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GÉOGRAPHIE MONDIALE DES BLAGUES

Geografia global das piadas

Global geography of jokes

Resumo

Resumo:

As piadas entre países são boas reveladoras dos etnótipos existentes em cada um deles, representá-los de forma cartográfica permite perceber sua distribuição e a projeção espacial da zombaria: de quem estamos rindo, quem são os alvos de chacota dos habitantes de cada país? Com base na análise de um banco de dados ad hoc que abrange mais de 60% dos países e territórios do mundo e 90% de sua população, o texto mostra que essas piadas são construções sociais, têm uma temporalidade e estão divididas basicamente em duas categorias, de cima para baixo e de baixo para cima.

Résumé

Résumé:

Les blagues entre pays sont de bons révélateurs des ethnotypes existants dans chacun d’entre eux, les représenter sous forme cartographique permet de percevoir leur distribution et la projection spatiale des moqueries : de qui se moque-t-on, qui sont les « têtes de Turcs » des habitants de chaque pays ? Fondée sur l’analyse d’une base de données ad hoc portant sur plus de 60% des pays et territoires du monde et de 90% de sa population, le texte montre que ces blagues sont des constructions sociales, ont une temporalité et se divisent pour l’essentiel en deux catégories, "surplombantes" et "de revanche".

Mots-clés:
blagues; ethnotypes; construction sociale; stupidité; arrogance

Abstract

Abstract:

Jokes between countries are useful to reveal the ethnotypes existing in each of them, to represent them in cartographic form allows to perceive their distribution and the spatial projection of mockery: who are we laughing at, who are the scapegoats for the inhabitants of each country? Based on the analysis of an ad hoc database covering more than 60% of the countries and territories of the world and 90% of its population, the text shows that these jokes are social constructions, have a temporality and are divided basically in two categories, from top to bottom and from bottom to top.

Keywords:
jokes; ethnotypes; social construction; stupidity; arrogance

INTRODUCTION

Nous avons tous en tête des exemples d'histoires, censées être drôles, racontées par les habitants d'un pays sur ceux d'autres pays ou régions, en général (mais pas toujours) voisins ou voisines : blagues françaises sur les Belges, anglaises sur les Irlandais, brésiliennes sur les Portugais, etc. De là est née l’idée de recenser le plus grand nombre possible de ces cas de blagues entre pays, car elles sont - et c'est la vraie raison de les analyser - de bons révélateurs des ethnotypes existants dans chacun d’entre eux, puis de le représenter sous forme cartographique afin de percevoir leur distribution (y en a-t-il vraiment partout dans le monde ?) et la projection spatiale des moqueries : de qui se moque-t-on, qui sont les « têtes de Turcs » des habitants de chaque pays ?

Cet article aurait donc pu être intitulé « De qui se moque-t-on ? » ou « Géographie universelle du mépris », en référence à l’« Histoire universelle de l'infamie »1 1 Jorge Luis Borges, Histoire universelle de l'infamie, Éditions 10-18 (1994). Le titre est volontairement emphatique, la plupart des histoires qui composent ce livre sont des biographies imaginaires. de Jorge Luis Borges. Mais le second titre, reprenant celui d’un si prestigieux modèle, aurait pu faire douter de la modestie de son auteur tandis que le premier a déjà été utilisé, et aurait pu faire douter du sérieux du travail. Or il l’est bien qu’il n’y paraît à première vue, même s’il peut prêter à sourire par moment. Disons d’emblée qu’il ne contient aucune blague même si, au cours de sa préparation, d’assez assez savoureuses ont été détectées, parmi un océan d’autres médiocres, insultantes et/ou très répétitives. Et précisons aussi - cela va sans dire, mais mieux encore en le disant - qu’il souscrit à aucun des préjugés exprimés dans ces blagues, surtout pas à ceux qui portent sur la couleur de peau, le genre, l’âge ou les groupes sociaux défavorisés.

Afin qu’il n’y ait nul doute sur la nature de cet article, il suit la structure classique de textes de ce genre, méthodologie, résultats et discussion : d’abord les sources, secondaires (écrites et en ligne) et primaires (une enquête ad hoc) puis les méthodes (la cartographie thématique), puis les résultats 2 2 Uniquement sur les blagues de pays à pays, les blagues internes faisant l’objet d’un article ultérieur. et enfin discussion de ces résultats, de façon à en tirer quelques conclusions.

Sources et méthodes

Distinguons les sources secondaires, écrites et en ligne, et les sources primaires, produites spécialement pour cet article. Il y existe tout un champ de recherche sur les humor studies dans les domaines de la linguistique, de l'histoire et de la littérature. L’International Society for Humor Studies (ISHS) est une organisation savante et professionnelle vouée à l'avancement de la recherche sur l'humour dont le siège est situé sur le campus de l'Université Holy Names à Oakland, en Californie, sa revue Humour offre un forum interdisciplinaire pour la publication d'articles sur l'humour. Mais la dimension territoriale n’y est que rarement présente et il a donc fallu se mettre en quête de sources plus spécifiques.

Sources secondaires

Parmi les principales sources écrites on doit d’abord citer les livres de Christie Davies, Ethnic humour around the world : a comparative analysis, publié par la Bloomington University Press en 1990, et Jokes and their relation to society, Mouton de Gruyter, 1992. S’y ajoutent divers ouvrages plus généraux sur l’humour et quelques articles de presse cités en bibliographie. Sur un sujet voisin, celui des préjugés mutuels on peut mentionner deux livres de Yanko Tsvetkov, Atlas des préjugés et Atlas mondial des préjugés, qui les représentent sous formes de cartes censées exprimer la vision qu’ont des autres les habitants d’un pays (« L’Europe vue par la Bulgarie »), d’un groupe social (« L’Europe vue par les gays »), ou une personnalité (« L’Europe vue par Silvio Berlusconi »).

Pour l’Europe, un continent riche en préjugés et blagues mutuelles, la source principale est l’ouvrage de Romain Seignovert, De qui se moque-t-on ?3 3 C’était le titre prévu à l’origine pour cet article, mais ce livre l’a devancé. . Son auteur a cherché à savoir de qui se moquaient les Européens et ce recueil de 345 blagues en dit long sur l'histoire de chaque pays et sur ses querelles de voisinages. Sébastien Vannier (2016), rendant compte du livre, cite le résumé qu’en fait l’auteur, « On est tous le Belge de quelqu’un », et l’ouvrage avance des explications - au moins partielles - à quelques-unes des blagues récurrentes

« Dans le cas de la lenteur des Estoniens, cela aurait une explication linguistique, puisque la langue estonienne doublerait souvent les voyelles dans les mots, ce qui donnerait une impression de lenteur pour ses taquins de voisins baltes. …] Les fameuses blagues belges racontées en France pourraient avoir pour origine l’arrivée dans les usines du Nord de travailleurs belges qui auraient été critiqués pour être des "briseurs de grève" ».

Pour le reste du monde la base documentaire a été une recherche en ligne qui a détecté deux sources principales et des compléments partiels. La première est le compte-rendu, rédigé par Jean-Baptiste Fretigny, d’une séance des Cafés géographiques de Paris, animé par Olivier Milhaud, le 27 janvier 2009, intitulée « L'humour a-t-il une géographie ? »4 4 http://cafe-geo.net/wp-content/uploads/humour-geographie.pdf .

La deuxième est un texte du blog de Christian Skoda, Noma4ever, «55 Nations - Stereotypes that will Ruin or Make your Day»5 5 “55 Nations – Stereotypes that will Ruin or Make your Day”, Blog Noma4ever, http://www.nomad4ever.com/2007/11/26/55-nations-stereotypes-that-will-ruin-or-make-your-day/. . Il indique avoir « parcouru le Net très loin pour trouver les stéréotypes les plus courants sur les nationalités » et selon lui « Les généralisations sur les cultures ou les nationalités peuvent être une source de fierté, de colère ou tout simplement de mauvaises blagues. Certaines personnes disent que dans tous les stéréotypes, il existe une base dans la réalité, car elles ne se développent pas dans le vide », puis donne « une définition plus sérieuse » : « Le stéréotype national est un système de croyances spécifiques à la culture liées à la nationalité d'une personne. Ce système comprend des croyances concernant les propriétés des êtres humains qui peuvent varier selon les nations, telles que l'apparence, la langue, la nourriture, les habitudes, les traits psychologiques, les attitudes, les valeurs, etc. ».

Il avertit que « de vrais scientifiques de sang-froid préviennent que les stéréotypes de caractère national ne sont même pas des exagérations de vraies différences : ce sont des fictions » et prend le recul nécessaire, qui ne peut qu’être approuvé :

« Veuillez prendre tout ce qui suit avec un grain de sel, car je n'ai résumé que ce que les autres ont écrit sur Internet. …] J'ai essayé de trouver un équilibre entre les traits nationaux ou de personnalité positifs et négatifs - mais parfois c'était très difficile, faute de stéréotypes positifs. Après avoir lu tous ces stéréotypes, je suis un peu choqué que beaucoup d'entre eux - sinon la plupart - soient assez négatifs ou même insultants. …] Cela fait peut-être partie de la conscience humaine de se concentrer sur des choses mauvaises ou négatives, au lieu de se concentrer sur les choses qui nous relient ».

Les compléments ont été collectés sur internet, une recherche qui a donné des résultats souvent utiles, parfois amusants, souvent décevants, cités dans la webographie à la fin de ce texte. On y constate qu’à côté de bonnes études comme « Association CORHUM et revue Humoresques» ou «The Humor Code», de Peter McGraw et Joel Warner, les « Blagues par nationalité », «Funny International Jokes» ou autres «Jokes about other nations» sont souvent très répétitives, parfois de simples copier/coller et qu’on y trouve bien plus d’ivraie que de blé.

Sources primaires

Comme la collecte documentaire était décevante - de nombreux pays ne sont jamais mentionnés et la majorité des blagues très médiocre - j’ai fait appel aux réseaux constitués au long de ma carrière à diverses occasions, qui ont en commun de m’avoir fait connaître des spécialistes de pays étrangers souvent mal connus. Pour y avoir vécu, ils/elles avaient forcément lu ou entendu les « brèves de comptoir » (ou leurs équivalents), les blagues qu’on y raconte dans les moments de détente, au bureau, en famille, etc.

Le premier groupe est celui des auteurs de la Géographie Universelle, avec qui j’ai eu le plaisir de travailler à la fin des années 1980 et dans les années 1990 pour préparer et réaliser l’édition de cette collection d’ouvrages qui couvrait - par définition - le monde entier. Le deuxième a été celui des chercheurs participant au projet Eurobrodmap, un projet européen qui visait à construire une vision non européo-centrée du monde et qui réunissait 18 équipes de 12 pays. Le troisième est constitué de diplomates fréquentés depuis plus de quarante ans à l’Ambassade de France au Brésil et au cours des quatre ans passés à la mission d’appui scientifique et technique du ministère des Affaires Étrangères, à Paris, mission « transversale » qui m’a mis en contact avec tout le réseau diplomatique français.

Lors d’une première phase j’avais envoyé aux collègues des tableaux Excel à compléter, ce que quelques-uns ont fait6 6 Merci notamment à Bernard Debarbieux, Rodolphe de Koninck, Alain Dubresson, François Moriconi-Ebrard, Tiziano Peccia et Julien Rebotier. , d’autres préférant envoyer de longs mails7 7 Notamment Alain Gascon, à qui je dois des informations précieuses sur les blagues racontées en Éthiopie (sur les Égyptiens) ou sur leur absence en Érythrée et à Djibouti, où faire de l’humour peut vous mener en prison. ou des textes contenant des liens vers de recueils de blagues et même quelques exemples significatifs8 8 Merci à Jean-Paul Cheylan de ses contributions sur les pays du Maghreb. . Lors d’une deuxième phase, en avril-mai 2020 (mettant à profit le confinement lié à la pandémie de Covid-19) j’ai demandé des compléments sur les pays manquants dans mes réseaux professionnels, amicaux et familiaux, eux aussi un peu plus disponibles dans cette période très particulière9 9 Merci à -par ordre d’arrivée des réponses, à Yves Saint Geours, Jean-François Merle, Éric Verdeil, Vladimir Kolossov, Michel Sauquet, Capucine Boidin-Caravias, Nona Shaknazaryan (Erevan), Ivan Savtchouk (Kiev), Pr. Eiki Berg (Tartu), Lucie Dejouanet, Benoit Bérard, Prevost Touessi, Martine Guibert, Liliose Senga, Daniel Théry. .

Grâce à ces réponses, je disposais donc de nombreuses informations sur un grand nombre de pays, qui ont nourri ma réflexion10 10 Des extraits sur les blagues « internes » aux pays seront citées verbatim dans l’article portant sur ce sujet. . Elles ont aussi permis, après traitement, de constituer une base de données ad hoc, un tableau Excel dont les lignes étaient les pays et territoires du monde alors que dans les colonnes figurait une indication des blagues qu’on y raconte, pour une série de thèmes, sur tel ou tel pays. Au total, la base contient des informations sur 156 pays et territoires (sur les 249 que compte le monde, soit 62%), rassemblant près de 6,5 milliards d’habitants (près de 90% du total mondial).

La méthode, la cartographie thématique

Pour mettre en œuvre les données ainsi rassemblées des cartes ont été élaborées en utilisant le logiciel Cartes et Données d’Arctique qui permet, à partir du tableau Excel et de fonds de cartes (en l’occurrence) en format .shp, de produire des cartes. Elles ont d’abord servi à vérifier si la distribution par pays de la base ad hoc correspondait ou non à celles qui sont contenues dans la littérature existante (implicitement, puisqu’elle ne contient pas de cartes), notamment dans «55 Nations - Stereotypes that will Ruin or Make your Day», le texte le plus complet sur les stéréotypes nationaux. La figure 1 montre que c’est grosso modo le cas, avec de fortes concentrations dans les deux cas en Europe et dans quelques grands pays (États-Unis, Chine) et une absence presque totale en Afrique (sauf en Afrique du Sud, au Nigeria et dans une moindre mesure dans les pays du Maghreb), sur laquelle il faudra s’interroger.

On note aussi que quelques pays, bien que riches en stéréotypes, ne semblent pas être l’objet de plaisanteries, notamment le Canada et le Brésil, sans que ce soit lié aux connaissances des collègues qui ont alimenté la base, dont plusieurs vivent justement dans ces deux pays, ou dans les pays voisins où pourraient circuler des blagues à leur sujet. Une explication peut être avancée, qui est que ces deux pays ont eu une histoire pacifique (à part la lointaine guerre anglo-américaine de 1812 et celle du Paraguay en 1864-1870), ce qui ne contribue pas à focaliser l’envie de se moquer d’eux. Ils ont en outre tous deux une bonne image internationale, sans trait négatif particulier exploitable pour raconter des blagues qui trouveraient un écho chez qui les entendrait.

En témoigne un épisode qui a mis en scène ces deux pays : lors d'un conflit commercial opposant leurs deux compagnies de construction aéronautique, Bombardier et Embraer, un humoriste brésilien avait décidé - raconta-t-il dans sa chronique - de participer à l’effort national en se moquant du Canada, mais, avoua-t-il, il dut y renoncer faute de pouvoir trouver un angle d’attaque pour le faire…

C’est aussi le cas de la Suisse, dont la neutralité se manifeste même dans les blagues, ou du Japon où on se moque peu, tant il paraît à part, comme du temps où il avait choisi de s’isoler complètement, de l'édit Sakoku de 1635 à l'arrivée de l'amiral américain Perry en 1853, et de rompre toute relation avec les barbares extérieurs.

Figure 1
Blagues recensées et nombre de stéréotypes nationaux.

Pour ce qui est de l’humoriste brésilien peut-être aurait-il pu chercher de l’inspiration dans le texte de Christian Skoda, qui recense les stéréotypes qu’il a recueillis sur les 55 pays qu’il analyse ? (À partir desquels la figure 2 a été élaborée) ? Pas vraiment puisque, les quatre thèmes mentionnés pour le Canada sont «open-minded, modest, neurotic » et «anxious », pas de quoi raconter une bonne blague.

Figure 2
Blagues recensées et types de stéréotypes nationaux.

Résultats

Blagues de pays à pays

Avant de mettre en perspective les blagues contées dans le monde sous forme de cartes, il faut d’abord se demander si elles comportent une dimension spatiale que la carte puisse détecter, ou se demander, pour reprendre le titre de la session des Cafés Géographiques de Paris du 27 janvier 2009, « L'humour a-t-il une géographie ? ». Lors de cette session, Olivier Milhaud avait posé la question de l'existence ou non d'un humour national. Macha Séry avançait certes que « Avec la mondialisation, la circulation des films, des livres et des vidéos, les spécificités d'appréciation de l'humour d'autrui ont tendance à s'estomper », mais elle distinguait pourtant des styles nationaux : « Les Anglais sont enclins à la litote, les Américains à l'exagération, en Suède marche l'ironie luthérienne bâtie sur la "loi de Jante", code de conduite et de politesse poussée à l'extrême ».

Dans le même registre Nelly Feuerhahn rappelait à quel point l’humour allemand reste incompris en France : « Vu comme un "gros rire" en France, ce rire sonore et collectif fonctionne avec une toute autre sociabilité que celle, plus française, fondée sur la société de cour étudiée par le sociologue Norbert Elias et que résume le film Ridicule de Patrice Leconte : la pointe d'esprit qui fait mal, intègre et exclut ». Et il va sans dire que des catégories spécifiques d’humour furent évoquées lors de la soirée, comme l’humour juif, arménien ou soviétique, mais il semble pourtant qu’il existe quelques invariants, des universels valables pour tout le genre humain, et donc susceptibles de faire l’objet d’une recherche - et d’une cartographie - à l’échelle mondiale.

Des blagues universelles ?

Conséquence de ce choix de ratisser large, il a fallu faire des choix thématiques et, les sujets de blagues étant nombreux, je n'avais à l’origine retenu que ceux qui me paraissent être les plus présents dans un grand nombre de pays, à en juger par les premiers sondages : stupidité, arrogance, paresse et avarice. D’autres auraient été possibles, sur l’ivrognerie, la saleté ou la malhonnêteté, mais les sondages ont montré qu’elles étaient moins universelles, ne se concentrant que sur un petit nombre de pays ou de régions (l’Écossais pour l’avarice par exemple), ou très associées aux premières.

La première catégorie paraissait être celle de la stupidité, pour reprendre le terme de Christie Davies (on pourrait aussi dire sottise, bêtise, imbécillité, niaiserie, connerie, etc.). Car si, selon Descartes, « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée », à en juger par le nombre de blagues de ce genre, il semble que ce soit plutôt la stupidité. À vrai dire Descartes ne disait pas autre chose puisque la seconde partie de sa phrase - ironique et souvent omise dans les citations - était « car chacun pense en être si bien pourvu que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont », ce qui est bien une marque de stupidité. Les blagues de ce genre sont très fréquentes, et se retrouvent à l’identique dans plusieurs couples de pays, les Français racontant les mêmes sur les Belges que les Brésiliens sur les Portugais, les Anglais sur les Irlandais, et bien d’autres encore.

La deuxième catégorie incontestable, me semblait-il, était celle des blagues d'arrogance (ou de prétention, suffisance, morgue), et la recherche a en fait montré qu’elles étaient même plus prévalentes que celles de la première catégorie. Elles concernent un plus grand nombre de pays et elles aussi se retrouvent un peu partout, celles qui sont racontées dans toute l’Amérique latine sur les Yankees sont les mêmes que celles que les Brésiliens racontent sur les Argentins, ou leurs voisins sur les Australiens. Les autres catégories sont moins universelles et parfois très apparentées aux premières, nous n’avions gardé que la paresse (fainéantise, nonchalance, flemme), souvent associée à la stupidité, et l’avarice (pingrerie, radinerie, ladrerie), souvent associée à la malhonnêteté.

Arrogance, prétention

Dans ce domaine quelques pays font l’unanimité dans le monde des blagues, dont la France : les Français sont perçus de façon différente par les peuples européens, mais tous les jugent prétentieux et arrogants. Ce n’est hélas pas le seul défaut qu’on leur/nous attribue : pour les Anglais nous sommes en outre sales, intolérants, sexistes, sans cesse mécontents, mangeurs de grenouilles et d’escargots. Pour les Allemands, arrogants, superficiels, agressifs, indisciplinés et manquant de respect pour l’environnement. Pour les Grecs nous sommes un peuple cultivé, aux nombreux intellectuels, mais aussi beaux parleurs, rois des idées, de la théorie et piètres réalisateurs dans la réalité.

Mince consolation, d’autres pays ont la même réputation et sont l’objet de blagues identiques ou très similaires, 39 d’entre eux sont cités 128 fois dans notre base de données. Les États-Unis sont les champions dans ce domaine en étant mentionnés 16 fois, et il y aurait certainement eu encore de nombreuses mentions si l’on avait pu compter les voix des micro-États de la Caraïbe. La vision que beaucoup de pays du monde de façon dont les États-Unis considèrent le reste du monde était bien résumée par « Monsieur Sylvestre » dans « Les guignols de l’info » diffusé sur Canal Plus de 1998 à 2018 : « nous » (les États-Unis), « les bougnoules » (le monde arabe et l’Afrique), « les niakoués » (l’Asie), « les pédés » (l’Amérique latine) et entre autres gracieuseté sur l’Europe « les fromages qui puent » pour la France. Il s’agissait donc de préjugés à double détente, la façon dont des humoristes français pensaient que pensaient les « Américains », de surcroit mise dans une marionnette façonnée à l’image de Sylvester Stallone, qui a le plus souvent incarné dans ses films des personnages sont le sens de la nuance n’était pas la qualité dominante.

Dans ce palmarès de l’arrogance, les États-Unis sont suivis par l’Afrique du Sud et la Russie (11 fois chacun), la Chine (10 fois), l’Allemagne et l’Argentine (7 fois), l’Inde (6 fois), l’Australie et le Royaume-Uni (5 fois), la Grèce et Israël (4 fois), l’Arabie saoudite, le Chili et la Suède (3 fois), le Danemark, le Sénégal et le Vietnam (2 fois), 21 autres n’étant cités qu’une fois.

La figure 3 spatialise ces flux de blagues et dessine de fait les aires d’influence des pays qui en sont la cible, Amérique latine (plus le Canada) pour les États-Unis, Afrique australe pour l’Afrique du Sud, Océanie pour l’Australie, etc.

Figure 3
Blagues d'arrogance dans le monde.

La figure 4, focalisée sur l’Europe, confirme hélas l’opinion quasi unanime des voisins de la France à son sujet. Presque aussi consensuelle, celle des pays limitrophes de l’Allemagne a de solides racines historiques, comme celle des pays scandinaves de la Suède, dont ils ont été longtemps dépendants, ainsi que celle de l’Irlande sur le Royaume-Uni ou de la Grèce sur la Turquie.

On observe même des cascades de blagues : des Portugais sur les Espagnols, depuis des siècles, au minimum depuis l’époque où le roi d’Espagne portait aussi la couronne portugaise (de 1580 à 1640), des Espagnols sur les Français (au passif desquels figurent diverses agressions depuis le célèbre « Il n’y a plus de Pyrénées », et des Français sur les Allemands, après les trois guerres que les pays se sont livrées entre la fin du XIXe siècle et la moitié du XXe. Mais on notera que la mémoire historique peut être plus longue, il est fréquent d'entendre en Bretagne que « avec l'Allemagne on se fait la guerre de temps en temps, mais le véritable ennemi c'est l'Anglais ».

Figure 4
Blagues d'arrogance dans le monde.

Stupidité

C’est le type le plus répandu, car si chaque groupe culturel et linguistique a les siens, on en trouve des équivalents dans les autres : pas moins de 35 pays ont cette réputation dans notre base de données, cités au total 43 fois. La Bosnie et le Portugal ont le triste privilège d’être les plus souvent en butte à ces plaisanteries, l’une quatre fois et l’autre trois. Les suivants ne le sont chacun qu’une ou deux fois, car si les blagues sont les mêmes, ce ne sont pas toujours les mêmes pays qui en sont les victimes. Selon Peter McGraw and Joel Warner, dans leur article The Humor Code, « Au cours des dernières décennies, le sociologue britannique et spécialiste éminent de l'humour Christie Davies a recueilli des exemples d'un phénomène étrange : presque chaque culture a sa propre version des "blagues polonaises" [racontée aux États-Unis]. Autrement dit, chaque pays aime se moquer des gens qui ont été étiquetés comme des simplets et, souvent, des étrangers ».

Ils développent ensuite cette idée de spécificité des victimes dans chaque pays, qui choisit différentes « têtes de Turc », depuis parfois très longtemps :

« Les Polonais sont devenus la cible de blagues [aux États-Unis] après que des millions de personnes ont fui la persécution dans leur propre pays aux 18e et 19e siècles, occupant souvent des emplois subalternes dans leur nouveau pays. Mais ce n'est là qu'un exemple de ce que Davies appelle la "blague de stupidité". Partout dans le monde et à travers l'histoire, les gens se sont différenciés de ceux qu'ils considèrent comme inférieurs et étrangers en se moquant d'eux. Prenez le plus ancien livre de blagues connu dans le monde : Philogelos, qui peut se traduire du grec par "celui qui aime rire", compilé à partir de plusieurs manuscrits datant du XIe au XVe siècle, mais qui auraient été écrits au IVe siècle apr. J.-C. par les scribes Hierokles et Philagrios, dont on ne sait plus rien. Sur les 265 blagues du livre, près d'un quart concernent des gens de villes réputées pour leur idiotie, comme Kyme (aujourd’hui en Turquie) et Abdera en Thrace. Plus tard, dans l'Angleterre médiévale, les gens racontaient des blagues sur les cancres qui vivaient dans le village de Gotham. Le phénomène est vraiment mondial [mais], il se trouve que les Irlandais sont particulièrement maltraités. Les blagues d’idiotie irlandaises sont également courantes en Angleterre, au Pays de Galles, en Écosse et en Australie. Cela peut être pire : si vous êtes un Irlandais du comté de Kerry, vos camarades irlandais se moquent également de vous ».

Cette universalité n’allait pas de soi puisque l’humour est très lié à chaque culture, ce que les uns trouvent drôle peut ne pas amuser les autres, comme en témoigne le glacial «We are not amused» (ou «The Queen is not amused») attribué à la reine Victoria. Et en effet, continue Davies :

« Le fait […] est d'autant plus incroyable que la grande majorité de l'humour est l'opposé de l'universel. […] L'humour est incroyablement subjectif - ce que vous trouvez drôle varie énormément selon l'éducation, l'âge, le sexe, l'appartenance politique et une foule d'autres facteurs. [L’humour] de chaque pays est si étroitement liée à son bagage social et culturel que des universitaires entreprenants utilisent la naissance et la diffusion de types spécifiques de blagues pour découvrir […] l'ADN culturel de diverses sociétés. Davies s'est révélé particulièrement compétent dans ce domaine. Il a retracé la propagation des blagues de blondes stupides, par exemple, depuis leurs origines aux États-Unis au milieu du XXe siècle jusqu’en Croatie, en France, en Allemagne, en Hongrie, en Pologne et au Brésil, en déduisant qu’elles sont apparues lorsque les femmes ont changé de rôle en entrant dans des professions hautement qualifiées. Lorsque le cycle de plaisanterie sur les avocats américains des années 1980 ne s'est propagé nulle part au-delà des États-Unis, Davies a conclu que les blagues étaient un phénomène uniquement américain, car aucun autre pays n'est aussi enraciné dans le caractère sacré du droit, et dans aucun autre pays ceux qui le pratiquent ne sont aussi vilipendés ».

La figure 5 montre que ces accusations de stupidité sont en général plutôt locales, notamment en Europe, mais qu'il existe aussi des cas de réputation à moyenne distance, comme entre l'Afrique du Nord et le Sahel, et même à longue distance comme les blagues sur les Portugais qui se racontent au Brésil et au Timor oriental : dans ces deux cas ce sont manifestement des blagues de revanche vis-à-vis de l'ancien colonisateur, comme pour s’émanciper symboliquement du joug colonial.

Figure 5
Blagues de stupidité dans le monde

En Europe (figure 6) les flux de blagues sont multiples et on pourrait les qualifier de reflux, ou de contre-flux puisqu’ils sont souvent l’inverse de ceux des blagues d’arrogance : du Portugal vers l’Espagne, du Royaume-Uni vers l’Irlande, de la Suède vers la Norvège, etc. Nulle part ils ne sont aussi nombreux qu’entre les pays de l’ex-Yougoslavie, où se situe le pays le plus souvent cité dans le monde, la Bosnie. Mais il est clair que ce sont d’anciennes blagues internes qui ne sont devenues des blagues de pays à pays avec l’éclatement du pays. Et surtout cet éclatement, qui a pris par endroit la forme d’une guerre civile à fond religieux, a été la preuve évidente qu’il rassemblait dans un même cadre des populations très différentes et où les préjugés négatifs mutuels étaient nombreux, les blagues en étant une forme mineure et pacifique et qui ont pris ensuite un tour beaucoup plus violent dans cette poudrière ethnique.

C’est ici aussi que l’on observe la plus longue cascade de blagues, les Français se moquant - parfois lourdement - des « Belges », mais en fait des Wallons, qui se moquent des Flamands, qui se moquent des Hollandais, qui se moquent des habitants de la province de Frise (Friesland en hollandais ou Fryslân en Frison), une des douze provinces des Pays-Bas. Elle s’étendait Jadis jusqu’à la Frise orientale, aujourd’hui allemande, elle en est désormais séparée par province de Groningen, renforcée ces dernières années par sa production de gaz. Ses habitants ont une langue - proche du hollandais - et une culture spécifique et beaucoup se pensent comme des irréductibles qui résistent encore et toujours. Toutes ces moqueries sont évidemment injustes, notamment pour les Frisons, d’autant plus que leurs voisins allemands de Frise orientale sont eu aussi en butte aux blagues douteuses de leurs propres compatriotes.

Figure 6
Blagues de stupidité en Europe

Paresse et avarice

Ces deux catégories se sont révélées décevantes, cette fois seuls neuf pays ont reçu ce qualificatif dans notre enquête : Australie, Inde, Indonésie, Malaisie, Mexique, Mozambique, Papouasie, Pologne et Royaume-Uni. Dans ce dernier cas, il faut d’ailleurs signaler que la mention du pays est due à l’une de ses régions, de surcroît inattendue : un collègue géographe raconte qu'en étant en visite aux îles Shetland il avait cru faire plaisir à ses hôtes en leur disant sa fierté d’être reçu par de si nobles Highlanders, mais avait reçu une réponse grommelée, «Highlanders, bloody lazy Southerners». On est toujours le fainéant - et souvent le sudiste - de quelqu’un…

Il en va de même pour l’avarice (ou radinerie, pingrerie, ladrerie, etc.), qui n’est citée que pour 9 nations : l’Écosse - qui n’en est une que dans les compétitions de rugby et de football - (3 fois), l’Australie et les Pays-Bas (2 fois), la Chine, l’Inde, la Malaisie, le Maroc et Singapour, la mention du Liban étant probablement une erreur puisque les blagues au sujet des Libanais portent plutôt sur leur sens commercial, voire leur cupidité, que sur leur avarice.

Ces blagues d’avarice sont souvent les mêmes que celles qui sont racontées sur les Juifs, un sujet laissé ici volontairement hors-champ car peu territorialisé du fait de la Diaspora : c’est une des spécificités du peuple juif que de ne pas avoir, pendant des siècles, de territoire propre, ce qui a eu des conséquences sur les activités qu’ils pouvaient mener, du prêt d’argent aux professions intellectuelles et artistiques.

Il en a résulté d’un côté des drames comme la confiscations fréquente de leurs créances et de leurs biens et - pire - des expulsions et de pogroms, mais aussi - en ce qui nous concerne directement ici - de nombreuses blagues sur leur sens de la famille et des affaires. Exclure ces blagues est dommage, car elles sont nombreuses et si beaucoup sont drôles - les meilleures sont contées par les Juifs eux-mêmes - d’autres le sont beaucoup moins, quand elles tombent dans l’antisémitisme. On reconnait les blagues de cette dernière catégorie à ce qu’elles enferment les juifs dans les stéréotypes qui leurs sont attribués depuis des siècles, alors que les blagues juives sont plus absurdes et jouent beaucoup sur l’autodérision.

Blagues mutuelles en Amérique latine

Montée grâce aux informations recueillies par Martine Guibert auprès de collègues latino-américains (et à une quarantaine d’années de fréquentation assidue du Brésil) la figure 7 recense quelques-uns des thèmes de blagues les plus fréquents en Amérique latine.

Trois constantes apparaissent. La première apparaît dans les blagues que les Brésiliens racontent sur les Portugais et celles des pays hispanophones sur les gallegos, les Espagnols venus de Galice. Dans les deux cas il s’agit clairement d’une revanche symbolique sur les pays colonisateurs, doublé dans le cas des immigrants portugais au Brésil d’un préjugé social car ceux qui y ont migré au XXe siècle étaient en général de pauvres gens fuyant la misère de leur pays natal et qui se sont concentrés dans le commerce alimentaire (boulangeries, épiceries). Cela les exposait, s’ils augmentaient leurs prix ou leurs refusaient du crédit, à des tensions avec leurs clients brésiliens, qui se vengeaient en se moquant d’eux.

La seconde constante est la vision partagée que les pays hispanophones ont des Brésiliens, qui sont vus - et moqués - comme chaleureux, expansifs mais aussi portés à l’exagération dans la couleur de leurs vêtements, le volume sonore de leurs conversations et la familiarité avec laquelle ils traitent les étrangers. La troisième est le consensus sur la prétention et l’arrogance des Argentins11 11 Le jugement serait le même ou plus fort encore sur les yankees des États-Unis, qui apparaît nettement sur la carte mondiale, mais la question posée portait sur les pays du continent. . Elle concerne surtout ses voisins mais elle est aussi mentionnée par les collègues mexicains, cela peut être un biais introduit par la nature de l’échantillon, car ils avaient accueilli bon nombre d’universitaires argentins fuyant la dictature militaire dans leur pays.

On ne se risquera pas à expliquer pourquoi tant de blagues attribuent ce défaut aux Argentins, d’autant moins que le même l’est aux Français, et nous savons bien que dans ce cas la réputation est imméritée et injuste… Les autres blagues sont plus faciles à expliquer : celles qui portent sur la stupidité (ainsi que sur la paresse, la malice et la saleté) s’en prennent majoritairement aux pays (et régions à l’intérieur des pays) où vivent des « Indiens », les descendants des premiers occupants du continent avant l’arrivée des conquistadores. Les Argentins, les appellent avec condescendance les cabecitas negras (les « petites têtes noires »), non pas en raison de la couleur de leur peau mais de celle de leurs cheveux.

S’y ajoute une catégorie plus spécifique, exprimée dans les blagues de traîtrise, héritage de conflits passés, entre Chiliens et Argentins, et surtout entre Boliviens (et Péruviens, mais il n’y avait pas de collègue de cette nationalité dans l’échantillon interrogé) : la guerre du Pacifique (1879-1884) au cours de laquelle le Chili a annexé des territoires péruviens et boliviens (privant le pays d’accès à la mer) a manifestement laissé des traces. On peut trouver que cette rancune ancienne devrait avoir disparu mais il faut alors se rappeler que la réputation de la « perfide Albion » en France est encore alimentée par les souvenirs de Jeanne d’Arc, de Fachoda et de Mers el-Kébir, malgré l’Entente cordiale et la solidarité des deux guerres mondiales.

Figure 7
Blagues mutuelles en Amérique latine

Le cas particulier de l’Afrique

L’Afrique est le continent le moins présent dans les florilèges de blagues nationales, et donc sur nos cartes. Les Africains et Africanistes que nous avons interrogés ont tous été perplexes, ne pouvant pas vraiment citer de blagues nationales, mais il est vite apparu que cela était assez logique puisque la plupart des pays de l’Afrique subsaharienne sont des constructions arbitraires, fruits des conquêtes coloniales sanctionnées par le partage fait à la conférence de Berlin, en 1885. Comme leur la décolonisation y a été tardive, dans les années 1960, le sentiment national n'a pas eu le temps de s'y installer, contrairement à l'Amérique latine, où les pays actuels ont pris leur indépendance au début du XIXe siècle. Comme le signalait Alain Dubresson, il n’a de retentissement qu’au moment de la Coupe d'Afrique des Nations (CAN) : créée en 1957 elle est organisée tous les deux ans et l’on voit alors les supporters s’enthousiasmer pour les équipes nationales, (Lions Indomptables du Cameroun, Diables Rouges du Congo, Éléphants de Côte d’Ivoire) et faire des blagues sur les équipes et pays adverses.

Nous avons néanmoins obtenu un témoignage venu d’un pays, le Rwanda, dont les habitants ont eu l’occasion de côtoyer - dans des circonstances tragiques - ceux d’autres pays africains et de son fait sur eux une opinion qui a été mise en forme de tableau (tableau 1) par Liliose Senga, qui précise qu’elle neTsvetkov, Yanko, Atlas mondial des préjugés, Les Arènes, 2017 souscrit évidemment pas à ces préjugés injustes.

Tableau 1
Blagues nationales au Rwanda.

1) Ils sont aussi appelés Abanyamurenge. Une des blagues qui se raconte au Rwanda a donné naissance à une expression péjorative « Apporter du renfort comme un Congolais ». Elle date du temps du président Habyarimana, qui avait demandé à l'époque à son homologue congolais de lui prêter une armée pour défendre la ville de Murenge. Le renfort fourni aurait été une armée des soldats obèses et qui, à force de passer leurs soirées dans des cabarets et dans les maisons closes, ont fini par soit attraper le Sida soit être complétement inutilisables pour défendre la ville.

2) On attribue cette caractéristique à la colonisation française. D'ailleurs on dit aussi que faire des affaires avec un Français, c'est une migraine assurée causée par un flux de parole qui ne va pas droit au but.

Si les plaisanteries de pays à pays sont donc rares, l’Afrique a d’autres échelles pour construire et gérer ses identités, bien sûr les ethnies, mais aussi en l'occurrence la « parenté à plaisanteries ». Comme le signale Michel Sauquet :

« Un cas particulièrement intéressant (et incroyablement complexe) est, au Sahel, la "parenté à plaisanterie", qui autorise des membres de familles ou d'ethnies reliées par une "alliance" à se moquer et s'insulter copieusement, sans que personne ne se vexe, et qui souvent est un facteur régulateur de conflits ».

Macha Séry va dans le même sens, en soulignant la force et les limites des « joutes verbales entre couples d'ethnies en Afrique de l'Ouest », où elles sont très utiles.

« À condition de respecter la signification inhérente à cette forme relationnelle. "Que les non-initiés se méfient : la parenté à plaisanterie est strictement codifiée", prévient Ernest Diasso dans Le Journal du jeudi, quotidien du Burkina Faso. "Ne taquinez que celui que la tradition a désigné comme votre rakiré. Si un Peul insultait inopinément un Samo, l'injure pourrait être prise au premier degré" »

On ne peut s’empêcher de penser que bien des régions et pays du monde gagneraient à suivre cet exemple venu du continent où est née l’humanité.

Discussion

Quelques indications de portée générale peuvent être tirées de ces résultats :

Les blagues entre pays sont des constructions sociales

Elles sont le reflet des identités nationales, des façons de définir et de partager des images collectives, celles du groupe visé par la plaisanterie et - au moins autant, en creux ou en miroir - celle du groupe qui la raconte. Elles fabriquent l'entre-soi à l’intérieur des groupes de genre, de classe, au jour le jour et sont très souvent réactivées par frictions générées par les migrations, comme on peut le constater notamment aux États-Unis et en Europe. Selon Michel Sauquet « Les blagues de gens d'un pays sur un autre pays peuvent relever de la stratégie du bouc émissaire : on a des problèmes, mais on est quand même moins cons que les autres ».

Et cela à plusieurs échelles. L’échelle nationale, d’où nous sommes partis, n’est en effet que l’une de celle où les blagues servent à renforcer les identités de groupes. Elle a ses mérites et ses limites, mais on aura perçu chemin faisant à lecture - comme cela a été le cas au cours de la recherche - que ces blagues de pays à pays ne sont qu’une partie de la réalité. On en raconte beaucoup d’autres sur ses compatriotes à l’intérieur de chacun d’entre eux, elles sont tout aussi révélatrices de leurs tensions internes que les blagues internationales le sont de leur positionnement dans les champs de force mondiaux : ce sera l’objet d’un article ultérieur.

Les blagues ont une temporalité

Elles varient dans le temps, en intensité et par les cibles visées, des « vagues » de plaisanteries émergent et disparaissent en fonction des événements. Ceux-ci peuvent être tragiques, comme des guerres, dans les cas du Rwanda, de l’ex-Yougoslavie et du Haut-Karabakh. Ils peuvent aussi être la prise du pouvoir par des dictatures ou des régimes autoritaires, grands pourvoyeurs de blagues sur les chefs d’État, de Napoléon à Kim Jong-un, en passant par Tito, Staline et quelques autres. Selon le Professeur Eiki Berg, de l’Université de Tartu (Estonie), « Nous avions des blagues sur les Tchouktches et les Russes à l'époque soviétique. Plus maintenant. On rit des Finlandais (perçus comme lents, pas bavards, un peu stupides) et des Lettons (ils terminent leurs mots avec des « s »). Je suppose que dans les deux cas, le motif moteur est l'infériorité ».

Deux grandes catégories, "surplombantes" et "de revanche".

On peut au total distinguer, grosso modo, deux catégories principales : d’une part celles qui renforcent le sentiment de supériorité de groupes dominants et d’autre part celles qui aident les groupes dominés à résister et sont donc de - modestes - facteurs de résistance à l’oppression. Ce n’est pas par hasard que les principales catégories de blagues que nous avons détectées sont celles qui portent sur la stupidité (des vaincus) ou l’arrogance (des vainqueurs) : pour détourner un jargon à la mode on pourrait dire qu’elles sont soit faites du haut vers le bas, top down, ou du bas vers le haut, bottom up.

Selon Nona Shaknazaryan « Il est important [de voir] comment la plaisanterie est construite, est-ce que ses auteurs regardent le voisin - "d'en haut" ou "d'en bas", qu'ils se sentent dominants ou, à l'inverse, déprimés. Une plaisanterie est un phénomène psychologique qui reflète le "complexe d'infériorité", le désir de s'affirmer en humiliant autrui pour renverser les relations de pouvoir ».

Dans les premières, dont le facteur commun est au fond le mépris, les soumis sont fréquemment vus à la fois comme bêtes, fainéants, sales et voleurs. On peut y rattacher les blagues qui font référence à l’apparence, notamment vestimentaire : pour un Thaïlandais « être habillé comme un Lao » est presque une insulte, comme « être habillée comme une Portugaise » pour une Brésilienne. Ces blagues « en surplomb » reflètent souvent les préoccupations de patrons dans la gestion de leur main d’œuvre (à commencer par les « bonnes » et autres employés de maison), ou celles de travailleurs subissant la concurrence de plus pauvres qu’eux venus d’autres régions (montagnes andines ou Caucase, par exemple) ou pays (Nordeste brésilien, Europe orientale, Afrique du Nord).

Il y a donc des blagues détestables, racistes, xénophobes, homophobes ou « grossophobes », blagues sur les religions jugées inférieures, les peuples de voleurs. Il y a clairement un côté peu sympathique de la blague, qui peut être très acerbe et oblige parfois à être très prudent, à ne pas les raconter à certains moments, dans certains cercles, à se les raconter entre soi. C’était du moins vrai avant que les réseaux sociaux ne permettent d’accéder à des blagues jusque-là racontées à mi-voix dans des salles de réunions, des vestiaires, des bars, avant que les private jokes ne soient étalées en public.

Les secondes ont une dimension de révolte, de pulsion libératrice, ou au moins de volonté d’atténuer le poids de l’oppression. Quand Macha Séry se demandait « Pourquoi aime-t-on tant rire ? » elle répondait « Pour prendre une petite revanche sur plus puissant que soi, rire de rébellion ou rire de consolation », ce qui est en effet une des modalités de ces moqueries. Dans ce domaine, Olivier Milhaud avait déjà souligné le rôle politique de l'humour soviétique : « Toute blague est une révolution minuscule », citant en exemple la répression du Printemps de Prague, qui suscita « une série de blagues tchécoslovaques qui visent aussi à montrer une certaine supériorité intellectuelle tchèque par l'humour ».

Mais il arrive heureusement que même les blagues méprisantes soient utilisées à rebours, elles peuvent offrir une (petite) revanche aux groupes soumis à une oppression en leur permettant l’occasion de retourner les préjugés dont ils sont victimes. Il est fréquent que dans les blagues le dominé, considéré comme bête, sale, paresseux, etc. par le dominant, soit aussi un malin, par exemple le Saïdi est un paysan du Saïd, la vallée du Nil en amont du Caire qui est (ou paraît) stupide, mais est en même temps rusé. Lui et ses semblables dans le monde, des paysans andins aux migrants indiens dans le Golfe, arrivent souvent, à la fin de la blague, à humilier le dominant arrogant, qui à son tour se trouve tout bête d’avoir été roulé. Petite victoire symbolique, évidemment plus sympathique que celles, trop évidentes, des puissants sur les plus faibles.

Au total, les blagues sont donc bien une construction sociale, à la fois révélatrices et induites par les rapports de domination. Elles ont toutefois un mérite par rapport à d’autres formes d’expression, elles sont une façon de gérer ces antagonismes à moindres frais, sous la forme feutrée de la moquerie plutôt que dans la violence ou la haine. Si grinçantes qu’elles soient parfois, elles sont sûrement préférables aux guerres, autre façon bien plus tragique de régler les conflits : plutôt les blagues - douteuses - sur la prétendue stupidité des Bosniaques que l’horrible « nettoyage » ethnique qui a suivi. Les blagues ont en tout cas l’avantage d’attirer notre attention sur les tensions sociales, elles mettent le doigt sur les points sensibles, et comme le concluait Jean-Baptiste Fretigny dans le compte-rendu de la soirée au Flore « Si l'humour n'a pas encore sa géographie, il condense de multiples pratiques et représentations […] qui ne peuvent que stimuler la réflexion des géographes ».

  • 1
    Jorge Luis Borges, Histoire universelle de l'infamie, Éditions 10-18 (1994). Le titre est volontairement emphatique, la plupart des histoires qui composent ce livre sont des biographies imaginaires.
  • 2
    Uniquement sur les blagues de pays à pays, les blagues internes faisant l’objet d’un article ultérieur.
  • 3
    C’était le titre prévu à l’origine pour cet article, mais ce livre l’a devancé.
  • 4
    http://cafe-geo.net/wp-content/uploads/humour-geographie.pdf
  • 5
    “55 Nations – Stereotypes that will Ruin or Make your Day”, Blog Noma4ever, http://www.nomad4ever.com/2007/11/26/55-nations-stereotypes-that-will-ruin-or-make-your-day/.
  • 6
    Merci notamment à Bernard Debarbieux, Rodolphe de Koninck, Alain Dubresson, François Moriconi-Ebrard, Tiziano Peccia et Julien Rebotier.
  • 7
    Notamment Alain Gascon, à qui je dois des informations précieuses sur les blagues racontées en Éthiopie (sur les Égyptiens) ou sur leur absence en Érythrée et à Djibouti, où faire de l’humour peut vous mener en prison.
  • 8
    Merci à Jean-Paul Cheylan de ses contributions sur les pays du Maghreb.
  • 9
    Merci à -par ordre d’arrivée des réponses, à Yves Saint Geours, Jean-François Merle, Éric Verdeil, Vladimir Kolossov, Michel Sauquet, Capucine Boidin-Caravias, Nona Shaknazaryan (Erevan), Ivan Savtchouk (Kiev), Pr. Eiki Berg (Tartu), Lucie Dejouanet, Benoit Bérard, Prevost Touessi, Martine Guibert, Liliose Senga, Daniel Théry.
  • 10
    Des extraits sur les blagues « internes » aux pays seront citées verbatim dans l’article portant sur ce sujet.
  • 11
    Le jugement serait le même ou plus fort encore sur les yankees des États-Unis, qui apparaît nettement sur la carte mondiale, mais la question posée portait sur les pays du continent.

RÉFÉRENCES

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Webographie

Publication Dates

  • Publication in this collection
    02 Dec 2020
  • Date of issue
    2020

History

  • Received
    12 Oct 2020
  • Accepted
    12 Oct 2020
  • Accepted
    15 Oct 2020
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