léonard de Vinci, qui donne évidemment beaucoup, beaucoup d’exemples de sublimation. Ma thèse est une thèse de doctorat d’État, donc beaucoup plus longue que les thèses actuelles, et j’ai repris toute l’évolution du concept de sublimation. S’agit-il d’une notion ou d’un concept? À mon avis d’une notion, mais ce que je peux en dire aujourd’hui, c’est à la fois ce que Freud a pu en dire, bien sûr, et ce que j’ai essayé de dire de différent, par rapport à ce que disait Freud. Bien que collègues à l’Université Paris 7 et collaborant à son séminaire, je n’ai pas beaucoup à l’époque échangé avec ce que Laplanche allait en faire, puisque nos recherches étaient à peu près simultanées.

Il y a beaucoup de choses qu’on peut dire au sujet de la sublimation et je vais essayer de les condenser. La notion de sublimation en psychanalyse, tout d’abord, occupe une position paradoxale. Paradoxale parce qu’elle n’a jamais été totalement définie par Freud, il le dit à la fin de son œuvre: “… peut-être saurons-nous un jour définir de manière métapsychologique ce que c’est que la sublimation”. Mais il ne l’a jamais donné comme définie et il y a beaucoup d’allers-retours dans sa conception — ce que j’ai pu montrer dans le détail. C’est paradoxal parce qu’en même temps c’est une notion qui est indispensable à la compréhension de la psyché et de la culture, tant du point de vue individuel que du point de vue collectif. On peut dire que sa place est aussi importante que celle du refoulement, dont elle constitue non pas une issue positive mais plutôt un autre choix, tel qu’on peut le voir dans l’enfance, comme une alternative précoce et créatrice — pour ça l’exemple de Léonard de Vinci est très important — soit à l’âge adulte, par opposition à la névrose. De fait, c’est une notion extrêmement importante et les questions auxquelles vous m’avez proposé de réfléchir montrent effectivement l’extension de cette notion.

En fait, la notion de sublimation doit permettre de penser, en psychanalyse, des choses aussi différentes que la tendresse et l’amitié, les liens sociaux, l’activité professionnelle, les réalisations artistiques, littéraires, scientifiques, techniques, sportives même, et surtout — c’est la raison pour laquelle ça m’avait intéressée — le plaisir qu’enfants et adultes prennent à affronter les énigmes et à tenter de les résoudre, donc le plaisir de pensée.

La notion de sublimation apparaît à la charnière de deux dimensions irréductibles: il y a d’une part la vie pulsionnelle, qui ne connaît rien d’autre que la réalisation immédiate de ses buts, dans l’ignorance des conséquences aussi bien vis-à-vis du sujet que vis-à-vis des autres, et la vie collective, qui est nécessaire à la survie individuelle, qui exige des limitations, tenant compte des intérêts d’autrui. Alors, comment situer l’un par rapport à l’autre, le processus civilisateur collectif et les sublimations individuelles? Pour Freud, avec la sublimation, le sujet met une partie de sa pulsion sexuelle au service du travail culturel. Est-ce qu’on peut dire pour autant que le sujet, dit sublime, sacrifie sa sexualité au bénéfice des exigences de la civilisation? Alors c’est là précisément, je dirais, l’un des points sur lesquels je pense ne pas pouvoir suivre Freud, et pour mieux situer la sublimation, je crois qu’il faut revenir au destin de la pulsion, qui cherche à se réaliser, mais qui rencontre l’opposition de la civilisation. Le livre capital à cet égard, bien sûr, c’est Malaise dans la culture.

Comment est-ce que ça se passe? Tel que le décrit Freud, le flot pulsionnel, érotique ou agressif — remarquez bien qu’il y a les deux — rencontre un barrage sous la forme des interdits, intériorisés ou non. Il se peut que le flot demeure endigué et à ce moment-là et on va donc parler de refoulement. On sait alors que ce flot est générateur de névroses et devient assez inefficace, puisqu’il est bloqué justement derrière la digue du refoulement. On le voit, par exemple, avec l’inhibition phobique, on le voit avec l’obsession, qui isole l’affect et la représentation, mais d’autres solutions existent aussi: par exemple, le retournement dans le contraire, avec l’exemple classique sadisme-masochisme, ou le renversement sur la personne propre. Mais, dans ces cas, il s’agit à chaque fois, pour réaliser la pulsion, seulement d’inverser une polarité entre deux termes, qui demeurent les mêmes. La réalisation pulsionnelle initiale est bien rendue impossible au prix de ces mutations, mais on voit que ces mutations vont générer des névroses, et donc la réalisation se fait aux dépens du sujet.

Le propre de la sublimation, au contraire, c’est de permettre que le flux libidinal passe au-delà du barrage, de la digue de l’interdit, mais en dérivant ailleurs que dans les réalisations initialement visées. Par cela, la sublimation, qui dérive donc pour éviter l’obstacle, est proche de la perversion. Il y a quelque chose entre le dériver et le pervertir qui se rejoint. Une psychanalyste avait proposé cela à Freud, c’est Lou Andreas-Salomé. Mais ce lien entre le mouvement pulsionnel de la sublimation et le mouvement de la perversion, Freud ne s’en est, je dirais, jamais emparé, car il n’a pas suivi ni même dialogué véritablement avec Lou Andreas-Salomé là-dessus.

Donc la sublimation change le but de la pulsion, contre un autre qui n’est plus sexuel ou agressif, mais dit Freud qui lui est psychiquement apparenté. Cette expression est un peu mystérieuse, on peut en prendre quelques exemples: l’acte du chirurgien qui découpe dans le corps du patient, peut-on le considérer comme une sublimation de la pulsion agressive? Celui du violoniste, comme une sublimation des caresses sexuelles ou de masturbation? Ce qui est important, c’est que selon Freud, ce déplacement ne fait pas perdre à la pulsion l’essentiel de son intensité. Alors, c’est en cela que je dirais que la sublimation présente un avantage vis-à-vis du refoulement. Toutefois, Freud n’est pas si clair là-dessus, puisqu’il va revenir sur cet aspect, en parlant des satisfactions amoindries qu’offre la sublimation. Amoindries par rapport à quoi? Amoindries par rapport à une réalisation pulsionnelle directe. Donc, il y a une satisfaction, ce que le refoulement ne permet pas, mais il y a moins de satisfaction que dans la réalisation pulsionnelle directe.

Freud va même assez loin là-dessus, puisqu’il en vient à utiliser une représentation en termes de vase communicants: plus ces pulsions sexuelles se réalisent directement, moins il y aura de sublimation et vice-versa. Alors il dira ailleurs des choses un peu différentes, mais je dirais que cette définition de base qu’il donne vers 1908, va varier assez peu par la suite. Il va y être adjoint en fait, beaucoup plus tard, en 1933, que c’est non seulement le but qui change, mais aussi l’objet, qui est caractérisé dans la sublimation par une évaluation sociale positive. Du coup, la sublimation entre dans le registre des mécanismes de défense. Ce qui va être la position d’Anna Freud et, finalement, plus ou moins, celle de Freud lui-même. Je dirais que Anna Freud met carrément la sublimation au nombre des mécanismes de défense, je crois que c’est le douzième mécanisme de défense — je n’ai pas relu. Mais Freud la suit ou ne la suit pas, ce n’est pas très clair et c’est à ce moment-là qu’il dit qu’on n’a pas encore réussi à définir vraiment la sublimation sur le plan métapsychologique. Son hésitation est précisément ce qui m’avait encouragée à m’intéresser à la question.

Pour moi, la sublimation n’est certainement pas un mécanisme de défense. On doit y voir au contraire, l’invention d’une troisième voie, qui n’est ni celle de la réalisation pulsionnelle directe, ni celle de la défense et du refoulement, et qui va donc, en ce qui concerne la sublimation, ignorer l’interdit, et, dans la mesure où elle dérive, elle prend un autre chemin, elle fait un pas de côté en quelque sorte, et elle n’y est plus ainsi confrontée.

J’ai proposé de définir la sublimation en partant du prolongement de la mise au travail d’hypothèses très brièvement évoquées par Freud dans Le Moi et le Ça. Toute la question est, finalement, celle de la nature de l’énergie libidinale qui se sublime. Doit-on parler ou non de désexualisation? Freud va même jusqu’à dire qu’il verrait dans la désexualisation une forme de sublimation — non pas la sublimation, mais une forme de sublimation. Alors, moi, je suis partie d’autre chose, je suis partie de ce qu’il écrit à propos du narcissisme, et à propos d’une sublimation qui se ferait par l’intermédiaire du Moi, et là — mais je l’ajoute — dans le sillage du deuil objectal.

Je vais m’expliquer: Freud nous dit, dans Le Moi et le Ça, que le Moi peut attirer sur lui la libido du Ça, en se proposant en remplacement de l’objet perdu. Alors, c’est assez subtil car ça implique plusieurs opérations: tout d’abord l’identification à l’objet idéal perdu, une désexualisation, mais pas sur le mode du refoulement, et c’est là que je pense qu’il y a un point important, parce que cette désexualisation, elle reste sexuelle en fait, mais de manière comparable à la transformation qui existe entre un courant électrique alternatif et un courant continu propre à alimenter une machine.

Alors, on peut l’appeler non pas un Éros désexualisé, mais un Éros modifié. Éros modifié qui se caractérise par sa plasticité, qui le rend apte à être utilisé pour toute sorte de buts. Et, ainsi que j’en ai fait l’hypothèse, l’objet perdu, puisque c’est de là qu’on est parti, ce n’est pas un objet extérieur dont on est en deuil, en fait, l’objet perdu c’est soi-même en tant que Moi Idéal de la petite enfance, étayé sur le lien fusionnel à la mère. C’est sur cet objet perdu — Moi Idéal — que va s’exercer la sublimation et grâce à quoi l’activité sublimée renforce l’investissement du Moi et renforce donc le sentiment de sa valeur.

J’ai également remis en question la notion de valorisation sociale de l’objet visé par la sublimation. Il est assez évident que l’objet de la sublimation peut être valorisé par le sujet, sans l’être pour autant par la société — pensons, par exemple, aux peintres maudits, c’est-à-dire ignorés de leur vivant. De toutes façons, même si l’objet est valorisé, dans la sublimation ce qui compte ce n’est pas tellement la valorisation de l’objet par le sujet — il est vrai qu’il est valorisé par le fait qu’il le vise de toute façon, qu’il l’investit — mais l’investissement de son activité à lui. Et c’est là où je dirais que la “valorisation” de l’objet, c’est une expression un peu dangereuse, parce qu’elle nous renvoie du côté de l’idéal, de l’objet idéal.

L’idéal introduit une tension qui peut aller jusqu’à la dévalorisation de la réalité. Par exemple, l’attitude dite idéaliste, où le sujet fuit la réalité au nom d’idéaux utopique. Ou alors le fait qu’il inhibe toute possibilité de réalisation, jugée imparfaite, en comparaison avec le projet initial. Au contraire, la modification dans la relation qu’un sujet entretient avec ses idéaux permet de repérer la présence de la sublimation comme travail intra-pulsionnel. Qu’est-ce qui se passe? Le Moi s’enrichis avec la sublimation, alors que dans l’idéalisation il se vide de sa libido au profit de l’objet. Dans la sublimation, la perte n’est pas autant à craindre, puisque l’objet est devenu interne. Voilà quelques éléments, si vous voulez, de ce que je pourrai présenter comme base pour la notion de sublimation.

SB: Merci. Pour rentrer un peu plus précisément dans cet entretien, nous avons voulu articuler dans une première question la notion de sublimation avec une thématique d’actualité, en l’occurrence celle de la pandémie liée au Covid-19. Nous nous demandons quelles sont, selon vous, les possibilités sublimatoires dans un contexte d’isolement social, de rupture de liens et de fermeture des lieux culturels publics?

SMM: C’est une question effectivement importante. Je crois qu’avant de parler de la solution sublimatoire, il faut évoquer la question de la civilisation avec ses interdits et les obligations de les respecter pour conserver la civilisation. Dans le cas des mesures de précaution liées à la pandémie, il faut tout d’abord rappeler que la situation a été ressentie par tout le monde comme un barrage libidinal, barrage libidinal cette fois-ci objectif et partagé. Il y a cependant eu d’abord une vie soustraite à l’obligation de métro-boulot-dodo. Ensuite chacun, seul ou à plusieurs, a vécu ou partagé un sentiment que l’on peut appeler d’étouffement. Étouffement lié à la claustration qui a été au moins aussi importante que la peur de la maladie. Il y a eu, bien sûr, quelques exceptions, liées au fait que la restriction de contact était déjà pour certains plus ou moins leur mode de vie, celui d’avant la pandémie d’ailleurs — soit par choix individuel, soit du fait d’une phobie sociale, soit du fait d’une incapacité ou d’une maladie. Alors, il y en a eu qui se sont trouvés fort bien de répondre aux ordres sanitaires: ceux qui souffrent de l’angoisse de devoir rencontrer l’autre, ceux qui reculent devant les exigences du travail (par exemple, quand il faut aller au travail et rencontrer les collègues), ceux aussi dont la vie se déroule avant tout en tête-à-tête avec eux-mêmes. Il faut aussi rappeler qu’il y a eu ceux qui ont pu s’enfuir, dans une maison de campagne, jardiner en famille car c’était le printemps et il faisait exceptionnellement beau en France. Il y a eu aussi, et c’est tout à fait intéressant à mon avis, ceux qui se sont décidés à confiner en couple, alors même qu’ils n’arrivaient pas à se décider à vivre en couple.

Pour tous les autres, il a fallu gérer, soit un surcroît de travail et de souci, en particulier s’il fallait s’occuper d’enfants, plus généralement s’occuper de la vie quotidienne, soit l’angoisse liée à la raréfaction des occupations, et surtout la raréfaction de l’espace dans les villes. Alors l’espace confiné s’est rapidement révélé autant une prison qu’un cocon protecteur, en montrant d’ailleurs comment la sensation de liberté n’est pas seulement d’ordre intellectuel, mais qu’elle repose sur une sensorialité dépendante de l’espace et du mouvement, comme de l’échange entre l’air du dehors et l’air du dedans, qui est propre à la respiration. Alors, assez loin de la sublimation, on pourrait se demander si le fait de prendre le large ne nous est pas nécessaire, au moins en fantasme. Pourtant il y en a eu cependant qui ont réussi à prendre le large à l’intérieur d’eux-mêmes et qui ont mis l’isolement à profit pour écrire des articles, parfois aussi pour écrire leurs mémoires. Pour ceux-là, je dirais que l’issue sublimatoire était déjà prédestinée, ou pré-dessinée, peut-être plus précisément. Et les circonstances, en fait, sont juste venues s’adapter à un schéma qui était déjà établi.

En revanche, pour plus d’un la réalité du confinement est venue se télescoper avec une disposition souvent présente à bas bruit, mais directement observable chez les névrosés, qu’on pourrait décrire comme une sorte de protestation larvée contre la vie, qui peut ressembler à la dépression, bien sûr, et dont l’origine pour le sujet serait l’impossibilité de sortir du cercle magique, invisible et invivable, qui l’enserre et qui l’éloigne de la vie dont il aurait rêvé. Autrement dit, si vous voulez, il a y eu un confinement sur un confinement et là, en l’occurrence, le confinement était ressenti aussi, pour certains, comme une impossibilité finalement de rejoindre une vie rêvée, mais qu’ils ne rejoignaient pas davantage quand ils étaient déconfinés. Je veux parler de l’ennui.

L’ennui n’a pas frappé tout le monde au moment du confinement, mais il est venu chez certains réanimer une disposition dépressive latente et qui pouvait passer plus ou moins inaperçue dans la vie normale. C’est le fantasme d’une impossibilité de changement ou de ce qui est vécu comme tel, qui engendre l’ennui, le découragement, et parfois le désespoir. La comparaison nostalgique avec l’état qui dans le souvenir précédait l’ennui, ou au contraire, la représentation d’un ailleurs, un futur, une promesse de plaisir, permet de jouer avec l’image d’un changement, simplement ce changement il faut savoir qu’il est autant redouté que désiré.

Donc, il ne faut pas trop accorder, je dirais, une importance causale au confinement, ce sont des conditions. On l’a vu d’ailleurs avec la levée du confinement, qui a été parfois vécu comme une menace, beaucoup plus que comme une délivrance, pour certains, et une obligation de retrouver le bruit de la vie — le bruit de la rue, mais aussi le bruit de la vie en général, ses obligations. Alors que le malaise était auparavant attribué à l’obligation de devoir rester chez soi… Donc, je donnerais une réponse mi-chèvre, mi-chou à votre question. Je pense que le confinement a dévoilé, peut-être a renforcé, a mis en lumière un ensemble de prédispositions, mais il n’a certainement pas créé quelque chose.

SB: À partir de là, nous nous demandons aussi s’il y a un environnement propice à la sublimation?

SMM: J’ai envie de laisser Montaigne répondre, qui vous aurait dit que l’environnement propice pour lui, à la sublimation, c’était sa librairie, sa bibliothèque donc isolée dans une tour de son château. On peut reconstituer cet environnement de diverses manières, ça dépend évidemment du type de création à envisager. Parce que toute sublimation n’implique pas l’écriture. La sublimation, je l’ai dit au début, elle peut concerner beaucoup, beaucoup de champs et ce serait une erreur de la limiter à l’écriture ou même à la création artistique. En revanche, et dans la suite de la question précédente, je pense que dans la sublimation il faut un mélange de solitude et de compagnie, de fermeture et d’ouverture. L’exemple que je donnerais pour moi, c’est un bureau ou un salon confortable dont la fenêtre ouvre sur l’océan, c’est-à-dire, à la fois cette possibilité justement d’une échappée à-peu-près infinie sur quelque chose et en même temps d’un lieu suffisamment restreint, suffisamment protégé pour que quelque chose puisse effectivement se faire.

On n’a pas toujours cette chance, et la sublimation peut se produire, par exemple sous forme de création artistique, dans les conditions les moins favorables. Un exemple extrême est celui des peintres dans les tranchées pendant la guerre de 14. Tout dépend en fait de la force avec laquelle la pulsion va refuser de se laisser arrêter. Et il y a des peintres comme, par exemple, Otto Dix, un peintre allemand qui a trouvé précisément toute son inspiration dans la violence meurtrière de la guerre de 14. C’est un exemple que je dirais presque parfait d’une sublimation artistique de quelque chose de terrible, sublimation d’une pulsion destructrice. Une guerre de tranchées a priori n’est pas un endroit particulièrement favorable — lui, il va en faire effectivement quelque chose.

Pour revenir à la question du confinement, il y a une issue qui s’est beaucoup développée, c’est l’humour. Et en ce sens on peut dire aussi que le pôle négatif du confinement lui assurait un formidable élan grâce à internet. Ce qui a pu manquer à certains, c’est donc la fréquentation des autres, des amis et même une certaine brillance en société — impossible évidemment quand on est confiné. Pour beaucoup, la recherche du contact au cours du confinement a pris la forme d’un échange quotidien de dessins humoristiques tout à fait remarquables, et ça n’a rien d’étonnant, parce qu’on se lasse vite de demander des nouvelles quand rien d’autre ne se passe que la réitération de la veille. Et c’est alors qu’on découvre ce qui faisait le plaisir d’un échange libre entre amis et collègues, ce que Freud appelait “l’esprit de buvette”, le rire provoqué par le trait d’esprit, parfois par la moquerie un peu corrosive, et on a vu que non seulement il pouvait perdurer, mais il pouvait même être extraordinairement multiplié grâce aux échanges électroniques. J’ai développé dans un petit livre sur l’humour autour du Covid comment ces dessins humoristiques ont illustré aussi bien la peur de la révélation de quelque chose qui était auparavant vécu sur le mode de l’évidence et qui là brusquement était remis en question. Deux éléments centraux me sont apparus: d’une part, bien sûr, l’angoisse primaire du vécu d’enfermement, mais aussi la révélation de la réalité du quotidien grâce au confinement.

Freud nous dit que l’humour triomphe de l’automatisme de défense en maintenant présente à la conscience la représentation douloureuse et en la surinvestissant, ce qui va donc nous rapprocher du travail de deuil. L’humour ne se contente pas d’inhiber le déplaisir, mais il opère une véritable transformation de l’énergie liée à l’affect pénible, en lui offrant une voie de décharge. C’est en quoi on ne peut vraiment pas parler de désexualisation. Comme pour toute sublimation, la dérivation assure non un blocage, mais au contraire la continuité d’un processus dynamique. Et c’est autour de la production d’un plaisir que tout va se jouer. Puisque l’humour est producteur de plaisir, et qu’il témoigne de cette possibilité de déplacer un but sans faire perdre son intensité à la pulsion, il se distingue radicalement d’une défense et il est effectivement un mécanisme sublimatoire — j’en ai fait même pour ma part presque un prototype de la sublimation.

Gabriela Patiño-Lakatos: Vous avez en ce sens déjà apporté des remarques concernant l’Éros modifié sur le plan narcissique. Mais nous souhaitons prolonger la question afin de comprendre s’il y a, dans la sublimation, un certain auto-érotisme à l’œuvre par le reversement de la libido d’objet sur le moi?

SMM: La question posée dépasse très largement celle de la sublimation. Il s’agit de la question du narcissisme et c’est impossible de la confondre avec celle de l’auto-érotisme. Je rappelle ce que j’ai dit tout à l’heure, c’est-à-dire que pour investir le Moi, la pulsion sexuelle se transforme un peu comme on passe d’un courant électrique alternatif à un courant continu. Cette énergie, cet Éros modifié, est sublimable ou non, ça dépend des buts que le Moi se donne. Toute l’énergie pulsionnelle ne va pas s’investir sur le Moi et, au contraire, plus l’énergie pulsionnelle est intense, plus aussi elle peut se satisfaire de manière indirecte et plus elle va alimenter sa part sublimable. Donc il faut bien voir que la sublimation nous demande de penser le pulsionnel en des termes très différents, à l’opposé de la restriction et des interdits.

GPL: Certains phénomènes comme le terrorisme se réclamant d’une religion nous ont conduites aussi à nous interroger sur le concept de sublimation. Peut-on considérer ces phénomènes comme des dérives sublimatoires?

SMM: Il me semble qu’il est nécessaire de commencer par définir la notion de terrorisme. On y a consacré plusieurs numéros dans la revue Topique, j’en ai parlé aussi dans mon livre “La mort donnée” aux PUF, en 2011. Il faut rappeler notamment que, pendant l’occupation nazie en France, les résistants étaient réputés des terroristes. Par ailleurs votre question pourrait être justifiée par le fait que Freud parle de “l’abandon sublimé à une idée abstraite”. Et, c’est assez normal que vous m’ayez posé la question, parce que comme pour le Covid, c’est une question actuelle. On vit aujourd’hui sous la menace du fanatisme actif, le meurtre par auto-sacrifice suicidaire. Mais il faut rappeler que là il y a un mécanisme très précis qui n’a, j’ai envie de dire, pas grand-chose à voir avec la sublimation. C’est parce que l’individu qui se sacrifie a un besoin identitaire du groupe pour lequel il le fait et qui le lui demande, qu’il va accepter de donner sa vie. Cependant, c’est parce qu’il a déjà transformé son identité par une extension au groupe tout entier qu’il va avoir le courage d’y consentir. Donc on n’est pas non plus dans une pathologie de type masochiste ou psychopathique, qui apporterait l’explication de cette conduite, comme ça a été trop souvent allégué ; on ne peut pas les superposer aux conduites parasuicidaires fréquentes à l’adolescence ou à la prise de toxique ou à l’anorexie par exemple. Le risque, dans la réalisation auto-sacrificielle, qui plus qu’un risque, d’ailleurs, c’est une certitude, mais qui n’est pas recherchée en soi, est accepté comme indispensable. C’est la collectivité en retour qui va donner son identité à celui qui l’accepte.

Alors, pour le terroriste, sa mort est en fait une anti-mort — c’est toute la question du héros. La mort est vaincue, parce qu’elle se voit imposer un sens qu’elle n’a pas d’elle-même. Ça s’inscrit, donc, pour tout sujet fanatisé, dans le renoncement, mais pas dans la perte. C’est au contraire dans la croyance dans un gain de vie que ça se produit. Le sujet s’offre tout entier pour devenir celui pour qui le sacrifice s’accomplit. C’est-à-dire lui-même, qui est à ce moment-là porté à la dimension de l’idéal collectif auquel il adhère. Il s’est fondu dans l’idéal, ce qui est très différent de sublimer.

Pour contrer la puissance des idéologies, il faut avoir repéré en soi-même une mise en doute de ses certitudes toutes faites et il faut les avoir remplacées par la confiance dans sa propre capacité de perfectionnement, tout en sachant, et ça c’est le point important, qu’elle n’atteindra jamais un but achevé. Autrement dit, si vous voulez, du côté du fanatisme je mettrais justement l’idéal collectif et l’idéalisation, à l’opposé donc de la sublimation. Et pour moi, l’action fanatique ne saurait découler de la sublimation des pulsions. C’est en fait une idéalisation qui conduit le sujet.

GPL: Vous évoquez, dans votre Que sais-je sur la sublimation, les dangers de la sublimation lorsqu’elle se confond avec l’idéalisation, au mépris de la réalité. Quels peuvent être les risques du travail sublimatoire dans ses liens avec les exigences du Surmoi et avec la pulsion de mort? À travers ces questions, peut-être pourrions-nous penser le rapport entre sublimation et pulsion de mort, et ainsi sortir d’un regard parfois “normatif” de la sublimation pour essayer d’engager une réflexion.

SMM: Là aussi il faut qu’on prenne le temps de redéfinir les termes. Je ne sais pas ce que vous entendez par pulsion de mort, moi, je la définis comme Piera Aulagnier l’a proposé: comme un désir de non-désir, un désir de ne rien avoir à désirer, ce qui est très proche de ce que disait Freud à propos du Nirvana, terme qu’il doit lui-même à Barbara Low. De ce fait, la pulsion de mort, le désir de non-désir, c’est tout à fait évident qu’il détruit la vie pulsionnelle dans son ensemble. On le voit dans la forme extrême de mélancolie que représente le syndrome de Cotard.

Sur un plan clinique, est-ce qu’on constate que le sujet perd des sublimations acquises auparavant? Autrement dit, là je renverse votre question : ce n’est pas le travail sublimatoire qui fait courir des risques, c’est la pulsion de mort, ici sous cette forme de désir de non-désir, qui fait courir des risques à des sublimations acquises.

Donc je dirais qu’un sujet qui a vécu des situations traumatiques extrêmes peut être conduit à abandonner ses sublimations, au même titre que ses autres investissements antérieurs, parce qu’il n’en saisit plus le sens, ni ce qu’il pouvait les lui rendre désirables auparavant. La notion de valeur est alors écrasée dans cette dépression nihiliste qui rend tout dérisoire.

Et j’irais même plus loin, je dirais que, pire encore, des sublimations passées peuvent devenir objet de haine, comme un témoignage du temps d’avant auquel il n’est plus possible de faire retour. Mais vous voyez que là c’est exactement l’inverse: ce n’est pas la sublimation qui fait courir des risques, c’est la pulsion de mort qui lui fait courir des risques, c’est-à-dire, la victoire de Thanatos. Et cela nous rappelle que c’est toujours d’Éros que provient la sublimation, mais qu’Éros n’a pas toujours la possibilité de l’imposer. Cela dit, la voie sublimatoire et là je rejoins complètement Freud, est établie dès l’origine, et donc cette capacité devrait pouvoir être retrouvée spontanément, mais avec le rétablissement des capacités libidinales du sujet.

Vous avez évoqué dans votre question le Surmoi. Comment est-ce que les sublimations vont-elles modifier quelque chose dans la relation qui existe entre le Moi et le Surmoi? Il faut d’abord préciser que le Surmoi n’est pas seulement interdicteur, car le Surmoi est aussi une instance idéale qui pousse finalement le Moi à se proposer des objectifs. J’avais proposé de faire une sorte de prosopopée du Moi qui dirait au Surmoi: “Regarde, tu peux m’aimer, je ressemble tellement à l’image idéale de toi que tu as perdu”.

Mais la différence, et elle est de taille, tient au fait que ce n’est pas le Moi lui-même, mais ce qu’il fait, c’est-à-dire ce qu’il cherche mais dont il n’est pas encore possesseur, que le Moi va proposer au Surmoi comme objet. Il affirme donc au Surmoi que ce qu’il devrait avoir pour lui plaire il ne l’a pas encore, mais que tout en renonçant à y prétendre sous une forme immédiate et illusoire — ça serait l’idéalisation — il va savoir mettre en œuvre toute sorte d’effort, éventuellement de renoncement, pour ne pas y renoncer.

Donc, l’abstinence sexuelle, qui n’a pas grand-chose à voir avec la sublimation, ni même avec les conditions qui la favorisent, pourrait être conçue davantage comme une abstinence de l’âme, abstinence de l’âme qui sait préférer la quête de la vérité, plutôt que la vérité toute trouvée, ce qui est, je dirais, tout un courant philosophique qui a été illustré, par exemple, par des philosophes comme Lessing, Spinoza et d’autres.

GPL: Merci pour ces précisions. La thématique de la sublimation dans l’actualité nous amène à une autre question, relative à la technique médicale et à la prothétisation1 1 Voir C. Lindenmeyer, L’humain et ses prothèses, CNRS ed., 2017. , de plus en plus présentes dans notre contemporanéité, et qui touchent de plus en plus de sujets. Comment penser le désir de perfection qui anime la sublimation technoscientifique dans l’Histoire, et particulièrement aujourd’hui?

SMM: Là encore, je pense que c’est important de revenir sur le sens des mots. Qu’est-ce que vous appelez prothétisation? Autrement dit, on ne peut pas mettre sur le même plan le fait d’une technique qui va permettre à des gens âgés de mieux marcher, par exemple, les prothèses de hanches, qui sont quelque chose devenu très banal et tout à fait important, et la prothétisation pour aller vers un transhumain, par exemple les recherches qui ont pu être faites pour le soldat avec une espèce d’exosquelette, etc. Donc, de quoi parle-t-on?

Je pense que dans aucun cas de toutes façons, on ne saurait parler de désir de perfection. Ce n’est pas un désir de perfection, c’est un désir d’amélioration, soit de la condition de malade ou de personne âgée, soit un armement militaire, à ceci près que là, l’arme, c’est devenu le soldat lui-même. Nulle part je ne vois là-dedans de désir de perfection. La sublimation technoscientifique je ne vois pas très bien ce que c’est. Je pense qu’il y a, effectivement, chez ceux qui vont se consacrer à la recherche en général, quelle qu’elle soit, une dimension sublimatoire qui est précisément à l’opposée d’un désir de perfection, elle est dans quelque chose qu’en permanence le chercheur va accepter: que tout su le renvoie systématiquement à un non-su. Donc on est dans la sublimation parce qu’on n’est pas dans l’idéalisation, parce qu’on n’est pas dans le désir de perfection.

Cela dit, votre question peut faire rebondir plus largement sur ce que je disais tout à l’heure, c’est à dire le fait que le bruit de la vie provient d’Éros et du désir du moi de se faire aimer par le surmoi, mais est-ce que l’aspiration au progrès, et non pas donc à la perfection, qui en découle, est-ce que cette aspiration est infinie ou non? C’est une question intéressante qui est un peu différente d’ailleurs de celle de la sublimation et qui m’amène à revenir à ce que disait Freud.

Freud pour sa part ne croyait pas qu’il y ait dans l’homme une pulsion de perfectionnement qui aurait pu l’amener à un niveau de réalisation intellectuelle et de sublimation éthique qui en aurait fait un sur-homme. Et pourtant, il considérait que chez certains individus se trouvait un mouvement de liaison entre les pensées, analogue en fait au mouvement de liaison des pulsions de vie en général, conduisant par exemple à de nouvelles questions qui en relancent d’autres — ce que je vous disais tout à l’heure à propos donc du chercheur. Ce mouvement qui évoque celui de la vie, qui repart en arrière pour compliquer et donc allonger un chemin, et qui va finalement mener à la mort. La voie rétrograde, qui conduirait à la pleine satisfaction, Nirvana — pulsion de mort —, est barrée et il ne reste plus au flux libidinal qu’à se précipiter droit devant lui. Alors, la pulsion de perfectionnement, à cet égard, ressemble à une fuite en avant, peut-être pour éviter de se trouver envahi par les demandes de la libido, et ce fonctionnement reste celui, de toutes façons, d’une minorité qui ne peut pas être non plus d’ailleurs celui de la totalité de la vie libidinale du sujet.

GPL: Votre réponse nous conduit à préciser ce à quoi nous faisions référence dans notre question: dans la troisième partie de Malaise dans la culture, Freud parle du désir de perfectionner ses organes qui anime l’être humain. Dans cet ordre d’idées, il évoque une série hétérogène d’instruments : machines à moteur, avion, lunettes, microscope, téléphone, entre autres. Il ne les désigne pas explicitement par le terme de prothèses, mais plutôt “d’organes auxiliaires”. Or dans ce même passage, Freud avance que l’être humain aurait tendance à devenir un “dieu prothétique”. Si le terme de “prothèse” demande en effet à être précisé, nous pensons ici également aux prothèses que nous retrouvons, par exemple, dans l’offre actuelle de la chirurgie esthétique, et qui prétendent répondre à une demande de perfectibilité corporelle.

SMM: Le progrès qui est nécessaire et existe depuis les origines de l’humanité avec la capacité de tailler des pierres et d’en faire des outils n’a pas fait de l’homme un dieu pour autant. En revanche, il y a dans le mouvement même de la Nature, et donc aussi dans celui de l’homme, quelque chose comme une force qui pousse à changer, à avancer, à se transformer. C’est le mouvement même d’Eros.

Concernant la perfectibilité corporelle mais aussi toutes possibilités offertes par la médecine et la chirurgie en termes de PMA ou de transsexualité, elles font partie de ce mouvement par la liberté ainsi offerte. Ensuite l’usage que chacun en fait est une affaire d’éthique personnelle et collective.

GPL: À partir de cette question, nous nous en sommes posé une autre, celle de comment penser la distinction ainsi que les rapprochements, entre la sublimation telle qu’elle est mise en œuvre par l’être prothétisé, et/ou le/ la scientifique qui crée la prothèse, d’une part, et l’idéalisation de l’objet prothétique d’autre part qui, on l’entend bien, ne se confond pas avec la sublimation.

SMM: Je ne vois pas très bien ce que c’est que la sublimation chez l’être ainsi prothétisé. Il demande à combler un manque, réel ou imaginaire, et la science et la technologie l’ont rendu possible.

En revanche, celui qui a créé l’objet prothétique est entré dans une recherche pour cela et c’est à son sujet que l’on peut parler de sublimation dans la mesure où il s’est confronté au challenge que représentait son travail. La chirurgie esthétique pose d’autres questions: est-ce que réparer les autres est une sublimation? On peut se la poser aussi pour le soin en général. Il y a dans tout métier une part de nécessité et de routine que je ne mettrais pas au compte de la sublimation qui implique que le sujet entretienne avec son travail une relation intense et personnelle qui est à l’opposé de ce que l’on entend par “travail”.

GPL: À partir de là, nous nous sommes posées une autre question, d’une manière à la fois liée aux questions précédentes mais en nous en décalant aussi un peu. Nous nous sommes demandées de quelle façon, selon vous, les atteintes corporelles, soit sensorielle, soit motrice ou de vulnérabilité physique, qui atteignent les sujets, peuvent être à l’origine de processus sublimatoires?

SMM: Là il s’agit plus du barrage de l’interdit, il s’agit du barrage de l’impossible. Le mouvement spontané de réalisation de la pulsion, parce qu’il est devenu irréalisable, va amener le flux libidinal à une dérivation forcée. Il y a de nombreux exemples littéraires et cliniques qui montrent cette issue sublimatoire, et en un sens c’est aussi ce qui est au fondement d’une notion dont on parle beaucoup aujourd’hui qui est celle du bien-vieillir. Il s’agit, dans tous les cas, d’une négociation spécifique du narcissisme.

Concernant maintenant les conditions de possibilité de la capacité de sublimer, c’est-à-dire justement de continuer à permettre au flux libidinal de se décharger, on parle souvent du rôle respectif des prédispositions et de l’événement. Les dispositions constitutionnelles de l’individu sont importantes mais ça n’est qu’une composante à laquelle il convient d’adjoindre le rôle des événements de l’enfance et des expériences de l’âge adulte. Je dirai que c’est vrai en général, mais c’est particulièrement vrai dans le cas de la sublimation.

Freud parle à diverses reprises de la “capacité de sublimer”, et il n’a cessé de souligner qu’elle n’était pas le fait de tout un chacun, du moins pas au même titre. Et il a également souligné que c’était un destin précoce. Avec l’exemple de Léonard de Vinci, que j’évoquais tout à l’heure, Freud en vient à faire l’hypothèse d’une prédisposition particulière, avec un conditionnement vraisemblablement organique, mais dont il fait l’hypothèse assez vaguement, il faut dire. Ce qui est important en revanche, c’est le fait qu’il y a une pulsion sur-forte. Sur-forte est un peu un néologisme, mais c’est le terme qui traduit un terme utilisé par Freud, c’est-à-dire une pulsion finalement particulièrement intense, une vie pulsionnelle particulièrement intense, qui serait déjà entrée en action dans la toute première enfance de la personne. Finalement, on pourrait dire que c’est toute tendance développée à l’excès qui va forcer à la sublimation ou au refoulement et à la névrose. Mais il faut qu’il y ait en quelque sorte un matériel suffisant pour qu’il puisse y avoir cette dérivation pulsionnelle.

Pour échapper au refoulement, il faut que la sublimation se mette en place, là je reprends aussi une expression de Freud, “dès le début” — en allemand c’est von Anfang an. Au facteur quantitatif s’ajoute donc, comme je l’ai dit tout à l’heure, la pulsion sur-forte, s’ajoute donc un facteur temps. Comme s’il y avait une sorte de course entre l’opération de sublimation et l’opération de refoulement. L’opération de sublimation permettant, en fait, d’échapper au refoulement.

Toutefois, je pense que parler de la sublimation en l’alliant à l’évolution des âges de la vie ou des typologies caractérielles, ce qui a souvent été le cas, conduit à une approche qui est nécessairement superficielle. Il n’y a de sublimation que comme processus intra-psychique singulier qui ne saurait donc s’appréhender à ce niveau de généralité. Pour ma part, je dirai que ce qui est extrêmement important avec la notion de sublimation c’est de bien s’en tenir à ce à quoi elle sert. C’est-à-dire qu’elle a essentiellement une fonction métapsychologique, et j’ai envie de dire elle n’a pas d’autres fonctions qu’une fonction métapsychologique: expliquer, en quelque sorte, comment le flux libidinal va être dérivé, bloqué, utilisé, etc. La sublimation nous permet donc de comprendre le destin d’une partie de notre énergie pulsionnelle, plus ou moins importante selon les gens, mais qui, s’il s’agit de sublimation, doit être précoce. Je crois enfin que le risque majeur quand on parle de sublimation c’est d’en perdre la spécificité et de la confondre soit avec la dimension culturelle en général, soit avec l’idéal, soit avec la créativité, qui sont à chaque fois des choses tout à fait différentes.

GPL: Cette différence que vous évoquez entre sublimation et créativité me semble importante et intéressante: pourriez-vous y revenir? Parce que, par exemple, Winnicott a beaucoup parlé de créativité, alors même qu’il ne parle pas de sublimation.

SMM: C’est là toute la question de l’usage qu’on fait des notions de la psychanalyse. Une notion n’est pas forcément située au même niveau qu’une autre. La sublimation est une notion permettant d’expliquer la métapsychologie de la pulsion. Ce n’est pas du tout le propos de Winnicott : lui s’intéresse à la manière clinique dont l’objet est co-créé, par exemple, trouvé et créé à la fois; il s’intéresse sur le plan clinique à une reconstruction de ce qu’il se passe entre l’enfant et la mère, etc. On ne peut pas les comparer, on est dans deux mondes différents. On peut effectivement dire que, sur le plan pulsionnel, il n’y aurait pas de créativité s’il n’y avait pas de sublimation, mais la créativité et la sublimation sont deux choses complètement différentes car l’on ne s’interroge pas au même niveau. Autrement, d’un auteur à l’autre il n’y a pas forcément des ponts. Winnicott n’a pas trouvé utile ou intéressant de s’interroger sur la sublimation car il partait d’ailleurs. Freud s’est interrogé sur la sublimation, il s’est interrogé même toute sa vie à son sujet, parce qu’il a créé une métapsychologie et qu’il lui fallait rendre compte d’hypothèses en termes d’énergies libidinales. Bien sûr, il y a aussi cette question qui apparaît chez Winnicott à partir de la dépression, mais en aucun cas, dans mon souvenir, il ne la traite de cette manière-là, c’est-à-dire d’un point de vue métapsychologique.

SB: Merci beaucoup. Je me permets de rebondir sur ce que vous avez dit, notamment autour d’une de nos questions sur la technique médicale et de la prothétisation qui n’était peut-être pas assez ciblée; et votre réponse m’a paru très parlante et intéressante et a bien mis en lumière que, lorsque nous avons formulé cette question, nous avions en tête aussi la prothétisation des personnes en situation de handicap de naissance, où là ce sont donc de très jeunes enfants qui vont être “prothétisé·e·s”, en tous cas qui vont être traité·e·s via une prothèse qui va être apportée par l’équipe médicale, par les parents, à un moment où l’enfant n’est pas toujours dans la possibilité de savoir ce qu’il se passe, pourquoi cela est en place, etc. Et le deuxième mouvement qu’on avait en tête c’était le mouvement transhumaniste, où l’on retrouve cette question qui serait, je me dis maintenant en vous écoutant, complètement du côté justement de l’idéalisation, et plus du tout du côté de la sublimation. Voilà, je voulais revenir un peu sur cet aspect.

SMM: Je pense que ça n’a effectivement pas grand-chose à voir, cela dit je ne vois pas trop en quoi le soin grâce à une prothèse a quelque chose à voir avec la sublimation. C’est une compensation dont on peut souhaiter qu’elle soit aussi efficace que possible, mais ce n’est pas une sublimation. Il y aurait, éventuellement, une sublimation si, au contraire, il n’y avait pas de possibilité de prothèses et si l’enfant décidait, par exemple s’il est paralysé des jambes, de devenir un virtuose de piano. Je crois que finalement la sublimation c’est quelque chose qui est quand même dans le “malgré tout”: la pulsion refuse de se laisser arrêter par un impossible ou un interdit. Dans le cas de cette malformation congénitale que vous évoquiez, c’est un impossible; dans tous les autres cas, c’est un interdit. Vous parliez par ailleurs du transhumanisme, on l’a déjà évoqué avant. La question, et c’est extrêmement banal de le dire, c’est effectivement de savoir qu’est-ce qui est progrès et qu’est-ce qui fait progrès. Mais c’est une question qui n’a rien à voir avec la sublimation selon moi.

GPL: J’aimerais revenir sur cet exemple des prothèses. Dans le cas particulier des personnes agénésiques qui sont nées, par exemple, sans les membres inférieurs, la question de la fonction de la prothétisation se pose en effet: s’agit-il d’un travail sublimatoire ou d’un travail de compensation, comme vous l’indiquez? Plus précisément, nous pouvons parler des sportifs de haut niveau, comme les athlètes qui courent avec deux lames de carbone. Justement nous avons pensé à cette question, sans la viser très précisemment, car ce qui nous a attiré dans votre travail c’est le fait que vous pensez et définissez la sublimation dans différents domaines, qui ne sont pas seulement les domaines de l’activité artistique ou littéraire, mais vous y intégrez également les réalisations scientifiques, sportives. Donc en pensant à ces cas de personnes agénésiques, ne pourrait-on pas se dire que le sujet qui est dans le processus scientifique et technique de créer les lames de carbone et que dans cette prothétisation, il propose une compensation, il apporte ces jambes artificielles à un autre sujet, et qu’à partir de cette compensation, ce sujet qui est prothétisé peut s’engager, par un travail psychique complexe, dans un processus sublimatoire comme celui de l’activité physique?

SMM: Le sportif a, grâce à cette prothèse, la possibilité de réaliser quelque chose malgré tout. Mais il faudrait savoir qu’est-ce qui fait qu’il se soit à ce point fixé sur les réalisations sportives. Je pense que dans cet exemple de la sublimation sportive, il y a bien sûr quelque chose qui rappelle le mouvement sublimatoire en général dans le fait que précisément ce n’est jamais acquis, il va falloir toujours repousser un petit peu le résultat. La performance n’est jamais intégralement satisfaisante, on espère toujours que ça va pouvoir être mieux.

SB: En vous écoutant, je me rends compte à quel point nous pouvons avoir une confusion entre le mécanisme de la sublimation et celui de l’idéalisation, alors que pour vous cela est très clair et précis. Et donc cette confusion amène aussi à ce type de questions quand on rencontre dans le social ou cliniquement des patient·e·s qui seraient à la fois pris·e·s dans un travail compensatoire mais qui prendrait un versant d’idéalisation, en appui sur un objet, et qui ne serait plus du tout de la sublimation.

SMM: Oui. Vous avez répondu à la question en même temps que vous la posiez.

GPL: Concernant la différence que vous proposez entre sublimation, idéalisation et compensation, le rapport du sujet à l’objet semble être un point fondamental. Vous avez rattaché la possibilité de la sublimation à la perte de l’objet : la sublimation se fait alors par, ou au travers du Moi, dans le sillage de l’objet perdu.

SMM: Non car l’objet qui est perdu n’est pas un objet extérieur mais le moi-idéal. Si vous voulez on pourrait le dire en d’autres termes, on pourrait parler d’une épreuve de castration. En l’occurrence, il s’agit finalement de ré-ériger l’image idéale du Moi après qu’il ait fait l’objet d’une perte. C’est-à-dire qu’il faut qu’il y ait d’abord cette perte pour avoir cette possibilité de le ré-ériger à nouveau et du coup de l’investir. C’est assez subtil. La perte n’est qu’un passage finalement, un passage qui permet de le reconstruire comme un objet qui ne sera pas un objet idéal, mais un objet dont le sujet saura qu’il peut s’approcher par étapes successives.

GPL: Donc la perte éprouvée par le Moi permettrait de tracer la limite et la différence entre la sublimation et l’idéalisation. Dans l’idéalisation, le sujet n’accuse pas réception de cette perte.

SMM: Il a eu cette même expérience de perte, mais simplement il la nie. Dans l’exemple du terrorisme, on l’a évoquée, il pense qu’il va pouvoir la retrouver telle quelle. Finalement, c’est toute la question du travail sur l’objet qui est différent. Dans le fanatisme, la sublimation a fait défaut au sujet, sans quoi il ne serait pas raccroché à un mouvement violent, fanatique, etc. C’est précisément parce qu’il y a eu une perte par rapport à lui qu’il va se raccrocher à cette idéalisation. Mais il s’y rattache de manière globale, et il s’y rattache finalement dans ce fonctionnement très dangereux consistant à se dessaisir de son Moi au profit du collectif, collectif qui l’identifie et lui donne une identité, mais qui n’est pas autre que celle du collectif lui-même, qui l’aliène en quelque sorte.

SB: Je me permets à nouveau une tentative de reformulation pour voir si je suis en train de suivre la voie. Quand vous dites, et je crois que c’est ça qui a été un objet de confusion, que cet objet perdu est le Moi-idéal, et que par sa perte il peut être réérigé et investi par le sujet dans le mouvement sublimatoire, pour moi, ça résonne beaucoup avec ce que dit Freud en 1914 sur l’Idéal du Moi vers lequel va tendre le sujet pour pouvoir revenir à cet état où le Moi était son propre idéal. Sauf que vous précisez que ce que décrit Freud en 1914 est un mouvement d’idéalisation, c’est-à-dire le retour vers le Moi-idéal tel qu’il était avant la perte, alors que dans le mouvement sublimatoire, selon vous, il y a comme une idée qu’on va revenir au moi-idéal mais que ce moi-idéal ne sera jamais le même que celui qu’on a perdu.

SMM: Exactement. C’est-à-dire que le moi-idéal, de toutes façons, le sujet n’y croit plus mais en conserve la nostalgie et donc il va construire quelque chose qui puisse en tenir lieu. Ceci, tant qu’il n’est pas rattrapé par la pulsion de mort. Spinoza, par exemple, disait que la pensée de la mort est inutile que l’homme libre ne pense pas la mort — en réalité il est mort assez jeune. Mais mis à part cet auteur, et d’autres dans sa lignée, la force de Thanatos aura de toutes façons au bout du compte quand même raison. C’est un combat permanent entre Éros et Thanatos, et, c’est tout à fait clair, la sublimation n’est pas une sinécure.

SB: Nous vous remercions pour cet échange qui permet de clarifier la notion de sublimation dans votre pensée, tout en l’articulant avec des thématiques très actuelles, que nous rencontrons dans le social aussi bien que dans la clinique. Pour terminer, pourriez-vous nous dire en quelques mots sur quoi vous travaillez actuellement?

SMM: Le dernier thème auquel j’ai consacré un livre, c’est la question de l’Arrogance que je crois nécessaire de situer aussi bien sur un plan individuel que collectif. Depuis mon livre paru en 2017, je suis aussi beaucoup revenue sur la question du “Besoin de croire” et j’écris le plus souvent en lien avec ce que je perçois de l’actualité. Une part importante de mon travail d’écriture se fait au travers des numéros de la revue Topique que je dirige depuis 1990, au décès de Piera Aulagnier qui l’avait fondée. Plus de 100 numéros ont vu le jour depuis cette date et chacun a constitué pour moi un investissement à la fois individuel par les articles que j’y ai moi-même publiés et groupal grâce à la collaboration de ceux qui envoient des textes ou répondent à ma demande d’élaborer quelque chose sur le thème du numéro. On a de fait abordé beaucoup de thèmes qui vont de l’histoire de la psychanalyse à des problèmes sociétaux ou à l’art. Celui sur lequel je suis en train de travailler actuellement est celui du Blasphème, une question difficile et passionnante. Sur le plan clinique, je compte aussi revenir sur la question du contre-transfert et plus généralement sur l’évolution des conditions de la cure psychanalytique. J’espère que nous aurons l’occasion d’en reparler et en attendant, je vous remercie pour toutes vos questions qui montrent que la notion de sublimation doit être mise à l’épreuve des interrogations nées des conditions de la vie d’aujourd’hui.

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    Voir C. Lindenmeyer, L’humain et ses prothèses, CNRS ed., 2017.
Editores/Editors: Profa. Dra. Cristina Lindenmeyer-Saint Martin; Prof. Dr. Paulo Roberto Ceccarelli

Publication Dates

  • Publication in this collection
    15 Aug 2022
  • Date of issue
    Apr-Jun 2022

History

  • Received
    20 Apr 2022
  • Accepted
    30 Apr 2022
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