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Entre peinture et musique : la répétition chez Clarice Lispector

Between painting and music: the repetition in the work of Clarice Lispector

Résumé

Étant donné que l’œuvre de l’écrivaine Clarice Lispector est composée par des fragments de textes publiés un peu partout : ses romans sont construits à partir des extraits des récits, les récits sont des rééditions des chroniques de journal, les chroniques de journal forment un autre roman, etc., nous tenterons de démontrer avec cet article qu’une telle répétition, l’insistance à répéter les mêmes paroles, les mêmes idées, les mêmes personnages, finit par créer un style littéraire unique qui nous contraint, à force de répéter, à déciller les yeux et voir. Avec la répétition, nous parvenons à voir ce qui est toujours là, ce qui est toujours donné, évident, quotidien. Et puisque la répétition est mal acceptée en littérature, comme le souligne d’ailleurs Hélène Cixous, nous verrons que Lispector s’en sert de la peinture et de la musique pour soutenir son œuvre « répétitive » et nous dévoiler que la répétition littéraire, entre la peinture et la musique, peut fait émerger la chose « vraie » et nous conduire vers la préhistoire d’un futur.

Mots-clés :
Clarice Lispector; répétition; peinture; musique; style

Abstract

Considering that the work of the writer Clarice Lispector is composed of fragments of texts published almost everywhere: her novels are constructed from extracts from the stories, the stories are reissues of newspaper columns, the newspaper columns form another novel, etc., we will try to demonstrate with this article that such repetition, the insistence on repeating the same words, the same ideas, the same characters, ends up creating a unique literary style which constrains us, by force, to repeat, to open your eyes and see. With repetition, we manage to see what is always there, what is always given, obvious, quotidian. And since repetition is poorly accepted in literature, as Hélène Cixous underlines, we will see that Lispector uses painting and music to support her “repetitive” work and reveal that literary repetition, between painting and music, can bring out the “true” thing and lead us towards the prehistory of a future.

Keywords:
Clarice Lispector, repetition; painting; music; style

La répétition, le style

Avez-vous vraiment lu Job ? Lisez-le, lisez-le encore et encore.

(Søren Kierkegaard).

Singulière et communautaire, la littérature oscille entre le « je » original du poète, avec son expression singulière, et le « nous » du langage partagé, du langage commun de sa communauté. Le conflit de l’individuel et du collectif est au cœur de l’œuvre littéraire. Seulement ce qui témoigne de l’unicité et originalité d’une œuvre ce n’est point l’émergence sporadique d’un aspect ou d’une expression rare et remarquable, une telle « apparition » ne serait qu’un pur accident, une simple éventualité, mais plutôt la répétition des certains traits et caractéristiques, ce que communément, on appelle « style ». Quand on écrit, certaines tournures insistent à revenir, à réapparaître, à récidiver ; le style, par son geste toujours renouvelé, révèle les marques de l’individu, l’accent et l’empreinte du poète. Ce qu’il y a ainsi de plus singulier et spécifique chez un auteur, c’est justement ce qui se montre, d’une certaine manière, itératif. Sans m’attarder davantage sur des concepts qui pourraient approfondir et enrichir beaucoup cette réflexion, tels les pulsions de vie et de mort de Freud, La reprise de Kierkegaard (1990KIERKEGAARD, Søren. La reprise. Traduit par Nelly Viallaneix. Paris : Flammarion, 1990. ) ou encore l’éternel retour de Nietzsche, je tiens à préciser ceci : la répétition n’est pas une simple révélation de la généralité, comme l’affirme d’ailleurs Gilles Deleuze, ni quelque chose de stéréotypé, fade et mécanique. La répétition a part liée avec le nouveau, avec la singularité, avec l’éternelle nouveauté de la création littéraire : « Pius Servien (1953SERVIEN, Pius. Esthétique. Musique - Peinture - Poésie - Science. Paris : Payot, 1953. ) distinguait à juste titre deux langages : le langage de sciences, dominé par le symbole d’égalité, et où chaque terme peut être remplacé par d’autres ; le langage lyrique, dont chaque terme, irremplaçable, ne peut être que répété » (Deleuze, 1968DELEUZE, Gilles. Différence et répétition. Paris : Presses Universitaires de France, 1968. , p. 8). Il n’y a pas d’équivalence quand il s’agit de répétition ; chaque parole poétique étant unique, elle ne se prête qu’à être répétée. Clarice Lispector affirmait que la vie n’a pas de synonyme, on se doit de dire que la littérature non plus, elle n’accepte aucun synonyme. Chaque mot y est absolument seul. Chaque mot y est inégalable.

De ce fait, l’originalité et l’irremplaçabilité d’une création sont profondément conjointes à la répétition. Lispector le dirait ainsi : « La nature n’est pas fortuite. En effet elle se répète, et le hasard répété devient une loi, ces hasards qui ne sont pas des hasards » (Lispector, 1998LISPECTOR, Clarice. Un souffle de vie. Traduit par Jacques et Teresa Thiériot. Paris : Des femmes, 1998. , p. 119). Le style est la loi du texte, loi intime de l’écriture qui peut, telle la nature, émerveiller par son semblant d’exceptionnalité, de hasard sublime (« Un coup de dés jamais n’abolira le hasard ») mais qui recèle en son for intérieur un continuel recommencement, une vivacité dont la puissance se fait percevoir par son retour incessant. Toutefois, en littérature, ces impressions uniques de l’auteur se doivent d’être subtiles. La répétition de soi que l’on nomme, faute de meilleur mot, « style », aurait meilleure mine en étant aérienne, éthérée, légère… Il ne faut surtout pas que le style alourdisse trop le texte. Il se doit d’être une trace délicate. Un quelque chose, un je-ne-sais-quoi qui atteste, par la répétition, de la présence unique d’un écrivain.

Variations sur un même thème : entre peinture et partition

Dans d’autres arts, notamment en peinture et en musique, ce conflit est moins prononcé. En peinture et en musique, la répétition n’a pas le même statut qu’en littérature ni la même portée. L’écrivain se répète, c’est cela son style, mais cette répétition n’est jamais « nue », ce n’est jamais une répétition du Même. Bien que le style puisse relever d’une angoisse profonde de l’auteur, d’une incapacité douloureuse de dire l’indicible, de se « détacher » de cette parole toujours reprise et encore insuffisante, comme le souligne Maurice Blanchot : « La solitude de l’écrivain, cette condition qui est son risque, viendrait alors de ce qu’il appartient, dans l’œuvre, à ce qui est toujours avant l’œuvre. […] L’obsession qui le lie à un thème privilégié, qui l’oblige à redire ce qu’il a déjà dit […] » (Blanchot, 1955BLANCHOT, Maurice. L’espace littéraire. Paris : Gallimard, 1955. , p. 18) ; le style n’est jamais une simple « copie » de soi-même. Ce n’est point un manque de créativité ni une perte de vivacité. Il est répétition, mais non pas répétitif car, comme le souligne à juste titre Hélène Cixous : « répéter pour qui écrit est très mal accepté » (Cixous, 1986CIXOUS, Hélène. Entre L’Écriture. Paris : Des femmes, 1986. , p. 197). Mais à ceux qui jouent ou qui peignent est accordée une plus ample liberté par rapport à la répétition : « Le peintre a le droit de répéter jusqu’à ce que les nymphéas deviennent des passereaux divins » (Cixous, 1986CIXOUS, Hélène. Entre L’Écriture. Paris : Des femmes, 1986. , p. 197).

Claude Monet passait ses journées à (re)peindre les mêmes images : une cathédrale, des meules, des nymphéas… La peinture, art de la forme et des couleurs, qui a l’espace comme champ privilégié de son expression, arrive à apprivoiser, par la répétition d’un même modèle, le temps. Ancrée dans l’espace et ses limites, c’est pourtant le temps que la peinture révèle quand on contemple les vingt-six cathédrales de Monet. La répétition élargit et diversifie l’étendue de cet art. Si d’ordinaire, la peinture renvoie à l’espace avec son apparente immobilité, par la puissance de la répétition, elle peut oser tenter le passage du temps. Elle peut tracer sur la superficie immuable de plusieurs tableaux le mouvement de la lumière témoignant que les instants s’écoulent continuellement.

Il en est de même de la musique. Cet art des vibrations et du mouvement, qui a le temps comme champ privilégié de son expression, parvient à s’approprier l’espace par la force de la répétition. Les variations enivrantes de Johann Sebastian Bach, qui « ont su toucher en moi de façon alarmante des profondeurs inespérées (...) » (Lispector, 1984LISPECTOR, Clarice. L’heure de l’étoile. Traduit par Marguerite Wünscher et relu par Sylvie Durastanti. Paris : Éditions Des femmes, 1984., p. 9), transforment l’étendue sonore en étendue spatiale, transforment l’univers en matière vibrante, accentuent et accroissent les coins et recoins que la vue n’arriverait jamais à appréhender. Elles amplifient et organisent l’espace autour d’elles. Chaque variation rend le thème plus vaste. À entendre les variations de Bach, encore et encore, l’ici devient présent.

La répétition a ainsi une certaine « valeur » dans la musique et dans la peinture. Elle ouvre des voies inconnues, elle y est plus apte à faire émerger le nouveau : « Soutirer à la répétition quelque chose de nouveau, lui soutirer la différence, tel est le rôle de l'imagination ou de l'esprit qui contemple dans ses états multiples et morcelés » (Deleuze, 1968DELEUZE, Gilles. Différence et répétition. Paris : Presses Universitaires de France, 1968. , p. 103). Ces arts « gagnent » quelque chose par la répétition. Vingt-six tableaux presqu’identiques font naître le goût de l’éphémère. Des variations sans fin sur un même thème explorent l’immensité. Mais au-delà de la dimension de « nouveauté » et d’élargissement que la répétition produit en musique et en peinture, elle parvient également à regrouper une communauté autour de ces arts. Un peintre qui repeint Van Gogh peut être considéré comme un bon peintre du fait même de cette reproduction. Un musicien qui rejoue bien une partition de Mozart est un bon, voire un excellent musicien. La répétition peut être ainsi prise dans un sens radical : celui de la copie, de la reproduction, de la réplique. Autour de la musique et de la peinture se forme une véritable confrérie. La peinture et la musique permettent une « résonance » de l’art, une « communion » de par la répétition. Blanchot allait jusqu’à dire que :

Écouter de la musique fait de celui qui a seulement plaisir à l’écouter un musicien, de même regarder un tableau. La musique, la peinture sont des mondes où pénètre celui qui en a la clé. […]Le don est un espace clos - salle de concert, musée - dont on s’entoure pour jouir d’un plaisir clandestin. Ceux qui n’ont pas le don restent dehors, ceux qui l’ont entrent et sortent à leur gré » (Blanchot, 1955BLANCHOT, Maurice. L’espace littéraire. Paris : Gallimard, 1955. , p. 251).

Mais tout cela est impossible en littérature. Hormis l’art ancien des copistes, les calligraphies orientales des idéogrammes ou l’ornement des écritures arabes, la copie ou la reproduction en littérature n’est pas une valeur, cela n’a aucun intérêt. Qui serait considéré comme un bon écrivain ou même un écrivain tout court du fait de recopier les mots d’un autre écrivain ? Recopier des paroles ne demande aucun « don », aucun savoir-faire, aucun art. Recopier n’accentue aucun sens, n’élargit aucune étendue. Même sans copier, sans avoir l’intention de reproduire, l’écrivain est toujours et déjà aux prises avec le « fantôme » du manque d’originalité : « il a parfois la prétention de tout commencer mais, hélas ! il continue... » (Bachelard, 2010BACHELARD, Gaston. La poétique de la rêverie. Paris : Presses Universitaires de France, 2010., p. 10). L’écrivain est continuellement hanté par les clichés, les lieux communs, les stéréotypes, les sentiers battus, les idées qui tournent en rond… En écriture, le travail avec la matière de son art est une lutte contre cette matière même, une lutte sans merci contre tous les mots, contre toutes les phrases, contre tout ce qui a déjà été dit par d’autres écrivains, contre tout ce que nous avons nous-mêmes déjà écrit ; un combat féroce et impitoyable contre la possibilité d’une répétition brute, d’une « imitation ». Cixous décrit ce conflit ainsi :

C’est notre problème d’écrivains. Nous qui devons peindre avec des pinceaux tout empoisonnés de mots. Nous qui devons nager dans une langue troublée de phrases mille fois entendues, comme si elle était pure et transparente. Nous qui devons frayer à chaque pensée un chemin neuf parmi des taillis de clichés. (Cixous, 1986CIXOUS, Hélène. Entre L’Écriture. Paris : Des femmes, 1986. , p. 182).

Comment alors comprendre et analyser l’œuvre de Lispector qui est composée non seulement par des répétitions du genre « voilées », comme il arrive dans le style de tous les auteurs, mais par des répétitions au sens strict du mot : les mêmes textes avec les mêmes mots ? Qu’est-ce qu’une œuvre qui se construit par des fragments répétitifs d’elle-même ? « J’ai l’impression que je m’imite un peu. Le pire plagiat est celui qu’on fait de soi-même » (Lispector, 1998LISPECTOR, Clarice. Un souffle de vie. Traduit par Jacques et Teresa Thiériot. Paris : Des femmes, 1998. , p. 42). Que faire devant un tel aveu ?

Cixous, en analysant Água Viva, signale ceci : « Ce qui rapprocherait ce livre d’un geste de peintre, c’est que c’est un livre d’instants, un livre dont chaque page peut être détachée comme un tableau » (Cixous, 1998, p. 172). Même si ce n’est pas vraiment le caractère répétitif de ce livre qui est à l’origine de l’observation de l’essayiste française (il faut savoir qu’Água Viva est presqu’un assemblage, avec des petites variations, des plusieurs récits déjà publiés auparavant), elle nous offre une première approche pour cerner ce que l’œuvre de Lispector a de si particulier par rapport à la répétition. En effet, les pages d’Água Viva, mais aussi d’Un souffle de vie, d’Un apprentissage ou le livre des plaisirs et même de La passion selon G.H., peuvent être détachées comme des tableaux et être contemplées comme des fragments compacts du présent. Chaque page est un livre-toile. Dans ces romans-là, notamment dans Água viva et Un souffle de vie, les instants se matérialisent, s’encadrent, deviennent une sorte d’objet, d’objet d’art. La matérialité des mots est comparable à l’être-là d’une « chose » (au sens Heideggérien de Das Ding). Ce n’est donc pas surprenant d’apprendre que le titre original d’Água viva était, très pertinemment, Objeto gritante: « Je veux comme pouvoir prendre le mot avec la main. Le mot est un objet ? » (Lispector, 1981LISPECTOR, Clarice. Près du cœur sauvage. Traduit par Regina Helena de Oliveira Machado. Paris : Des femmes, 1981. , p. 19). On perçoit dans ce roman une narratrice qui tente, sans relâche et obstinément, de créer avec les mots ce que l’on ne peut créer qu’avec les couleurs, comme si l’encre de la parole pouvait devenir en quelque sorte voisine de la peinture : « Quand j’écris, je mélange une teinte à une autre, et naît une nouvelle couleur » (Lispector, 1998LISPECTOR, Clarice. Un souffle de vie. Traduit par Jacques et Teresa Thiériot. Paris : Des femmes, 1998. , p. 96). Água viva est une construction fragmentaire qui tente de réaliser en écriture ce que le passage suivant de Michel Seuphor, qui lui sert d’exergue, ambitionne pour la peinture :

Il devait exister une peinture totalement libre de la dépendance de la figure - l’objet -, qui, comme la musique, n’illustre aucune chose, ne raconte aucune histoire et ne lance aucun mythe. Une telle peinture se contente d’évoquer les règles incommunicables de l’esprit où le songe devient pensée, où le trait devient existence. (Seuphor, cité par Lispector, 1981LISPECTOR, Clarice. Près du cœur sauvage. Traduit par Regina Helena de Oliveira Machado. Paris : Des femmes, 1981. , p. 7).

Toutefois, Lispector approche son écriture de la peinture non seulement dans une tentative de capturer et d’encadrer les instants fugaces, conformément à la lecture de Cixous, mais aussi pour essayer de transposer dans la littérature la valeur et la portée que la répétition a dans cet art-là. Si l’on peut, d’après Cixous, détacher les pages d’Água viva, on peut aussi les mettre à côté d’autres pages pratiquement identiques détachées d’autres romans, livres de récits et chroniques de journal. On aurait ainsi, sans doute, la même impression que l’on a quand on contemple les vingt-six cathédrales de Monet. Comme les tableaux de Monet, chacun peint dans un moment différent de la journée, plongés dans une lumière instable, les paroles « répétitives » de Lispector ont des nuances de la lumière du jour, sont sensibles aux changements ondoyants de l’atmosphère de la pensée. Les pages arrachées aux livres, encadrées à même le mur, témoignent de l’agitation constante de l’esprit, du passage de l’informe d’une idée à la matière légère de la parole. Et cette répétition nous fait « reconnaître » des nuances de notre propre entendement. Par la répétition, c’est l’essence même de la parole qui se donne à voir en ce qu’elle a de primordial. L’encre noire sur fond blanc fait ressortir les tonalités étincelantes de l’activité de l’esprit. Ainsi Lispector écrit, réécrit, écrit une autre fois, (« Répéter lui semblait essentiel. Chaque fois qu’on répète, quelque chose s’ajoute » (Lispector, 1970LISPECTOR, Clarice. Le Bâtisseur de ruines. Traduit par Violante do Canto. Paris : Gallimard, 1970., p. 125)) et à chaque nouvelle reprise de fines particularités de son génie se donnent à voir. À chaque nouvelle relecture, à chaque nouvelle répétition, on s’émerveille comme la première fois.

La peinture donne envie de voir, elle révèle que l’on ne voit pas assez, que la vision peut être encore et encore éblouie. Elle refait le visible et offre d’autres regards à la vue si habituée à ne pas voir. Devant les meules de Monet, on finit par voir non pas une autre meule, mais « la » meule, la meule dans ses fines propriétés de meule. On regarde la succession des meules de Monet et à force de les regarder, on finit par les voir. Comme Lucrecia Neves, personnage principal du roman La ville assiégée de Lispector, qui tente de (re) créer et de s’approprier la ville en la regardant, en répétant avec les yeux tout ce qui y est déjà :

la ville était une forteresse imprenable ! Et elle qui essayait pour le moins d’imiter ce qu’elle voyait : les choses étaient comme là ! et là ! Mais il fallait les répéter. La jeune fille essayait de répéter avec les yeux ce qu’elle voyait, telle devait être encore l’unique façon de s’en emparer. (Lispector, 1991LISPECTOR, Clarice. La ville assiégée. Traduit par Jacques et Teresa Thiériot. Paris : Des femmes, 1991., p. 65).

Par la répétition, on voit la puissance de l’existence, on réussit à dépasser la forteresse de l’indifférence apparente de la vie, on arrive à voir le mécanisme latent de la différence. On a besoin d’un certain nombre de tableaux (de combien ?) pour que l’on arrive à saisir la différence entre des nymphéas tellement identiques ; on a besoin d’un certain nombre de variations (de combien ?) pour que le thème s’affirme dans son unicité :

Ce sont les tableaux qui me racontent la passion du peintre. Pas seulement un tableau singulier. Mais plutôt une série, une gerbe de tableaux, une troupe de tableaux, un troupeau, une tribu de tableaux. Je vois les vingt-six cathédrales de Monet. Je ne sais pas si une cathédrale m’emporterait. Vingt-six cathédrales, c’est le galop. (Cixous, 1986CIXOUS, Hélène. Entre L’Écriture. Paris : Des femmes, 1986. , p. 177).

Lispector répète, encore et encore, et réussit à nous faire voir comme pour la première fois ce qui a toujours été ainsi. Comme une sorte de reconnaissance, un retour vers un monde que l’on connaissait déjà, que l’on voyait tous les jours, mais que sans la répétition on ne serait pas à même de reconnaître : « Elle la surprenait même dans ce qu’elle avait déjà perçu, mais subitement voyant pour la première fois, subitement comprenant que cela vivait toujours. (…) Et soudain, oui, là était la chose vraie » (Lispector, 1981LISPECTOR, Clarice. Agua Viva. Traduit par Regina Helena de Oliveira Machado. Paris : Des femmes, 1981. , p. 60). L’étonnement, la surprise, l’émerveillement, le bouleversement, sont les conséquences non pas d’une apparition extraordinaire, ou du fantastique, mais de la vision qui finit par voir ce qu’elle regardait depuis toujours. Il suffit que les choses existent, disait Joana, protagoniste du premier roman de Lispector, pour que l’on arrive à voir, à voir vraiment la chose vraie, la marque singulière de l’existence.

Dans son récit L’œuf et la poule, Lispector décrit la vision de l’œuf, la première vision d’un œuf, elle y voit l’œuf pour la première fois, un œuf qu’elle a pourtant toujours vu, un œuf qui était toujours donné, là ; un œuf pour le moins quotidien. Le récit montre qu’il n’est pourtant pas donné de voir l’œuf, car les yeux sont déjà accoutumés avec la vision ordinaire de l’œuf, l’œil a déjà l’œuf dans la cécité quotidienne de son regard. L’œuf que l’on voit n’est rien que l’œuf déjà vu, l’œuf qui n’a jamais laissé d’être vu. Et un beau jour, l’œuf se montre, l’œuf se laisse voir, l’œuf devient l’œuf : l’œuf. Les yeux oublient alors l’habitude de tous les jours, les yeux commencent à voir pour la première fois l’œuf qu’ils regardent tous les jours. Pourtant rien n’a changé, les yeux ont tout bonnement « appris » à voir, à voir ce qui avait toujours été là, à voir ce qui ne s’est jamais soustrait à la vue, ce qui ne s’est jamais dissimulé (à la manière de la lettre volée de Poe). C’est alors en face des mêmes objets, du même paysage, des mêmes chemins, que l’on arrive à voir la vérité de la vie. Selon Lispector : « En attendant, aujourd’hui je vivais dans le silence de ce qui, dans trois millénaires, érodé et rebâti, serait de nouveau des escaliers, des grues, des hommes et des constructions. J’étais en train de vivre la préhistoire d’un futur » (Lispector, 1978LISPECTOR, Clarice. La passion selon G.H. Traduit par Claude Farny. Paris : Des femmes, 1978. , p. 139). Seule la répétition peut conduire vers la préhistoire d’un futur, dans cette dimension où ni le temps ni l’espace peuvent être mesurés. Où tout a déjà existé, existe et existera encore et encore un autre jour. Où être en train de voir un œuf signifie à la fois l’avoir déjà vu et être toujours sur le point de le voir. Le poète Octavio Paz, en parlant de la révélation poétique, décrit remarquablement ce moment sublime, ce moment unique où l’on est confronté avec l’éternelle nouveauté là où il n’y a qu’habitude, répétition, routine :

Il semble que nous nous souvenions, et nous voudrions retourner là-bas, en ce lieu où les choses perpétuellement sont telles, baignées d’une lumière immémoriale et cependant toujours neuve. Nous aussi sommes de là-bas. Une grâce nous touche. (…) C’est la « vie antérieure » qui revient. (Paz, 1965PAZ, Octavio. L’arc et la lyre. Traduit de l’espagnol par Roger Munier. Paris : Gallimard, 1965. , p. 174).

Quelque chose « revient » quand on voit pour la millième fois le même œuf, la même meule. Quelque chose « revient » quand on écoute pour la millième fois des variations sur un même thème. Quelque chose « revient » quand on lit pour la millième fois les mêmes mots. Parce que l’œuvre de Lispector est une quête infatigable de l’essence de la vie, de l’être profond de l’existence, de l’être en ce qu’il est, elle cherche continuellement à capturer l’instant de l’écriture, à s’emparer de l’être de la parole dans le présent immédiat, dans la présence de cette même parole, la parole, parole qui, nommée, devient ce qu’elle est : « Chaque chose a un instant où elle est. Je veux m’emparer du est de la chose » (Lispector, 1981LISPECTOR, Clarice. Agua Viva. Traduit par Regina Helena de Oliveira Machado. Paris : Des femmes, 1981. , p. 11) ; la répétition est fondamentale pour une telle entreprise. La répétition contraint la parole à se dévoiler, à se rendre, enfin, lisible.

Et ce n’est pas uniquement de la peinture que Lispector s’approche pour tenter de prononcer ces paroles éternellement neuves, ce commencement qui n’a jamais lieu, cette étrangeté au sein même de l’habitude, cette préhistoire d’un futur. Elle aborde également le domaine de la musique : « La musique m’enseigne profondément une audace de se sentir soi-même dans le monde. Je cherche le désordre, je cherche l’état primitif de chaos. C’est en lui que je me sens vivre. J’ai besoin de l’obscurité qui implore, de la réceptivité des plus élémentaires formes de vouloir » (Lispector, 1981LISPECTOR, Clarice. Agua Viva. Traduit par Regina Helena de Oliveira Machado. Paris : Des femmes, 1981. , p. 96). Avec l’univers de la musique, Lispector est à même d’explorer de vastes espaces de résonance et de prolongement. La répétition de son œuvre gagne un nouveau champ et une autre étendue, elle jouit du « balancement du recommencement éternel » (Blanchot, 1955BLANCHOT, Maurice. L’espace littéraire. Paris : Gallimard, 1955. , p. 214). Dans Un souffle de vie, on lit ceci : « Angela est le tremblement vibrant d’une corde de harpe après qu’elle a été touchée : elle reste dans l’air en se disant, disant encore - jusqu’à ce que la vibration meure en s’éparpillant en écumes dans les sables. Ensuite - silence et étoiles » (Lispector, 1998LISPECTOR, Clarice. Un souffle de vie. Traduit par Jacques et Teresa Thiériot. Paris : Des femmes, 1998. , p. 59). Les mots toujours redits, encore et encore prononcés, telles les vibrations des cordes d’un instrument de musique, s’éparpillent et se confondent avec la nature. La répétition s’approprie l’espace et gagne l’univers. La répétition s’harmonise avec le dynamisme retentissant de la vie.

La musique nous donne envie non pas d’écouter, mais de nous taire. On n’offre pas à la musique notre ouïe, on n’est pas tout ouïe, mais notre premier silence. Un silence que jusqu’alors on ne connaissait pas. Car on n’écoute pas de la musique comme on écoute une conversation. Jamais on n’écoute de la musique comme on écoute une conférence ou un discours. La musique nous suspend ; on devient promptement attentif. Elle nous dévoile les secrets indicibles de notre silence intime. Écouter devient aspirer. Qu’il y ait dans la musique un autre monde, un autre immense univers, où l’esprit se meut librement, qui en doute ? Lorsque notre silence redécouvert s’harmonise avec les variations de Bach, l’intimité de toutes les matières se ritualise, la répétition allume l’écho de nos propres âmes. L’impossibilité de dire l’ineffable, de cesser de se répéter en tentant de prononcer ce que l’on ne prononce jamais, acquiert, avec l’évocation d’une constellation musicale, un autre « ton », un « ton » retentissant. Puisque la musique est justement manque de matière et de signification concrète, elle explore et expose plus nettement les modulations de l’esprit et les abîmes de l’inexprimable : « Et si je dois ici t’utiliser toi des mots, ils doivent faire un sens presque uniquement corporel, je suis en lutte avec la vibration ultime. (…) Lis alors mon invention de pure vibration sans signifié hors celui de chaque syllabe sibilante (…) » (Lispector, 1981LISPECTOR, Clarice. Agua Viva. Traduit par Regina Helena de Oliveira Machado. Paris : Des femmes, 1981. , p. 17). Si Água viva est un livre peint dont les pages forment une galerie de peintures, Un souffle de vie est un livre joué : des variations pulsantes d’un même thème de vie.

Je ne dis rien, tout comme la véritable musique. Elle ne dit pas des mots. Je n’ai aucune saudade de moi - ce que j’ai déjà été ne m’intéresse plus ! Et si je parle, pourquoi ne pas me permettre d’être discontinu ? Je n’ai aucun engagement avec moi-même. Je ne cesse de m’accumuler, m’accumuler, m’accumuler - jusqu’à ne plus tenir en moi et alors j’éclate en mots. (Lispector, 1998LISPECTOR, Clarice. Un souffle de vie. Traduit par Jacques et Teresa Thiériot. Paris : Des femmes, 1998. , p. 95).

La peinture et la musique procurent alors à Lispector des manières autres de s’exprimer et de soutenir la répétition de son œuvre, la répétition en littérature. La peinture et la musique l’aident à prononcer et à exposer le réengendrement toujours nouveau de l’existence. La peinture et la musique font retentir ses paroles en transformant l’opacité et l’immobilité de l’encre en ondes et lumières. Mais on aurait grand tort d’affirmer que l’œuvre de Lispector est une simple tentative de puiser dans ces deux arts (des arts qu’elle pratiquait, d’ailleurs), d’emprunter à la musique et à la peinture des arguments et des prétextes pour justifier et disculper son texte répétitif. C’est avant tout, me semble-t-il, une démarche artistique visant à placer son écriture entre le tableau et la partition, entre la littérature et la peinture, entre la musique et la toile. Dans cet espace inconfortable de l’entre, de la proximité, du rapport. C’est entre la peinture et la musique que les mots de Lispector trouvent leur forme, découvrent leur écho, retentissent. Mais ce n’est pas un « entre » dans le sens de quelque chose qui n’arrive à être ni ceci ni cela ou qui chercherait, sans y parvenir, à être ceci ou cela. Ce n’est point un « entre » teinté d’hésitation ou de tiédeur. L’œuvre de Lispector ne cherche pas un rassemblement fade et naïf des arts ni un parallèle entre l’écriture, l’image et le son. Ce n’est pas une simple intertextualité, ou intersémiotique, ni une quelconque synesthésie. Cet « entre » c’est la tension vive d’une expression littéraire qui assume l’espace palpitant du rapport pour tenter d’exprimer, par la force de la répétition, de toute répétition, l’inexprimable. Bien que Paz ait dit que « La poésie est recherche d’un maintenant et d’un ici » (Paz, 1965PAZ, Octavio. L’arc et la lyre. Traduit de l’espagnol par Roger Munier. Paris : Gallimard, 1965. , p. 357), en pensant, je suppose, à ce qui fait défaut à cet art : le temps et l’espace, j’envisage la quête de Lispector plutôt comme un refus de se trouver et dans le temps et dans l’espace, une tentative non pas d’inscrire, par la répétition, la vérité du passage du temps et de l’étendue de l’espace, mais une lutte contre toute sorte de localisation et de précision: « C’est seulement dans le temps qu’il y a de l’espace pour moi » (Lispector, 1981LISPECTOR, Clarice. Agua Viva. Traduit par Regina Helena de Oliveira Machado. Paris : Des femmes, 1981. , p. 13). De la même manière que la peinture, par la répétition, fait vibrer dans l’espace le temps, et que la musique, par la répétition, fait creuser dans le temps l’espace, la littérature, avec la musique et la peinture, entre la musique et la peinture, tente d’atteindre le mouvement même qui rend la répétition possible, tente d’inscrire la tension vive qui fait retentir le principe créateur lui-même. Entre la peinture et la musique, la littérature veut voir et entendre les modulations répétitives de toute activité de l’esprit. Entre la peinture et la musique, la littérature tente, de par la répétition, de participer à la préhistoire d’un futur.

Ce que Lispector tente de jouer quand elle écrit des mots-partition ou qu’elle essaie de peindre lorsqu’elle écrit des mots-peinture n’est pas ce que Cixous souhaite pour sa propre création littéraire : la vingt-septième cathédrale que Monet n’a pas peinte, encore moins le tout premier tableau de Monet dont rêvent Charles Péguy et Deleuze ; tout cela n’est que désir d’infini et d’éternité, mystique de l’un et de l’innombrable, totalité et infini. Lispector souhaite plutôt peindre la cathédrale entre la première cathédrale et la deuxième, le nymphéa entre le premier nymphéa et le deuxième ; elle cherche la meule née dans l’interstice, dans cet endroit impossible où la création se détache de l’unique sans atteindre encore la pluralité. C’est ce tableau jamais peint, impossible à peindre, qui se tiendrait entre l’éclair du premier tableau et le mouvement de répétition, à peine ressenti, qui naîtrait avec le deuxième. Espace de pur rapport, de pure approche et tremblement. Espace de pure création. Espace de la mesure (qui ne mesure rien) d’une présence et d’une exposition. Espace qui empêche et le calcul et l’addition : « 1 et 1 ne font pas deux sans addition » (Weil, 1950WEIL, Simone. La connaissance surnaturelle. Paris : Éditions Gallimard, 1950., p. 38). Les mots de Lispector sont dans cet intervalle de tension insoutenable où la création soutient et suspend le passage du premier au deuxième, où il n’y a ni addition, ni série, ni compte (comment, d’ailleurs, compter les tableaux de Monet ? on ne peut que les exposer…) :

Entre deux notes de musique, il existe une note, entre deux faits il existe toujours un fait, entre deux grains de sable, si proches soient-ils l’un de l’autre, il y a toujours un intervalle ; […] dans les interstices de la matière primordiale se trouve la ligne de mystère et de feu qui est la respiration du monde, et la continuelle respiration du monde est ce que nous écoutons et que nous appelons silence. (Lispector, 1978LISPECTOR, Clarice. La passion selon G.H. Traduit par Claude Farny. Paris : Des femmes, 1978. , p. 129).

Entre le chiffre un et le chiffre deux, entre le premier tableau et le deuxième tableau, entre la première variation et la deuxième variation : l’intervalle dont on a besoin pour que la répétition et le singulier soient, en même temps, possibles. Seul espace où le commun et la différence peuvent, ensemble, émerger : « La différence est entre deux répétitions » (Deleuze, 1968DELEUZE, Gilles. Différence et répétition. Paris : Presses Universitaires de France, 1968. , p. 104). C’est entre un battement de cœur et un autre battement de cœur que le cœur bat. C’est entre un nymphéa et un autre nymphéa de Monet que la « vérité » du nymphéa, de tous les nymphéas, se donne à voir. C’est entre une page d’Água Viva, un récit et une chronique de journal que la parole indicible, impossible à énoncer et toujours redite, peut être, enfin, lue.

Références

  • BACHELARD, Gaston. La poétique de la rêverie Paris : Presses Universitaires de France, 2010.
  • BLANCHOT, Maurice. L’espace littéraire Paris : Gallimard, 1955.
  • CIXOUS, Hélène. Entre L’Écriture Paris : Des femmes, 1986.
  • DELEUZE, Gilles. Différence et répétition Paris : Presses Universitaires de France, 1968.
  • KIERKEGAARD, Søren. La reprise Traduit par Nelly Viallaneix. Paris : Flammarion, 1990.
  • LISPECTOR, Clarice. Près du cœur sauvage Traduit par Regina Helena de Oliveira Machado. Paris : Des femmes, 1981.
  • LISPECTOR, Clarice. La passion selon G.H Traduit par Claude Farny. Paris : Des femmes, 1978.
  • LISPECTOR, Clarice. L’heure de l’étoile Traduit par Marguerite Wünscher et relu par Sylvie Durastanti. Paris : Éditions Des femmes, 1984.
  • LISPECTOR, Clarice. Un souffle de vie Traduit par Jacques et Teresa Thiériot. Paris : Des femmes, 1998.
  • LISPECTOR, Clarice. Agua Viva Traduit par Regina Helena de Oliveira Machado. Paris : Des femmes, 1981.
  • LISPECTOR, Clarice. La ville assiégée Traduit par Jacques et Teresa Thiériot. Paris : Des femmes, 1991.
  • LISPECTOR, Clarice. Le Bâtisseur de ruines Traduit par Violante do Canto. Paris : Gallimard, 1970.
  • PAZ, Octavio. L’arc et la lyre Traduit de l’espagnol par Roger Munier. Paris : Gallimard, 1965.
  • SERVIEN, Pius. Esthétique. Musique - Peinture - Poésie - Science Paris : Payot, 1953.
  • WEIL, Simone. La connaissance surnaturelle Paris : Éditions Gallimard, 1950.

Publication Dates

  • Publication in this collection
    11 Dec 2023
  • Date of issue
    Sep-Dec 2023

History

  • Received
    19 Oct 2023
  • Accepted
    14 Nov 2023
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