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Mensonge, duperie de soi et clivage

Mentira, auto-ilusão e clivagem

Lying, self-deception and splitting

Mentira, auto-engaño y clivaje

Abstracts

À partir d'observations en clinique du travail, le présent article propose de discuter la pertinence de la notion de clivage pour la compréhension des phénomènes de double fonctionnement psychique. Pour cela, une discussion est engagée avec les travaux de la psychanalyse et de la psychologie morale. Il en ressort que l'explication de certaines manifestations cliniques repose sur la référence à un modèle de l'appareil psychique qui accorde une place centrale au clivage, tel que dans la troisième topique formulée par Christophe Dejours. Nous verrons de quelle façon le clivage structurel de la troisième topique proposé par Dejours se double dans certaines circonstances d'un autre type de clivage, nommé clivage forcé.

Clivage; duperie de soi; troisième topique


Partindo de observações em clínica do trabalho, o presente artigo visa discutir a pertinência da noção de clivagem para a compreensão dos fenómenos de duplo funcionamento psíquico. Para tal efeito inicia-se um diálogo com trabalhos da área da psicanálise e da psicologia moral. Conclui-se que a explicação de certas manifestações clínicas necessita a referência a um modelo do aparelho psíquico que conceda um lugar de relevo à clivagem, tal como no caso da terceira tópica formulada por Christophe Dejours. Veremos de que forma a clivagem estrutural da terceira tópica proposta por Dejours se redobra em certas circunstâncias de um outro tipo de clivagem, que designamos clivagem forçada.

Clivagem; auto-ilusão; terceira tópica


Based on observations from a clinic of work, this article aims to discuss the relevance of the notion of splitting to understand phenomena such as dual psychic functioning. For that purpose, we engage in a talk with authors mainly from the domains of psychoanalysis and moral psychology. It appears that the explanation of some clinical manifestations is based on the reference to a model of the psychic apparatus which grants specific importance to splitting, as is the case for Christophe Dejours' third topic. We will see how the structural splitting of the third topic proposed by Dejours is plays out in some circumstances by a different type of splitting, called forced splitting.

Splitting; self-deception; third topic


Partiendo de observaciones en clínica del trabajo, el presente artículo pretende discutir la pertinencia de la noción de clivaje para la comprensión de los fenómenos del doble funcionamiento psíquico. Para ello, se inicia un diálogo con trabajos del área de psicoanálisis y de la psicología moral. Se concluye que la explicación de algunas manifestaciones clínicas necesita la referencia de un modelo del aparato psíquico que le de un lugar central al clivaje, como en el caso de la tercera tópica elaborada por Christophe Dejours. Veremos cómo el clivaje estructural de la tercera tópica propuesta por Dejours se redobla, en algunas circunstancias, a un otro tipo de clivaje, que designamos clivaje forzado.

Clivaje; auto-engaño; tercera tópica


ARTIGOS

Mensonge, duperie de soi et clivage1 1 Je remercie sincèrement Christophe Demaegdt, Vincent Joly et Christophe Dejours pour leur lecture attentive de ce texte ainsi que pour leurs commentaires.

Mentira, auto-ilusão e clivagem

Lying, self-deception and splitting

Mentira, auto-engaño y clivaje

Duarte Rolo

Mestre em Psicologia Clínica e Psicopatologia pela Université Paris V - René Descartes; mestre em Psicologia do Trabalho pelo Conservatoire National des Arts et Métiers, Paris e doutorando na mesma instituição

Endereço para correspondência Endereço para correspondência Duarte Rolo. 107 rue de Sèvres, 75006, Paris, França. E-mail: duarte.rolo@cnam.fr

RESUMÉ

À partir d'observations en clinique du travail, le présent article propose de discuter la pertinence de la notion de clivage pour la compréhension des phénomènes de double fonctionnement psychique. Pour cela, une discussion est engagée avec les travaux de la psychanalyse et de la psychologie morale. Il en ressort que l'explication de certaines manifestations cliniques repose sur la référence à un modèle de l'appareil psychique qui accorde une place centrale au clivage, tel que dans la troisième topique formulée par Christophe Dejours. Nous verrons de quelle façon le clivage structurel de la troisième topique proposé par Dejours se double dans certaines circonstances d'un autre type de clivage, nommé clivage forcé.

Mots clés: Mots clés: Clivage; duperie de soi; troisième topique.

RESUMO

Partindo de observações em clínica do trabalho, o presente artigo visa discutir a pertinência da noção de clivagem para a compreensão dos fenómenos de duplo funcionamento psíquico. Para tal efeito inicia-se um diálogo com trabalhos da área da psicanálise e da psicologia moral. Conclui-se que a explicação de certas manifestações clínicas necessita a referência a um modelo do aparelho psíquico que conceda um lugar de relevo à clivagem, tal como no caso da terceira tópica formulada por Christophe Dejours. Veremos de que forma a clivagem estrutural da terceira tópica proposta por Dejours se redobra em certas circunstâncias de um outro tipo de clivagem, que designamos clivagem forçada.

Palavras-chave: Clivagem; auto-ilusão; terceira tópica.

ABSTRACT

Based on observations from a clinic of work, this article aims to discuss the relevance of the notion of splitting to understand phenomena such as dual psychic functioning. For that purpose, we engage in a talk with authors mainly from the domains of psychoanalysis and moral psychology. It appears that the explanation of some clinical manifestations is based on the reference to a model of the psychic apparatus which grants specific importance to splitting, as is the case for Christophe Dejours' third topic. We will see how the structural splitting of the third topic proposed by Dejours is plays out in some circumstances by a different type of splitting, called forced splitting.

Key words: Splitting; self-deception; third topic.

RESUMEN

Partiendo de observaciones en clínica del trabajo, el presente artículo pretende discutir la pertinencia de la noción de clivaje para la comprensión de los fenómenos del doble funcionamiento psíquico. Para ello, se inicia un diálogo con trabajos del área de psicoanálisis y de la psicología moral. Se concluye que la explicación de algunas manifestaciones clínicas necesita la referencia de un modelo del aparato psíquico que le de un lugar central al clivaje, como en el caso de la tercera tópica elaborada por Christophe Dejours. Veremos cómo el clivaje estructural de la tercera tópica propuesta por Dejours se redobla, en algunas circunstancias, a un otro tipo de clivaje, que designamos clivaje forzado.

Palabras-clave: Clivaje; auto-engaño; tercera tópica.

Dans sa célèbre nouvelle L'Étrange Cas du Dr. Jekyll et de Mr. Hyde, Robert L. Stevenson (1886/2005) met en scène un savant, le Dr. Jekyll, hanté et fasciné simultanément par ses penchants au vice, à la corruption et à l'immoralité. Tout en admettant que ces inclinations sont des produits de sa propre personne, il les ressent à la fois comme étant le fait de forces étrangères qui agissent en lui. Jekyll affirme à propos de sa double nature :

Malgré toute ma duplicité, je ne méritais nullement le nom d'hypocrite : les deux faces de mon moi étaient également d'une sincérité parfaite ; je n'étais pas plus moi-même quand je rejetais la contrainte et me plongeais dans le vice, que lorsque je travaillais, au grand jour, à acquérir le savoir qui soulage les peines et les maux. (...) [ou encore] Ce fut par le côté moral, et sur mon propre individu, que j'appris à discerner l'essentielle et primitive dualité de l'homme ; je vis que, des deux personnalités qui se disputaient le champ de ma conscience, si je pouvais à aussi juste titre passer pour l'un ou pour l'autre, cela venait de ce que j'étais foncièrement les deux (Stevenson, 1886/2005, p.65).

De ces deux tendances différentes, qui s'expriment à l'intérieur d'un seul et même être, le romancier en fera deux personnages distincts, incarnations respectives d'une dualité constitutive de la personnalité du Dr. Jekyll. Ainsi, grâce au génie imaginatif de Stevenson et à la liberté créative permise par la littérature fantastique, les forces qui dévorent le Dr. Jekyll deviendront Mr. Hyde, son ignoble alter ego, produit d'une dissociation de l'âme rendue possible par l'effet d'une potion inventée par le médecin lui-même.

Avec L'Étrange Cas du Dr. Jekyll et de Mr. Hyde (Stevenson, 1886/2005) est née l'allégorie moderne la plus remarquable concernant le phénomène du dédoublement de la personnalité. Cette histoire figure depuis parmi les représentations mythiques aussitôt convoquées lorsqu'il s'agit de traiter la question de la dualité de la conscience, ou que l'on cherche à rendre compte de comportements doubles qui sont le fait d'une seule et même personne. À tel point que la nouvelle de Stevenson a pris une valeur paradigmatique en tant qu'illustration de la division de l'esprit (divided self).

Représentation extrême de la dualité de l'être humain, la nouvelle a vivement intéressé philosophes, psychologues et psychanalystes. D'ailleurs, ces derniers ne se sont pas privés de recourir à L'Étrange Cas... comme point de départ de leur réflexion ou pour illustrer leurs propos. Car, si la clinique ordinaire ne nous fournit pas toujours des Dr. Jekyll et des Mr. Hyde à l'état pur, elle nous renvoie incessamment au problème soulevé par Stevenson dans son ouvrage: celui de la coexistence, au sein d'une même personne, de deux attitudes ou deux modes de fonctionnement psychique qui s'opposent. Ainsi, on est bien forcés d'admettre qu'il existe certains sujets chez qui le couple Jekyll-Hyde est présent, c'est-à-dire, chez lesquels on est en mesure de voir à l'œuvre deux attitudes ou fonctionnements psychiques qui diffèrent, voire s'opposent, tout en s'ignorant l'un l'autre.

Ce détour initial par le langage de la fiction littéraire nous amène finalement au thème à aborder dans le présent article. Soit l'énigme, voir l'embarras clinique, qui est soulevé par les patients chez lesquels on perçoit des signes qui nous renvoient à l'existence d'un double fonctionnement psychique. Car, il y a bien quelque chose dans le fait clinique de la dualité psychique qui se présente comme un obstacle à la compréhension rationnelle de l'action humaine (on verra d'ailleurs que c'est précisément en raison des difficultés qu'elle pose aux théories de l'action rationnelle que la dualité de la personnalité intéressera les philosophes). En effet, comment peut-on comprendre ces patients qui "le soir fonctionnent avec la pulsion de mort et la journée avec la pulsion de vie", d'après l'expression de Christophe Dejours (2001/2003, p.185)? Comment ces derniers font-ils pour s'épargner l'angoisse qui accompagne, a priori, tout affrontement entre des tendances de sens contraire au sein de la vie d'âme (Seelenleben), soit ce que Freud a conceptualisé sous la forme du conflit psychique (Freud 1910/2010)? À quelles conditions peuvent-ils instaurer et faire perdurer ce double fonctionnement psychique ? Quel est son coût et son impact sur l'ensemble de l'économie subjective ? Enfin, de quelle façon, et en référence à quelle conceptualisation de l'appareil psychique, pouvons-nous rendre compte de ce fait clinique ?

Bien entendu, cet embarras clinique de départ soulève des problèmes théoriques sérieux, qu'il s'agira également d'esquisser dans cette étude. On conviendra donc que ce projet risque de dépasser le plan de la clinique stricto sensu. Car, au delà de l'intelligence que l'on pourra fournir des situations cliniques présentées, notre entreprise nous amènera inévitablement à questionner le concept de personne (Frankfurt, 1988), et a évaluer dans quelle mesure les théories du sujet actuelles permettent (ou au contraire ne permettent pas) de rendre compte en termes conceptuels des faits cliniques dont il sera ici question.

Ayant exposé ci-dessus les raisons de cette étude, ainsi que son objectif, j'en viens maintenant aux situations concrètes qui sont à l'origine des questions énoncées précédemment. Puisque mon domaine de recherche privilégié est la psychodynamique du travail, c'est dans le matériel fourni par la clinique du travail (cf. Bendassoli & Soboll, 2010) que je puiserai les observations qui fourniront la base de la réflexion. Cette clinique permettra, je l'espère, de rendre plus parlant ce que j'ai abordé jusqu'ici dans des termes trop abstraits. L'objectif des paragraphes suivants sera donc de donner de la substance à ces formulations initiales, de façon à situer correctement le problème à aborder, et d'en rendre possible l'étude théorique. Dans l'idée de mener cette discussion, on prendra pour interlocuteurs privilégiés d'un côté les travaux de la psychopathologie et de la psychanalyse, en particulier ceux qui traitent du concept de clivage, de l'autre la philosophie de l'action et la psychologie morale, à propos notamment de la notion de duperie de soi.

La première observation concerne des salariés qui, civils et cordiaux dans leurs relations sociales et familiales, font preuve d'un sadisme et d'une inhumanité hors du commun dès qu'ils se trouvent au travail. Que dire de ces individus qui, dans tous les autres aspects de leur vie sont considérés comme des gens ordinaires, mais qui dans le secteur du travail manipulent, mentent et trompent collègues et clients? Ces individus paraissent dotés d'une sorte de double personnalité: l'une qui s'exprime au travail et l'autre en dehors du travail.

De ces derniers, Christophe Dejours (Dejours, Veil & Wisner, 1985, p.127) dit:

En fait on remarque facilement l'apparition chez ces salariés de ce que l'on pourrait qualifier de double vie, presque à l'image du Docteur Jekyll et de Mr. Hyde. À l'usine ou au bureau ils participent à l'exercice de la violence non sans manifester à cette occasion une certaine jouissance et y sont repérés, voire dénoncés par leurs victimes comme des sadiques ou des pervers et il n'y a pas d'arguments cliniques pour réfuter ce jugement prononcé sur le tas. [Il poursuit:] Le plus surprenant c'est qu'hors de l'usine ces mêmes salariés changent radicalement d'attitude et abandonnent leurs attitudes et leurs comportements sadiques pour revêtir en même temps que leur vêtement de ville, l'allure des gens civilisés, courtois, capables parfois de générosité et de tendresse envers leurs proches.

Pourtant l'adoption de ce double fonctionnement ne va pas de soi. On est en droit de se demander comment font ces individus pour entretenir à la fois deux attitudes ou comportements différents, comment supportent-ils la contrainte psychique induite par cette double vie?

En effet, ce double fonctionnement est surprenant dans la mesure où nous savons d'avance que le psychisme n'est pas entièrement malléable. Si l'on est en mesure de décrire des modes de fonctionnement psychiques plus ou moins souples, aucun n'est pourtant entièrement maniable. Un déterminisme psychique interne existe bel et bien, duquel le sujet ne peut pas s'affranchir aisément. Un des objectifs du projet freudien était d'ailleurs de parvenir à identifier ces déterminismes psychiques, conscients et inconscients. D'une façon générale, aucun individu ne parvient à s'épargner le poids de la contrainte psychique, sans effort, comme en témoigne le travail de la cure psychanalytique.

Ainsi, la plupart des individus ne sont pas des êtres protéiformes, ni une sorte de caméléons psychique. Pour la majeure partie d'entre nous, malgré les accidents, les perturbations diverses et les vicissitudes qui ponctuent l'existence individuelle, nos comportements, nos attitudes et nos volitions obéissent à des régularités. Le fonctionnement psychique se caractérise par une certaine permanence et une cohérence relative. C'est justement cette continuité interne qui se trouve remise en question par les phénomènes d'inconsistance rapportés ci-dessus.

De plus, de façon assez inespérée, ces sujets semblent s'accommoder de ce double fonctionnement sans souffrance manifeste et sans l'apparition de signes cliniques ou de symptômes d'ordre psychopathologique. Tel que le signale Dejours, "Il est fondamental de souligner que ces salariés qui parviennent à instaurer cette coupure radicale entre travail et hors travail semblent échapper totalement à l'angoisse qu'on serait en droit d'attendre d'une telle bipartition de la vie mentale" (Dejours, Veil, & Wisner, 1985, p.127). Cet apparent silence affectif questionne : sont-ils immunisés contre le combat intérieur que l'on s'attendrait à voir surgir dans une telle situation? En effet, comment arrivent-ils à se soustraire au déchirement que l'on pourrait prévoir au regard de l'opposition de diverses parties de leur personnalité?

Précisons tout de même que l'ensemble des sujets ne parvient pas à adopter ce double fonctionnement et n'échappe donc pas au conflit psychique, voire, dans les cas plus graves, à la maladie mentale. En atteste la multiplication des pathologies professionnelles dans le monde du travail contemporain. Ainsi, la possibilité de fonctionner selon deux registres différents n'est pas accessible à tous, et nombreux sont ceux qui finissent par succomber face à ce type de contraintes. Ce qui ne fait qu'accroître l'énigme de départ: si tout individu n'est pas en mesure d'adopter ce double-fonctionnement, comment font ceux qui y parviennent?

Encore une fois, il faut mettre l'accent sur le fait que dans les cas présentés les sujets s'identifient volontairement aux deux aspects de leur conduite. La plupart du temps d'ailleurs, la contradiction apparente de leurs actes constitue un point aveugle dans leur champ de perception. Ils pâtissent de ce qui pourrait ressembler à une forme de cécité élective, qui porte précisément sur le point de conflit. La surprise ne réside donc pas dans l'existence de représentations contradictoires ou opposées, ce qui, somme toute, est le propre de tout névrosé. Elle se trouve bien plutôt dans le fait que la rencontre entre des représentations, des pensées ou des actions incompatibles entre elles n'ait pas lieu. C'est l'impossibilité de conflictualiser, dont semblent atteints ces sujets, qui est déconcertante. Ces derniers n'établissent pas de lien entre les aspects contradictoires de leur comportement, les représentations et croyances opposées ne s'affrontent pas dans leur esprit, bref, il n'y a pas de conflictualisation possible entre ce qui, pour l'observateur extérieur, apparaît comme une source évidente de conflit.

C'est bien là ce qui permet de parler de double fonctionnement plutôt que d'ambivalence, pour revenir à une terminologie psychanalytique. En effet, Freud a bien démontré que l'ambivalence était une donnée constitutive du fonctionnement psychique normal, et que le conflit psychique, d'ailleurs à l'origine de nombre d'affections névrotiques, est inévitable. En effet, la lutte interne entre des tendances de sens contraire serait une constante chez tout un chacun et la présence de motions affectives opposées le propre de l'ambivalence névrotique. En ce sens, on parle de conflit lorsque pour le sujet s'affrontent des exigences contradictoires. Pour Freud (1910/2010), ces oppositions internes peuvent conduire à la formation de symptômes, ou à l'instauration de mécanismes de défense. Une des tâches du Moi est précisément de mettre en place des défenses qui permettront au sujet de supporter le conflit affectif.

La clinique que je viens de présenter n'est donc pas une clinique qui concerne l'ambivalence névrotique ordinaire, mais des phénomènes d'un autre ordre. Elle ne se résume pas aux concepts psychanalytiques d'ambivalence ou de conflit psychique.

Mes travaux actuels portent spécifiquement sur la question du mensonge prescrit au travail, c'est-à-dire sur des situations où les consignes, les ordres ou les prescriptions de l'organisation du travail amènent les travailleurs à mentir ou à tromper leurs clients ou collègues (Rolo, 2011). Dans certains contextes, la manipulation, la duplicité et la fausseté délibérée ont acquis le statut de pratiques communes, quand elles ne sont pas légitimées, voire encouragées par l'organisation du travail. Si le mensonge a toujours constitué un recours possible pour les salariés, celui-ci prenait plutôt la forme d'une tricherie, c'est-à-dire d'une transgression vis-à-vis des consignes officielles dont le but était essentiellement de parvenir à mieux travailler. Ce premier cas de figure diffère fortement des situations observées aujourd'hui, où les salariés utilisent le mensonge pour tromper clients et usagers dans le but de satisfaire les exigences en termes de rentabilité, de productivité, d'objectifs commerciaux, etc.

Néanmoins, ce genre de prescription n'est pas toujours conciliable avec une éthique professionnelle qui se propose de respecter un certain type de valeurs, notamment dans le cadre des activités de service. Dans ce contexte, les exigences du sens moral peuvent aller à l'encontre des exigences de l'organisation du travail. Cet affrontement donne naissance chez certains à un conflit psychique, conflit entre ce qu'ils estiment devoir faire et ce qu'on attend qu'ils fassent. Entre les réquisits de leur conscience morale et les réquisits de leur milieu de travail. À la souffrance spécifique qui peut naître du fait d'agir à l'encontre de son sens moral la psychodynamique du travail a donné le nom de souffrance éthique. Celle-ci peut être à l'origine de décompensations psychopathologiques graves, qui peuvent aller jusqu'au suicide sur le lieu de travail.

Mais la prescription à mentir ne suscite pas la souffrance, la détresse, le conflit affectif et encore moins la crise psychopathologique chez tous les sujets, loin de là. En effet, si certains souffrent particulièrement des mensonges qu'ils infligent, nombreux sont ceux qui s'en accommodent fort bien. De façon assez surprenante, alors que toutes les observations indiquent qu'il s'agit de gens ordinaires, en possession d'une conscience morale et d'une sensibilité qui ne paraît pas différer de celle de leurs semblables, nombreux sont ceux qui pratiquent la tromperie et la manipulation avec grand art sans en éprouver de gêne apparente. Sauf à faire l'hypothèse que l'ensemble de ces travailleurs présente une structure psychique perverse, comment pouvons-nous expliquer leur comportement? On ne peut exclure ce premier diagnostic sans mener une investigation psychopathologique approfondie, mais l'hypothèse d'une perversion généralisée à l'ensemble des travailleurs semble peu convaincante. Doit-on conclure, encore une fois, que ces derniers agissent d'après deux principes ou dispositions psychiques distinctes? D'un côté ils font preuve d'un sens moral et d'une sensibilité à la souffrance d'autrui qui se manifeste dans tous les domaines de leur vie, alors que dans le secteur du travail ils se comportent comme si cette même conscience morale ne les concernait pas?

Freud (1913/2005) ne s'est pas particulièrement intéressé au mensonge dans ses travaux. Lorsqu'il y fait référence c'est à propos du mensonge de ses patientes hystériques, ou alors des mensonge d'enfants, dont le motif peut trouver ses racines dans l'inconscient. Pourtant, le mensonge représente un des outils dont l'individu peut choisir de faire usage pour altérer le monde, notamment en ce qui concerne la perception de la réalité (la sienne et celle des autres). Celui-ci permet de dissimuler aux autres, voir de se dissimuler à soi-même, des éléments que nous souhaitons cacher, pour des raisons diverses et plus ou moins complexes. Dans cette optique, l'idée d'un mensonge à soi-même n'est pas entièrement étrangère aux conceptions psychanalytiques du fonctionnement psychique. Tels que les défini Freud, les mécanismes de défense ne désignent-ils pas des moyens qui permettent au sujet d'éviter la reconnaissance de motions pénibles ? Ne représentent-ils pas ce que Laplanche appelle un "ne-pas-vouloir-savoir" (Laplanche, 1999, p. 329), c'est-à-dire une façon pour le sujet d'éviter ce qu'il ne veut pas savoir, mais qu'il sait pourtant ? D'une façon générale, la conceptualisation freudienne des mécanismes de défense accorde une place importante à cette idée d'un sujet qui cherche à se dissimuler à lui-même des éléments qui sont portés à sa connaissance, donc à l'idée d'une forme particulière de duperie de soi (bien que la notion freudienne de mécanisme de défense ne puisse pas se résumer à ce qu'on appelle ici la duperie de soi).

La clinique du mensonge prescrit au travail serait-elle alors en mesure de nous fournir des indices qui nous mèneraient de la duplicité du mensonge à la dualité du fonctionnement psychique? Le sujet se trouverait-il scindé en deux, entre une première partie fidèle à la vérité et une autre qui la déforme ? Pour certains auteurs (Durandin, 1972), le mensonge à autrui entraîne invariablement une forme de mensonge à soi-même : pour mieux tromper les autres, ne sommes-nous pas amenés à croire à nos propres mensonges? Mensonge à autrui et mensonge à soi-même sont alors deux phénomènes mutuellement enchevêtrés: nous nous trompons nous-mêmes pour mieux tromper les autres, et nous trompons les autres pour nous tromper nous-mêmes. Voilà donc ce qu'il convient de nommer, dans le vocabulaire de la philosophie de l'action et de la psychologie morale, la duperie de soi (self-deception). Cette dernière serait-elle à la racine des cas de double fonctionnement psychique?

Je ne souhaite pas passer en revue l'ensemble des travaux philosophiques sur cette question. Par contre, je me servirai des travaux sur la duperie de soi pour approfondir l'étude des incohérences du fonctionnement psychique, soit de ces zones confuses dans lesquelles la conscience réussit à s'obscurcir elle-même, où elle parvient à se rendre dupe de son propre mensonge. Cette notion semble pertinente au regard de la clinique exposée dans la mesure où elle concerne la capacité du sujet à se rendre ignorant à lui-même, en laissant dans la pénombre une partie de la réalité.

La duperie de soi (self-deception) s'est constituée en problème philosophique dans le cadre des travaux sur les paradoxes de l'irrationalité (Davidson, 1982/2004). Classiquement, la duperie de soi entre au même titre que sa voisine la faiblesse de la volonté (Elster, 2007), dans la catégorie des actions dites irrationnelles. Elle suppose l'existence simultanée dans l'esprit de deux croyances contradictoires. Ainsi, croire p et non-p constitue ce qu'on appelle la duperie de soi. Il y a là paradoxe, irrationalité et peut-être même impossibilité. Car comment un même homme pourrait-il tenir les deux croyances à la fois sans se rendre compte de leur incompatibilité?

Si l'on admet que la duperie de soi constitue bien un fait clinique, on est également obligé d'accepter l'existence d'une dualité intra-individuelle. L'idée d'une partition du sujet ou d'une compartimentation de l'esprit est une thèse philosophique forte, qui fait l'objet d'amples débats, pas encore soldés aujourd'hui (Elster, 1987). Pour les auteurs qui prennent appui sur ce postulat, il importe de fournir une description de l'architecture interne du moi, de ses différentes instances et des relations entre elles. Des distinctions surgissent alors entre différents modèles théoriques de la personnalité.

Selon Apaly et Schroeder (cité par Jouan, 2008), les théories dites du Moi Authentique (Real-Self), conçoivent les actions comme émanant d'une de deux parties de l'agent. La première partie – le Moi Authentique – appartient de façon plus profonde au sujet que l'autre, et a donc un statut privilégié dans la vie morale et métaphysique de l'agent. À côté de ce Moi Authentique, se trouveraient un ou plusieurs autres secteurs de l'esprit, en interaction avec le Moi Authentique et entretenant des liens complexes avec ce dernier. Ces théories partagent l'idée qu'il existe une nette séparation dans la structure du Moi. Elles partagent donc la thèse d'un compartimentage de l'esprit.

À l'opposé, un autre courant récuse l'idée d'une fracture interne au sujet et soutient que la façon dont le moi apparaît dans l'action n'est pas déterminée par une partie spécifique de la structure interne de l'agent. Le Moi est au contraire une entité d'ensemble dans laquelle on cherche à intégrer des éléments disparates. Ainsi, la duperie de soi ne correspond pas à un état dans lequel un Moi authentique se bat contre un Moi inauthentique, mais plutôt un état qui implique un conflit dans l'individu comme un tout.

Il semble pourtant difficile de maintenir cette deuxième thèse, tant au regard de nos observations, que des éléments apportés par l'étude de la duperie de soi. En effet, il ne paraît possible de croire non-p consciemment et p consciemment, si et seulement si nous tenons ces croyances à distance. Il est par contre impossible de les rassembler et de croire à leur existence conjointe. Quand bien même le sujet qui ment constitue une seule et même personne, il n'est pas pour autant indivisible. En tout cas la simple existence de la duperie de soi apparaît comme un argument à l'appui de la thèse de la partition de l'esprit. Si les individus peuvent et maintiennent parfois des croyances opposées côte à côte, on doit donc accepter qu'il y ait des frontières entre différentes parties de l'esprit.

Convenons que les modèles philosophiques de l'esprit partagent des similitudes avec la théorie freudienne de l'inconscient. D'ailleurs, dans leurs tentatives de modélisation de l'esprit humain, plusieurs auteurs ont recours à la théorie psychanalytique et à la topologie freudienne de l'appareil psychique (Davidson, 1993). Car le recours à la psychanalyse semble offrir une solution relativement simple à ce paradoxe: elle suppose l'existence d'un agent indépendant inconscient qui peut tromper le Moi conscient. Dès lors, pour expliquer la duperie de soi il suffit de supposer une division profonde, une cloison étanche à l'intérieur même de soi. Telle est également une des prémisses fondamentale de la psychanalyse, qui nous fourni ainsi un nouveau langage pour parler du soi divisé et une anatomie détaillée de l'appareil psychique.

La séparation entre psychisme conscient et inconscient permettrait alors d'expliquer les paradoxes de l'irrationalité. Au départ de ses travaux, Freud se sert du terme de clivage pour désigner cette séparation, mais nous verrons que l'évolution de sa théorie du clivage nous amènera à concevoir ce dernier comme une donnée anthropologique fondamentale.

La notion de clivage évolue au long de l'œuvre de Freud, évolution que je m'efforcerai de retracer succinctement. Dans un premier temps, Freud aura recours au terme de clivage dans le cadre de ses travaux sur l'hypnose et l'hystérie. À ce sujet, on voit apparaître sous la plume du fondateur de la psychanalyse les termes de dédoublement de la personnalité, double conscience, clivage de la conscience, clivage psychique (Freud, 1910/2010), pour parler du caractère multiforme de la personnalité psychique chez les patientes hystériques. Dans ses Cinq leçons sur la Psychanalyse (Freud, 1910/2010), il avance l'idée suivante:

En étudiant les phénomènes hypnotiques, on s'est habitué à la conception initialement déconcertante selon laquelle, en un seul et même individu, plusieurs groupements psychiques sont possibles, qui peuvent rester relativement indépendants les uns des autres, "ne savent rien" les uns des autres, et qui accaparent la conscience à tour de rôle. Il arrive aussi que des cas de ce genre, qu'on qualifie de double conscience, s'offrent spontanément à l'observation. Si, lors d'un tel clivage de la personnalité, la conscience reste liée de manière constante à l'un des deux états, on appelle celui-ci l'état psychique conscient, celui qui en est séparé, l'inconscient (Freud, 1910/2010, p. 91).

Les travaux de cette période portent en eux la marque de la découverte récente de l'inconscient, découverte que Freud s'efforce de faire valoir. Par conséquent, le terme de clivage est essentiellement utilisé pour désigner la division intrapsychique qui s'établit entre le système conscient et le système inconscient. Il s'agit donc d'un clivage interne à la première topique, une séparation entre systèmes.

Par ailleurs, cette première théorie freudienne du clivage est intimement liée à la théorie du conflit psychique que Freud cherche alors à stabiliser. Ainsi, c'est sous la pression du conflit psychique et de l'angoisse que ce dernier provoque, que le moi déclencherait des processus de défense pouvant occasionner un clivage chez le sujet. Dans ce sens, le clivage est conçu comme le résultat du conflit. Par ailleurs, ce clivage est simultanément associé à la production de formations substitutives, tels les symptômes.

Par contre, lorsqu'il reprend ce terme dans ses travaux ultérieurs, c'est dans une toute autre perspective que Freud emploie la notion de clivage. Ce n'est plus à propos de la double-conscience de l'hystérique, mais au sujet de la psychose et de la perversion, que Freud utilise ce terme. En effet, dans les textes où il traite de cette question (Freud, 1927/2002, 1938/2010, 1940/2012), il introduit une distinction portant sur la nature du clivage : alors qu'il concevait auparavant ce dernier comme un processus de différenciation psychique entre les systèmes, il devient plus tard un processus grâce auquel le sujet fait coexister côte à côté deux attitudes psychiques qui s'opposent sans influence réciproque. Dans cette nouvelle acception, le moi maintient conscientes deux pensées opposées et inconciliables qui ne rentrent pas en contact et méconnaît totalement son double fonctionnement (Séchaud, 2001).

Ainsi, dans ses articles sur le Fétichisme (Freud, 1927/2002) et sur Le clivage du Moi dans les processus de défense (Freud, 1938/2010), le clivage n'est plus conçu simplement comme une défense, mais plutôt comme une façon de faire coexister deux attitudes psychiques qui s'opposent, et qui s'ignorent l'une l'autre. Ce clivage est sous-tendu par des procédés défensifs spécifiques, au premier plan desquels on trouve le déni (déni de la castration chez le fétichiste, déni de la réalité chez le psychotique). Le déplacement opéré par Freud dans ces textes est considérable: ce n'est plus un clivage entre systèmes qu'il conceptualise, mais un clivage à l'intérieur même du moi, intratopique. La particularité de ce processus est de ne pas aboutir à une formation de compromis entre les deux tendances qui s'opposent, mais de les faire coexister simultanément sans relation entre elles et donc sans possibilité de mise en conflit. À l'inverse de sa première théorie du clivage, Freud décrit alors un processus qui n'a plus pour corollaire la production de formations substitutives et qui fait fi du conflit psychique. La nouvelle idée d'un clivage du moi qui s'oppose à un clivage entre systèmes, met en lumière la particularité de ce processus : celui-ci n'aboutit pas à la formation d'un compromis entre les deux attitudes en présence, qui n'établissent entre elles aucune relation dialectique.

Enfin, dans l'Abrégé de Psychanalyse, Freud (1940/2012) énonce clairement que ce type de clivage n'est pas l'apanage du psychotique ni du pervers. Ainsi, le clivage du moi ne concerne pas seulement le refus de la réalité dans la psychose, ou le refus de la castration dans la perversion, même s'il trouve dans ces organisations psychiques son paradigme.

La conception freudienne du clivage oscille donc entre une première version, tributaire de la découverte de l'inconscient et des conflits dont ce dernier est la source, et une deuxième version qui postule un clivage interne au Moi qui se caractérise par l'absence de conflit à l'endroit même où celui-ci devrait surgir. Finalement, Freud laisse entrevoir que le clivage n'est pas réservé aux seules structures perverses ou psychotiques, et qu'il concerne la généralité des sujets.

C'est à partir de cette théorisation du clivage laissée par Freud, sur certains points inachevée, que Christophe Dejours formulera sa théorie de la troisième topique, dite topique du clivage (Dejours, 2001). À partir de questions spécifiquement soulevées par la clinique psychosomatique, Dejours formule l'hypothèse de l'existence de deux secteurs distincts dans l'inconscient : le clivage ne séparerait pas seulement deux zones dans le moi, il traverserait aussi l'inconscient, délimitant un premier secteur, l'inconscient sexuel refoulé, et un autre secteur, celui de l'inconscient « amential» proscrit.

Le premier secteur serait constitué par le refoulement originaire et donnerait origine à l'inconscient sexuel refoulé, c'est-à-dire l'inconscient au sens freudien. Celui-ci serait constitué à partir des restes, des résidus de la traduction des messages que l'adulte adresse à l'enfant. Selon Laplanche, que Dejours reprend sur ce point, dans cet échange inégal entre enfant et adulte, les messages sont invariablement compromis par l'inconscient de l'adulte et imposent de ce fait à l'enfant une opération de traduction, à partir de laquelle se formera l'inconscient sexuel refoulé (Dejours, 2011 ; Laplanche, 1987/1990, 2007).

Le second secteur de l'inconscient serait formé sans passage par la pensée de l'enfant et résulterait de la violence exercée par l'adulte sur l'enfant. En effet, lorsque ce qui compromet le message de l'adulte passe par la violence exercée sur le corps de l'enfant, ce dernier n'est plus en état de penser, ni de traduire ce qui se produit en lui. Sans traduction il ne peut y avoir de refoulement, il y a donc proscription (Dejours, 2011). À la place d'un inconscient sexuel refoulé se constitue donc un inconscient proscrit ou amential, terme auquel Jean Laplanche préférera celui d'inconscient enclavé2 2 Si Laplanche décrit de façon détaillée le processus de genèse de l'inconscient sexuel refoulé, il n'en fait pas autant en ce qui concerne la genèse de l'inconscient enclavé qui reste, dans la théorie laplanchienne, d'une origine relativement imprécise. À l'opposé, Dejours soutient fermement que l'inconscient proscrit naît de l'exercice de la violence sur le corps de l'enfant et des accidents de la séduction (cf. Dejours, 2012). . Entre ces deux inconscients de nature et de contenu différents s'instaure un clivage.

Pour Dejours, et c'est ici un point de désaccord avec Laplanche (cf. Dejours, 2012), ces deux inconscients ne se manifesteraient pas de la même façon:

L'inconscient sexuel refoulé fait retour sous la forme de ce que la théorie caractérise comme "retours du refoulé" (lapsus, acte manqué, fantasme, rêve, souvenir de couverture, symptôme). L'inconscient amential ne fait pas retour comme l'inconscient sexuel refoulé. Lorsqu'il se manifeste, ce n'est pas par le truchement de la pensée, mais sur le mode du passage à l'acte (Dejours, 2011, p. 34).

À partir de là, Dejours formule l'hypothèse que certaines manifestations cliniques (passages à l'acte, violences pathologiques, etc.) sont produites par les effets de l'inconscient amential. Le mode de réaction principal de cet inconscient serait la désorganisation du Moi et l'agir compulsif sans pensée. De plus, dans l'optique de Dejours, si nous acceptons l'hypothèse de la troisième topique il ne peut pas y avoir de circulation directe entre les deux inconscients, puisque le clivage, par définition, consiste précisément à garantir le jeu simultané des deux parties en double insu l'une de l'autre. Laplanche, au contraire, suppose la possibilité d'un passage d'un inconscient à l'autre grâce au processus de traduction (Laplanche, 2007).

Dans la perspective de la troisième topique, le clivage peut être étendu au fonctionnement psychique dans son ensemble, quelle que soit la structure de la personnalité (avec des configurations variables selon les structures). Sur ce point, on pourrait dire que la théorie dejourienne concède au clivage le statut d'invariante anthropologique. La topique du clivage devient de ce fait une topique de la "normalité", dans le sens où c'est la stabilité de ce clivage, commun à tout individu, qui constitue le garant de la normalité.

Mais si le clivage structurel postulé dans la troisième topique permet de comprendre la possibilité d'un double fonctionnement dans la même personne (être, par exemple, à la fois un homme ordinaire et un tueur), il faut remonter en amont du clivage et s'intéresser aux conditions de sa stabilité. Car ce dernier est conçu comme le résultat d'une construction, et non comme un mécanisme de défense inné (Dejours, 2001).

La stabilité du clivage reste fragile et largement menacée aussi bien par les évènements de la vie affective que par les dangers provenant de la réalité extérieure. Un des enjeux de santé majeur pour chaque sujet reste donc d'assurer la stabilité de ce clivage, par tous les moyens possibles. Lors de la première formulation de sa troisième topique, dans Le corps entre biologie et psychanalyse, Dejours (1986) soutient que c'est grâce au déni de réalité (qui vise à protéger la zone de sensibilité de l'inconscient de la rencontre avec le réel extérieur) que le sujet parvient à assurer une stabilité au clivage. Cependant, suite à la rencontre avec les travaux de Jean Laplanche sur la théorie de la séduction généralisée, il procèdera à des remaniements non négligeables de cette topique du clivage. C'est ainsi que dans Le corps d'abord (Dejours, 2001), il avance que la stabilité du clivage ne serait plus assurée grâce au simple déni de réalité, mais qu'une alliance pourrait s'établir entre, d'une part, un imaginaire social porteur d'images puissantes, fascinantes, et, d'autre part, un inconscient amential qui se trouverait ainsi captif et contenu. Dès lors, ce qui assure au clivage une certaine stabilité, c'est la capacité de ne pas penser, capacité qui serait entretenue par l'emprunt à l'imaginaire social de contenus de pensée stéréotypés, conventionnels, bref, par une sorte de prêt-à-penser fourni socialement. Par capacité de ne pas penser il ne faut pas entendre une incapacité cognitive ou une inaptitude constitutive à penser mais, au contraire, une capacité d'arrêter la pensée, tributaire d'une intention ou d'une volonté spécifique. Ce serait donc le recours à l'imaginaire social, à une pensée d'emprunt, qui permettrait au sujet d'échapper à l'exigence de travail imposée au psychisme et donc d'entretenir la stabilité de son clivage.

Finalement, il convient de préciser à nouveau que le clivage, dans la perspective de la troisième topique et de l'inconscient amential, n'est pas l'équivalent d'un mécanisme de défense. N'étant pas en soi un mécanisme de défense, mais plutôt une propriété structurelle de l'individu, le clivage dépend de l'établissement d'autres mécanismes de défense pour assurer sa solidité.

Je me permets maintenant de revenir aux observations en clinique du travail, et de renouer avec les propos développés au début de cet article. Car, si la troisième topique nous fourni un modèle de l'appareil psychique qui permet de penser la dualité de la personnalité, encore faut-il expliquer comment s'entretient et se stabilise le clivage structurel postulé dans le modèle de Dejours? Selon ce dernier, c'est grâce à une pensée d'emprunt et au recours à l'imaginaire social que les sujets parviendraient à arrêter leur pensée et donc à éviter l'épreuve subjective du conflit, qui risque toujours d'entraîner une déstabilisation du clivage.

Pourtant, dans les travaux de psychopathologie et de psychodynamique du travail, figurent des pistes intéressantes concernant les processus mis en œuvre pour assurer la stabilité du clivage. En effet, certains travaux en clinique du travail laissent entrevoir qu'il existerait une autre sorte de clivage, induit par la pression des contraintes externes, dont la fonction serait justement de protéger le sujet du conflit et de la déstabilisation affective. C'est ce que Dejours désigne par le terme de "clivage forcé" (Dejours et al., 1985, p. 129). Selon ce dernier, il existerait une forme de clivage provoqué par la confrontation avec les contraintes du réel, construction du sujet en réponse à une "angoisse de réel" plutôt qu'à une "angoisse de pulsion" (Laplanche 1987/1990, p. 99). Dit autrement, la menace externe serait en mesure de provoquer chez l'individu une suspension de l'attitude normale de jugement et de la pensée rationnelle. Cet arrêt du jugement critique serait l'effet de contraintes extérieures qui menaceraient l'identité du sujet et fonctionnerait comme une façon de contenir l'angoisse. Arrivé à ce point, le sujet n'est plus capable de soutenir l'incrédulité, pour reprendre la formule de David Shapiro (1996). Dès lors, on voit bien comment le recours à l'imaginaire social peut venir renforcer et soutenir le clivage forcé.

La défense par le clivage forcé serait accessible à des individus qui ne sont pourtant pas pervers par structure. Le recours au clivage forcé induirait par là-même une sorte de perversion situationnelle. Ceci entraîne un bouleversement considérable : alors même que le clivage forcé est un mode d'adaptation accessible à des individus qui ne sont pas pervers dans leur structure, il rend possible de les amener à se conduire comme des pervers.

Encore une fois, on ne peut généraliser l'usage du clivage forcé à l'ensemble des travailleurs. Celui-ci apparaît comme réponse à des contraintes organisationnelles exceptionnelles, telles que la contrainte à mentir. En effet, le recours au clivage forcé s'avère nécessaire lorsque les contraintes de l'organisation du travail touchent à ce qu'il y a de plus intime pour les travailleurs : ce qu'ils estiment juste ou bien de faire, ce à quoi ils tiennent, soit leur éthique professionnelle. Le clivage forcé fourni alors une issue qui protège les sujets de la prise de conscience de la trahison des règles et du sens du travail, voir de la trahison de soi-même, et de la déstabilisation identitaire qui s'en suivrait.

Tous les travailleurs ne parviennent d'ailleurs pas à s'adapter à cet environnement organisationnel, ni à adopter le clivage forcé comme mode de défense. Pour ceux qui ne parviennent pas à cliver, la souffrance est sans doute au rendez-vous, avec des conséquences plus ou moins néfastes. Il n'est d'ailleurs pas rare de voir certains salariés quitter tout simplement leur poste ou renoncer à leur emploi, face à l'incapacité à cliver et donc à endurer des contraintes qu'ils perçoivent comme nuisibles pour leur santé. Ils choisissent ainsi de sauver leur équilibre psychique au détriment de leur salaire et de leur emploi.

Mais même dans les cas ou l'adaptation est bien stabilisée, elle n'est pas sans incidences sur le fonctionnement psychique des salariés. En effet, cette adaptation n'est réussie que grâce à un remaniement considérable de l'économie psychique, dont les effets pourront se faire sentir dans la vie familiale, sociale, etc. Si l'on suit Dejours, "la bonne adaptation à une organisation du travail pathogène n'implique pas un fonctionnement mental intact mais se construit au prix d'une déviation grave de la personnalité" (Dejours et al., 1985, p. 129).

Le clivage postulé par la troisième topique de Dejours se doublerait dans certaines situations d'un clivage forcé, défense construite par le sujet et qui permettrait de maintenir intact le clivage structurel. Ainsi, d'une façon assez étonnante, ont retrouve dans les travaux de Dejours deux thématisations du concept de clivage qui nous renvoient à l'évolution de ce concept chez Freud: une conception qui fait du clivage un élément de la structure de personnalité, indépendamment de celle-ci (névrose, psychose, perversion), et une autre qui conçoit le clivage comme une réponse au conflit psychique qui se forme en raison des exigences de la réalité et des exigences internes du sujet.

Les écrivains, les philosophes et les psychanalystes s'étaient déjà largement saisis du problème de la dualité du psychisme. Au regard de l'importance des travaux qui nous ont précédé, il importe que les propositions formulées au long de cet article puissent prétendre à une quelconque nouveauté, ainsi qu'à une certaine pertinence, pour l'étude de la thématique abordée. La question mérite donc d'être posée: l'ensemble des éléments avancés tout au long de ce texte auront-ils contribué à une meilleure compréhension de la question du double fonctionnement psychique et, au delà, des mécanismes du clivage ?

Dans cet article, je me suis aventuré à un exercice périlleux de confrontation interdisciplinaire entre psychodynamique du travail, psychologie morale et psychanalyse pour essayer de faire ressortir la portée théorique de la notion de clivage. Par ailleurs, il importait de mettre en avant l'importance de se référer à une théorie du sujet qui assume la division intratopique comme une donnée anthropologique fondamentale. En vue de cet objectif, la référence à modèle métapsychologique tel que la troisième topique de Dejours, modèle qui a été soumis à l'exigeante épreuve de la clinique à plusieurs reprises, semblait nécessaire.

En m'appuyant sur des auteurs comme Freud, Laplanche et Dejours, ainsi qu'en faisant référence à des travaux de philosophie de l'action et de psychologie morale, mon intention était double:

  • d'un côté, montrer que l'on ne peut se passer de la notion de clivage si l'on veut comprendre les situations cliniques dans lesquelles se manifeste un double fonctionnement psychique.

  • d'un autre côté, soutenir le rôle central que doit assumer cette notion dans les modèles théoriques de l'appareil psychique.

  • Cet article va également dans le sens d'un rapprochement entre les travaux de la psychologie morale, ceux de la psychodynamique du travail et enfin ceux de la psychanalyse. Une des hypothèses ici formulées est que les théories philosophiques de la duperie de soi gagneraient à se référer de façon plus explicite à une anthropologie psychanalytique qui accorde au clivage une place prépondérante. La contribution des travaux psychanalytiques au débat philosophique sur le concept de personne est non-négligeable.

    De vastes domaines restent néanmoins ouverts à l'investigation, notamment en ce qui concerne une articulation plus fine avec la théorie de la séduction généralisée de Jean Laplanche.

    Recebido em 19-07-2012

    Aceito em 15-12-2012

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  • Endereço para correspondência

    Duarte Rolo. 107 rue de Sèvres, 75006, Paris, França.
    E-mail:
  • 1
    Je remercie sincèrement Christophe Demaegdt, Vincent Joly et Christophe Dejours pour leur lecture attentive de ce texte ainsi que pour leurs commentaires.
  • 2
    Si Laplanche décrit de façon détaillée le processus de genèse de l'inconscient sexuel refoulé, il n'en fait pas autant en ce qui concerne la genèse de l'inconscient enclavé qui reste, dans la théorie laplanchienne, d'une origine relativement imprécise. À l'opposé, Dejours soutient fermement que l'inconscient proscrit naît de l'exercice de la violence sur le corps de l'enfant et des accidents de la séduction (cf. Dejours, 2012).
  • Publication Dates

    • Publication in this collection
      23 Apr 2013
    • Date of issue
      Sept 2012

    History

    • Received
      19 July 2012
    • Accepted
      15 Dec 2012
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