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Formation et socialisation les ateliers biographiques de projet

Abstracts

A partir de um quadro geral de caminhos de formação por meio das histórias de vida, que apelam para procedimentos de exploração e se inscrevem contra uma definição acadêmica e instrumental da intervenção formativa, a proposta deste artigo é a de apresentar um dispositivo particular - os ateliês biográficos de projeto. O texto desenvolve, ao mesmo tempo, os princípios teóricos relativos a esse dispositivo, em suas modalidades práticas, e os desafios de formação de que ele é portador. O ateliê biográfico de projeto é um procedimento que inscreve a história de vida em uma dinâmica prospectiva que liga o passado, o presente e o futuro do sujeito e visa fazer emergir seu projeto pessoal, considerando a dimensão do relato como construção da experiência do sujeito e da história de vida como espaço de mudança aberto ao projeto de si. No quadro de um grupo de 12 pessoas, as histórias de vida individuais são o objeto de um trabalho de exploração e de socialização que passa por atos de escritura de si (autobiografia) e pela compreensão do outro (heterobiografia). O procedimento de formação acionado tem por objetivo explícito, portanto, colocar os participantes em situação de extrair um projeto de si profissional.

História de vida; Escritura de si; Biografização; Socialização


Starting from a broad picture of paths of formation through life histories that make use of exploration procedures and position themselves against an academic and operational definition of the formative intervention, this article proposes to present a specific instrument: the project biographical workshops. At the same time, the text develops the theoretical principles related to this instrument in its practical modalities, and the challenges for the formation that it brings with it. The biographical workshop is a procedure that inscribes the life history in a dynamical prospective that links the past, the present and the future of the subject, and aims to make emerge his/her personal project, considering the dimension of the narrative as construction of the subject's experience and of the life history as a space of changes open to the project of the self. Within a group of twelve people the individual life histories are the object of an exploratory and socializing work that involves acts of writing about oneself (autobiography) and of understanding of the other (heterobiography). The formation procedure put into motion has therefore as its explicit objective to place the participants in a position to create a project for their professional selves.

Life history; Writing about oneself; Biographization; Socialization


fr_a11v32n2

EM FOCO: HISTÓRIAS DE VIDA E FORMAÇÃO

Formation et socialisation les ateliers biographiques de projet

Formation and socialization: the project biographical workshops

Christine Delory-Momberger

Université Paris 13/Nord

Correspondence Correspondence: Christine Delory-Momberger 27 rue Francoeur 75018 – Paris - FRANCE email: delbourg@club-internet.fr

RESUMÉ

L'atelier biographique de projet est une démarche de formation qui inscrit l'histoire de vie dans une dynamique prospective qui lie le passé, le présent et l'avenir du sujet et vise à faire émerger son projet personnel. Dans le cadre d'un groupe d'une douzaine de personnes, les histoires de vie individuelles font l'objet d'un travail d'exploration et de socialisation qui passe par des actes d'écriture de soi (autobiographie) et par la compréhension de l'autre (hétérobiographie).La démarche de formation ainsi mise en œuvre a pour objet explicite de mettre les participants en situation de dégager un projet de soi professionnel.

Mots-clés: Histoire de vie - Écriture de soi – Biographisation -Socialisation.

ABSTRACT

Starting from a broad picture of paths of formation through life histories that make use of exploration procedures and position themselves against an academic and operational definition of the formative intervention, this article proposes to present a specific instrument: the project biographical workshops. At the same time, the text develops the theoretical principles related to this instrument in its practical modalities, and the challenges for the formation that it brings with it. The biographical workshop is a procedure that inscribes the life history in a dynamical prospective that links the past, the present and the future of the subject, and aims to make emerge his/her personal project, considering the dimension of the narrative as construction of the subject's experience and of the life history as a space of changes open to the project of the self. Within a group of twelve people the individual life histories are the object of an exploratory and socializing work that involves acts of writing about oneself (autobiography) and of understanding of the other (heterobiography). The formation procedure put into motion has therefore as its explicit objective to place the participants in a position to create a project for their professional selves.

Keywords: Life history — Writing about oneself — Biographization — Socialization.

La pratique des histoires de vie en formation repose sur l'idée de l'appropriation de son histoire par l'individu qui fait le récit de sa vie. C'est dans ce cadre d'autoformation que la méthode des histoires de vie a été définie par Gaston Pineau e Marie Michèle (1983), selon une formule souvent reprise, comme «procès d'appropriation de son pouvoir de formation» (p. 117). Ayant à répondre aux besoins de formation émanant de publics en demande d'emploi ou en réorientation professionnelle, les formateurs qui, les premiers, font appel à des démarches d'exploration personnalisée (Pineau; Liétard; Chaput, 1997) s'inscrivent en effet contre une définition académique et instrumentale de l'intervention formative et développent une conception globale de la formation. Un aspect essentiel de la démarche intégrative de la formation par les histoires de vie réside dans la reconnaissance, - à côté des savoirs formels et extérieurs au sujet que vise l'institution scolaire et universitaire -, des savoirs subjectifs et non formalisés que les individus mettent en oeuvre dans l'expérience de leur vie, dans leurs rapports sociaux, dans leur activité professionnelle. Ces savoirs «insus» jouent un rôle primordial dans la manière dont les sujets investissent les espaces d'apprentissage, et leur conscientisation permet de définir de nouveaux rapports au savoir et à la formation. Cette prise en compte de l'expérience individuelle s'inscrit dans une démarche globale qui associe étroitement les formés au processus formatif et les considère comme les acteurs à part entière de leur propre formation. Le pouvoir-savoir que se donne celui qui, en formant l'histoire de sa vie, se forme lui-même, doit lui permettre d'agir sur lui-même et sur son environnement, en lui donnant les moyens de réinscrire son histoire dans le sens et la finalité d'un projet (Fabre, 1994)1 1 . Selon la formule synthétique de Michel Fabre (1994, p.264), la pensée de la formation dont relève les démarches histoires de vie se donne pour objet «de comprendre et de réguler la production des formes dans l'histoire des sujets». .

Dans ce cadre général des démarches de formation par les histoires de vie (Pineau; Jobert, 1989; Pineau, 1983; Laine, 1998; Delory-Momberger, 2004)2 2 . Ces démarches ont fait l'objet de présentations développées qui dispensent de revenir longuement sur le détail de leurs mises en oeuvre. , le propos de cet article est de présenter un dispositif particulier de formation, celui des ateliers biographiques de projet, à la fois dans les principes théoriques dont il relève, dans ses modalités pratiques et dans les enjeux de formation dont il est porteur.

L'histoire de vie en formation: le sujet en projet

D'un point de vue épistémologique et méthodologique, les présupposés théoriques qui inspirent les démarches de formation par les histoires de vie peuvent être présentés synthétiquement sous deux aspects: l'un tient au statut du récit dans l'expérience que le sujet fait de lui-même à travers la production de son «histoire», l'autre à la dimension de «projet» constitutive de l' «histoire de vie» et du processus de formation (Delory-Momberger, 2003)3 3 . Les guillemets signalent ici le risque volontairement assumé que je prends en utilisant ces termes, au demeurant d'un usage courant mais rarement explicités dans nombre de pratiques de formation. Sur la thématique du projet, cf. le chapitre IV (Biographie et formation continue: l'expérience et le projet) de mon ouvrage Biographie et éducation, Paris, Anthropos, 2003. .

Le récit de vie ou l'expérience du sujet

La déclinaison de quelques formules-slogans permettra de situer la place qui est celle du récit dans la démarche de construction de l' «histoire de vie» et d'énonciation-institution du sujet.

La vie racontée n'est pas la vie

Le récit ne livre pas des 'faits', mais des 'mots': la vie racontée n'est pas la vie. Ce constat si simple, et en même temps si difficile à prendre en compte tant est forte l'illusion du réalisme du langage, mérite d'être constamment rappelé. Aucune pratique de formation ne peut prétendre reconstituer pour soi-même ce qui serait le cours factuel et objectif du vécu ; l' «objet» sur lequel travaillent les démarches de formation par les histoires de vie n'est donc pas «la vie», mais les constructions narratives qu'élaborent par la parole ou l'écriture les participants du groupe de formation lorsqu'ils sont invités à raconter leur vie. L'effet-récit a souvent été décrit, selon l'analyse et les termes de Paul Ricoeur, comme une reconfiguration, une synthèse de l'hétérogène, obéissant à un mouvement de discordance-concordance. Empruntant aux analyses de René Lourau, j'ai eu pour ma part l'occasion de décrire le récit comme un acte transductif par lequel le narrateur ressaisit, selon des processus associatifs, les espaces et les temps épars et polymorphes de son existence en un espace-temps construit et unifié (Delory-Momberger, 2000).

Seconde caractéristique du récit en tant qu'objet de langage: il se constitue dans le temps et dans l'espace d'une énonciation et d'une interrelation singulières. Loin d'être arrêté dans la forme unique que lui donnerait un passé objectivement et définitivement fixé, le récit de vie est une matière mouvante, transitoire, vivante, qui se recompose sans cesse dans le présent du moment où elle s'énonce. Arrimé au présent de son énonciation, à la fois moyen et fin d'une interaction, le récit de la vie n'est jamais 'une fois pour toutes', il se reconstruit à chacune de ses énonciations et il reconstruit avec lui le sens de l'histoire qu'il énonce. Cette histoire par définition n'est jamais 'finie', elle est soumise à l'inachèvement perpétuel ou, ce qui revient au même, appelée à un achèvement qui est toujours devant elle. Pour reprendre une nouvelle fois les termes de Paul Ricoeur (1985), l'identité narrative que se donne le narrateur par la mise en intrigue de soi-même n'est jamais qu'une figure parmi d'autres possibles, vouée à être indéfiniment reprise et révisée4 4 . L'identité narrative n'est pas une identité stable et sans faille ; de même qu'il est possible de composer plusieurs intrigues au sujet des mêmes incidents (...) , de même il est toujours possible de tramer sur sa propre vie des intrigues différentes, voire opposées. (...) En ce sens, l'identité narrative ne cesse de se faire et de se défaire (...). L'identité narrative devient ainsi le titre d'un problème autant que celui d'une solution. (Ricoeur, 1985, p. 358). .

Et dès lors, ce n'est pas tant l'histoire reconstruite de la vie qui importe en soi que le sentiment de congruence éprouvé entre moi-même et ce passé recomposé, que l'impression de convenance que cette histoire prend pour moi dans l'ici-et-maintenant où je l'énonce. Elle est l'histoire que je m'attribue et en laquelle je me reconnais, celle qui me convient et à qui je conviens, la version 'suffisamment bonne' (Winnicott, 1970; Delory-Momberger, 2002)5 5 . Le terme est repris de D.Winnicott qui désigne ainsi une mère ni particulièrement bonne ni particulièrement mauvaise mais avec laquelle l'enfant parvient à se construire. J'ai eu l'occasion de développer la notion d'«histoire suffisamment bonne» dans une contribution au colloque «Histoires familiales Identité Citoyenneté» (Lyon, 22-23 novembre 2001), reprise dans les actes du colloque sous le titre «L'écho et le silence dans le labyrinthe généalogique» in M. Lahlou (dir.), Histoires familiales Identité Citoyenneté, Lyon, L'interdisciplinaire, 2002, p. 19-30. que je me donne de ma vie.

Le sens n'est pas derrière soi

Le modèle d'intelligibilité qui inspire les pratiques biographiques contemporaines reste celui du récit de formation: le cours de la vie est conçu selon un axe progressif et linéaire et dessine une trajectoire dont il faudrait retrouver le tracé pour accéder au sens. Dans la pratique et le discours contemporains, ce modèle vectoriel se décline selon deux dimensions complémentaires: celle de la réappropriation et celle de l'identité. L'objectif de la «réappropriation de son histoire», auquel convie la plupart des formations par les histoires de vie, fait l'hypothèse qu'il y a une histoire et qu'elle a un sens, autrement dit que le sens a déjà eu lieu et que l'entreprise de formation consiste à le retrouver derrière ou sous ce qui le dissimule ou l'empêche d'advenir. La formule plus précise 'devenir le sujet de sa propre histoire' est à ce titre tout à fait significative, puisque, posant comme des évidences les deux termes du sujet et de l'histoire, elle laisse entendre que la formation a pour objet de renouer le lien entre ces deux entités reconnues comme séparées, dissociées, mais dont l'existence en tant que telle n'est pas problématisée. Le thème de l'identité (rechercher, reconnaître, trouver son identité), s'il reprend la dimension de la temporalité (se reconnaître dans une histoire), y ajoute celle de l'unification: l'identité est conçue comme le propre d'un être qui fait un avec lui-même dans le temps et dans l'espace, qui a intégré la diversité de ses appartenances, résolu ses disparités, trouvé le principe de son unification, et qui poursuit la réalisation de son être unifié dans le fil du chemin où il a reconnu sa trace.

Le terme même d'histoire de vie et les contextes dans lesquels il est utilisé (faire l'histoire de sa vie, se réapproprier son histoire) prêtent à croire que les choses sont «derrière soi», que les événements passés de la vie ont une forme et un sens en eux-mêmes, autrement dit qu'ils font histoire, et qu'il suffirait de reconstituer cette histoire pour accéder à la réalité et à la vérité d'un vécu dont le sens est resté caché, aliéné, refoulé (selon les référents théoriques que l'on se donne).

Les conceptions qui s'expriment ainsi semblent céder à une forme de réalisme psychologique en accordant la créance d'une réalité vécue à des constructions qui sont des constructions de langage et de discours.

L'histoire de la vie a lieu dans le récit

Le récit accomplit sur le matériau indéfini du vécu un travail d'homogénéisation, de mise en ordre, de fonctionnalité signifiante; il rassemble, organise, thématise les événements de l'existence, il donne sens à un vécu multiforme, hétérogène, polysémique. C'est le récit qui assigne des rôles aux personnages de nos vies, qui définit entre eux des positions et des valeurs ; c'est le récit qui construit entre les circonstances, les événements, les actions, des relations de cause, de moyen, de but ; qui polarise les lignes de nos intrigues entre un commencement et une fin, les tire vers leur conclusion; qui transforme la relation de succession des événements en des enchaînements finalisés; qui compose une totalité signifiante où chaque événement trouve sa place selon sa contribution à l'accomplissement de l'histoire racontée. C'est le récit qui fait de nous le propre personnage de notre vie, c'est lui enfin qui donne une histoire à notre vie: nous ne faisons pas le récit de notre vie parce que nous avons une histoire; nous avons une histoire parce que nous faisons le récit de notre vie.

C'est cette herméneutique en acte, conçue comme une opération de configuration, que Paul Ricoeur (1985) a décrite sous le terme de mise en intrigue6 6 . Une histoire doit être plus qu'une énumération d'événements dans un ordre sériel, elle doit les organiser dans une totalité intelligible (...) La mise en intrigue est l'opération qui tire d'une simple succession une configuration. (Ricoeur, 1983, p.102). . Mais cette opération de configuration est d'abord une opération discursive: c'est le récit, en tant que genre du discours, qui en est, non seulement le moyen, mais le lieu ; l'histoire de la vie a lieu dans le récit. Ce qui donne forme au vécu et à l'expérience des hommes, ce sont les récits qu'ils en font. Le narratif n'est donc pas seulement le système symbolique dans lequel la mise en forme de l'existence trouverait à s'exprimer : le narratif est le lieu où l'individu humain prend forme, où il élabore et expérimente l'histoire de sa vie.

Comprendre son histoire dans le texte

Dans la démarche de formation par les histoires de vie, le récit est un préalable. Comme l'a bien souligné Alex Lainé (1998), le récit est le moment premier du processus de production d'une histoire de vie. L'histoire de vie ne commence qu'avec le travail de re-flexion (de retour sur) et d'analyse accompli sur le récit. Ce travail relève d'une lecture herméneutique qui vise à repérer les lignes de force et les points d'insistance selon lesquels le récit configure le 'vécu' et à reconnaître les structures du «monde déployé dans le texte» (Ricoeur, 1985, p. 161). Comprendre, c'est se comprendre devant le texte, dit Paul Ricoeur: comprendre son 'histoire', c'est faire le travail de compréhension que réclame le texte en tant qu'il ordonne et synthétise selon les raisons d'une logique discursive un espace individuel d'expérience historique et sociale. Cette compréhension herméneutique n'est pas donnée: elle demande une distance critique et une capacité de 'lecture' dont le narrateur, pris dans son récit, ne dispose pas spontanément. C'est cet espace d'objectivation critique et de compréhension auquel donne accès la démarche de formation et que réalise collectivement le groupe de formation.

Le sujet s'institue dans le discours

On pourrait dire de l'histoire de vie telle que la construit le récit qu'elle est la fiction vraie du sujet: elle est l'histoire que le narrateur, au moment où il l'énonce, tient pour vraie, et il se construit comme sujet (individuel et social) dans l'acte de son énonciation. Si l'histoire de la vie n'est pas un déjà-là auquel donnerait accès le récit qui en est fait, elle apparaît en revanche comme un des lieux privilégiés de l'institution du sujet dans le langage. Acte de parole complexe qui institue le sujet dans le temps où il l'énonce, l'histoire de vie mérite pleinement le statut d'acte performatif que les linguistes reconnaissent aux énoncés qui effectuent l'action en même temps qu'ils la signifient (Pineau, 2000)7 7 . C'est dans ce sens que Gaston Pineau, rappelant la formulation de Benveniste: «C'est dans et par le langage que l'homme se constitue comme sujet», définit l'histoire de vie comme «une épreuve pragmatique performative» (2000, p.169). .

La question du sujet est ainsi constitutivement liée au langage, en tant que le langage est le lieu où se fabriquent à la fois et indissociablement une 'histoire' et le 'sujet' de cette histoire. Cette figure d'un soi-même que nous appelons le sujet n'est pas un donné dont on pourrait constater l'existence et dresser l'état, mais une construction toujours en acte, autrement dit un ensemble dynamique d'opérations, un processus. Le sujet ne cesse de s'instituer comme sujet, il est l'objet incessant de sa propre institution. Le Je actualisé du discours est la forme première dans laquelle s'institue le sujet: c'est le Je, qui m'inscrit à la fois comme sujet-narrateur et comme sujet-acteur de l'histoire que je raconte sur moi-même. Fiction nécessaire et toujours renouvelée, le sujet est cette figure flexible et mouvante à qui il est donné de se comprendre comme auteur de son histoire et de lui-même.

Dans l'acte du récit, le sujet se configure selon une hypothèse de lui-même qui se dégage de la multitude de possibilités qui constituent son horizon et qu'il tient provisoirement pour recevable ou 'suffisamment bonne'. Dire du sujet qu'il est une hypothèse, c'est dire qu'il permet de fonder provisoirement une figure de soi, soumise à la validation de l'expérience. A travers la succession et la diversité des expériences, le sujet-hypothèse teste et expérimente la validité de sa construction identitaire et la reconfigure à mesure.

Formabilité et projet de soi

Toute activité humaine, la plus routinière comme la plus exceptionnelle, implicite un horizon de possibilité, un espace en avant d'elle-même qui la tire à l'existence et lui donne sa finalité et sa justification. Heidegger a formulé au plus près cette relation déterminante de l'existence au futur et au possible: nous ne pouvons être ce que nous sommes qu'en projetant de l'être, nous ne pouvons accéder à aucune forme d'existence qu'en étant tournés vers notre possible, en train de l'anticiper, de le redouter, de lui céder, de l'assumer. Nous sommes constamment dans un affairement qui met aux prises notre implication dans le réel, - notre être-dans-le-monde -, et notre orientation vers le futur, - notre être-au-devant-de-soi.

Ce projet de soi primordial ne doit pas être compris comme une construction consciente, visant immédiatement des réalisations concrètes, mais comme une poussée vers l'avant, une orientation vers le futur, constitutive de l'être.

Ce projet n'a nul rapport avec un plan de conduite que l'être-là aurait inventé et selon lequel il édifierait son être: en tant qu'il est être-là, celui-ci s'est toujours déjà projeté et demeure en projet aussi longtemps qu'il est. (Heidegger, apud Ricoeur, 1986).

En ce sens, le projet de soi n'est pas objectivement saisissable : les médiations qu'il peut trouver sous forme d'accomplissements concrets ne sont que des états transitoires, substitutifs, qui ne peuvent fondamentalement ni coïncider entièrement avec lui ni l'épuiser. Si le projet de soi excède toujours les projets particuliers qui tentent de l'objectiver, il a cependant besoin de ces médiations pour se donner forme et doit trouver l'espace spatio-temporel dans lequel elles vont se déployer et se réaliser. Parmi ces réalisations, certaines engagent une temporalité longue (projets de formation, projets professionnels, projets matrimoniaux et familiaux). D'autres s'actualisent dans des attitudes qui touchent à l'image physique et mentale que l'individu a de sa forme propre, dans le rapport de 'style' ou d' 'écriture' qu'il a à lui-même, et qui lui fait adopter des postures corporelles, des façons de se vêtir, des modes de comportements qui donnent forme au sentiment qu'il a de lui-même.

Au même titre, l'acte de raconter sa vie s'inscrit dans la dynamique du projet de soi et en concrétise une forme particulière. Cependant la narrativisation du je et la démarche de rétrospection qui est propre au récit tendent à faire méconnaître ce qui constitue le véritable moteur de l'histoire, à savoir le mouvement qui la porte vers l'avant. La créance apportée à la 'réalité' du récit et l'attitude déterminative qu'elle entraîne (telle est mon histoire et cette histoire explique ce que je suis) ont pour effet de dissimuler la visée prospective qui l'anime. C'est pourtant dans cette visée première d'un être-à-venir et d'un être-pour que le je se construit comme ayant-été. Si la vie racontée est une construction de soi toujours ouverte et toujours à refaire, c'est parce qu'elle s'origine et se déploie dans l'horizon d'un pas-encore, où, pour reprendre les termes heideggeriens, il y va pour soi de soi-même.

On a pu quelquefois se représenter le récit de la vie comme une forme de bilan prospectif dressant l'état d'un rapport au possible et recherchant dans la reconnaissance du passé des repères pour l'avenir. A cette conception objectivante et gestionnaire, on pourrait opposer la conception paradoxale et dynamique de la construction prospective du passé ou, pour le dire en d'autres termes, de la maïeutique du passé par l'avenir : l'impulsion du projet de soi permet de faire advenir la perspective d'une histoire qui dessine un avenir possible et se concrétise en projets singuliers. Des voies s'ouvrent, non pas parce que le passé a été reconnu en tant que tel et pour lui-même, mais parce que la dynamique prospective a induit une histoire de soi qui n'est pas fermée sur elle-même, mais qui fait place à l'à-venir en laissant émerger des potentialités projectives. Dans le rapport d'engendrement des temporalités entre elles, ce n'est pas le passé qui accouche de l'avenir, mais la projection du possible qui est grosse d'une histoire, - d'une fiction vraie -, ouverte sur un projet de moi-même. L'histoire de vie n'est pas l'histoire de la vie, mais la fiction convenante par laquelle le sujet se produit comme projet de lui-même. Il ne peut y avoir de sujet que d'une histoire à faire et c'est l'émergence de ce sujet qui intentionne son histoire que raconte l'histoire de vie.

A quoi forment alors les histoires de vie? Dans le triangle de la formation repéré par Michel Fabre (1994), («le former 'à' de la logique didactique des contenus et des méthodes, le former 'par' de la logique psychologique de l'évolution du formé, le former 'pour' de la logique socio-économique de l'adaptation aux contextes culturels et socioprofessionnels»), les histoires de vie se situent résolument du côté du processus de changement global de la personne et du rapport du formé au savoir et à la formation. Les histoires de vie ne forment à rien qui soit de l'ordre d'un corps de savoirs constitué, d'une compétence instrumentale spécifique, d'une démarche procédurale ou conceptuelle déterminée. Les histoires de vie ne forment à rien d'autre qu'à la formabilité, c'est-à-dire à la capacité de changement qualitatif, personnel et professionnel, engendrée par un rapport réflexif à son 'histoire' considérée comme 'processus de formation'(Dominicé, 1990). La capacité de changement (la formabilité) postulée par les démarches de formation par les histoires de vie repose sur la reconnaissance de la vie comme expérience formatrice et de la formation comme structure de l'existence (Honoré, 1977 ; 1990). La démarche de formation consiste à travailler sur les représentations que les formés donnent dans leurs récits de leurs expériences de formation en réinscrivant celles-ci dans la visée d'un projet. La dimension du projet est ainsi constitutive de la démarche de formation, dans la mesure où elle instaure une relation dialectique entre le passé et l'avenir et où elle ouvre à la personne en formation un espace de formabilité.

Os ateliers biographiques de projet

Les démarches de formation conduites sous la forme d'ateliers biographiques de projet s'attachent à prendre en compte cette dimension du récit comme construction de l'expérience du sujet et de l'histoire de vie comme espace de formabilité ouvert au projet de soi.

Le cadre et les étapes d'un dispositif

La démarche de l'atelier biographique de projet inscrit l'histoire de vie dans une dynamique prospective liant les trois dimensions de la temporalité (passé, présent et futur) et vise à fonder un avenir du sujet et à faire émerger son projet personnel. Le dispositif présenté peut s'appliquer à divers secteurs de la formation des adultes, concerner des publics tant universitaires que professionnels, s'inscrire dans des actions d'orientation ou de réorientation professionnelle ou venir en accompagnement de dispositifs d'insertion. Le cadre de travail le plus favorable est celui d'un groupe n'excédant pas une douzaine de personnes. Les participants ont pris connaissance à l'avance du thème et du descriptif de la session. Les rencontres se déroulent en six étapes, selon un rythme progressif correspondant à une amplification implicationnelle qu'il est important pour chacun de contrôler.

Le premier temps est un temps d'information sur la démarche, les objectifs de l'atelier et les procédures mises en oeuvre. Le travail proposé sur «l'histoire de vie» est mis dans la perspective du projet universitaire ou professionnel qu'il devra contribuer à dégager. L'histoire personnelle est approchée comme mouvement orienté mettant en oeuvre, à travers les projets concrets qui y sont entrepris, ébauchés, réalisés ou abandonnés, un projet de réalisation personnelle qui peut prendre différentes formes: sociale, professionnelle, cognitive, existentielle, etc. Le rapport au passé est impliqué dans une anticipation et une projection de l'avenir, et la reconstruction de ce passé est grosse d'une intentionnalité plus ou moins définie. L'objectif de l'atelier est précisément de donner corps à cette dynamique intentionnelle en reconstruisant une histoire projective du sujet et en dégageant à partir de celle-ci des projets soumis au critère de faisabilité.

Sont notifiées dès cette première phase des consignes de 'sécurité' visant à responsabiliser chacun dans l'usage qu'il fait de sa parole et dans le degré de son engagement. Il s'agit d'une parole sociale, conscientisée dans le rapport à l'autre, et le formateur se doit d'attirer l'attention sur les émotions qui accompagnent certaines activités autobiographiques, afin d'éviter des 'dérapages' d'ordre thérapeutique qui déséquilibreraient le groupe et le feraient sortir de son cadre de fonctionnement et de sa finalité. L'animation du groupe consiste ici à ménager les 'entrées en contact' avec les émotions et d'appeler à la co-responsabilité de l'ensemble des participants touchant le déclenchement affectif et émotionnel. Une consigne de discrétion et de réserve est passée sur tout ce qui sera raconté au sein de l'atelier.

Le deuxième temps correspond à l'élaboration, la négociation et la ratification collective du contrat biographique. Cette phase représente un moment fondateur dans le travail autobiographique: le contrat, qui peut être passé oralement ou par écrit, est le point d'ancrage de l'atelier biographique : il fixe les règles de fonctionnement, énonce l'intention autoformative, officialise le rapport à soi et à l'autre dans le groupe comme un rapport de travail.

Ces deux premiers temps se déroulent en une journée à l'issue de laquelle la décision peut être encore prise de se retirer du groupe de travail. Un délai de deux à trois semaines est observé avant de passer aux phases suivantes.

Les troisième et quatrième temps, qui se déroulent sur deux journées, sont consacrés à la production du premier récit autobiographique et à sa socialisation. Un travail exploratoire progressif est mis en oeuvre, faisant alterner les formes d'activités en grand groupe et en sous-groupes, sur la base de supports divers: arbre généalogique, mandala, projets parentaux, blason, etc. Le formateur présente les axes précis qui orientent le récit autobiographique : on demande aux participants de retracer leur parcours éducatif en évoquant les figures personnelles (parents, adultes, pairs), les étapes et les événements (positifs / négatifs) de ce parcours dans ses multiples aspects (éducation domestique, scolaire, parascolaire, expérientielle) ; dans les reconstructions de parcours professionnels, la demande concerne les premières expériences de travail rémunéré, les figures et les rencontres qui ont exercé une influence dans les décisions professionnelles. Ce premier récit, d'environ deux pages, relève du «brouillon», de l'esquisse, et représente l'ossature de l'autobiographie à venir. Les 'histoires racontées' sont parlées (et non lues) et questionnées au sein de groupes de trois personnes (triades permettant de sortir de la relation duelle projective et favorisant l'émergence de la parole). Elles sont rapportées à la fois aux projets dont elles peuvent constituer l'empreinte dans le passé des participants et à ceux dont elles peuvent dessiner les contours pour l'avenir. La finalité de ce premier récit est de constituer une trace pour l'écriture du deuxième récit autobiographique qui fait l'objet d'une 'commande' pour la rencontre suivante deux semaines plus tard.

Le cinquième temps est celui de la socialisation du récit autobiographique. Chacun présente son récit dans le collectif et les participants posent des questions sans jamais chercher à donner d'interprétation: ce travail commun d'élucidation narrative vise à aider l'auteur à construire du sens dans son histoire de vie et les narrataires à comprendre cette histoire de l'extérieur comme ils le feraient d'un roman ou d'un film. Le narrateur est ainsi ramené a recadrer sans cesse son histoire dans la logique des contraintes narratives qui lui sont imposées de l'extérieur. Un scripteur (le scribe), choisi par le narrateur, prend en note le récit et les interventions des participants. Un temps est prévu en fin de session pour permettre à chaque scribe d'écrire à la première personne l'autobiographie de son 'auteur' et ce récit est remis à son destinateur/destinataire. Le travail de réécriture par un tiers s'inscrit de nouveau dans la perspective de cohérence narrative énoncée plus haut et 'objective' aux yeux de son auteur/acteur l' 'histoire de sa vie'. La démarche d'appropriation de son histoire, qui est commune à l'ensemble des pratiques histoires de vie, passe ici par le détour compréhensif de l'autre et la mise à distance de soi-même. A partir du script proposé, chaque participant procède alors, hors atelier, à la rédaction 'définitive' de son autobiographie, sans contrainte de longueur ni de forme.

Le sixième temps est un temps de synthèse à deux semaines de distance. Dans le cadre des triades, le projet personnel de chacun est co-exploré, dégagé et nommé. En réunion collective, chaque participant présente et argumente son projet. Une ultime rencontre intervenant un mois après la fin de la session fait le bilan de l'incidence de la formation dans le projet professionnel de chacun.

Les enjeux d'une démarche de formation

Une visée strictement formative

Il convient d'abord de clairement distinguer la démarche de formation mise en œuvre dans les ateliers biographiques de projet de ce qu'elle n'est pas: ni une 'démarche de développement personnel', ni a fortiori une action à visée thérapeutique. Les procédures d'objectivation des productions individuelles (récits oraux ou écrits) et le caractère collectif du travail sont garants de la distance critique et de la dimension de socialisation inhérentes à une démarche de formation. D'où l'insistance sur le contrat, sur le protocole, sur le caractère construit des situations mises en œuvres et des 'objets' produits dans le groupe de formation. La situation de formation mise en place dans les ateliers biographiques de projet est construite à plusieurs titres: elle l'est dans la formulation explicite de sa visée - le travail de production de l'histoire de la vie s'articule sur la définition d'un projet de formation -; elle l'est dans la démarche suivie: la méthodologie mise en oeuvre doit permettre aux participants de construire les actes et les objets narratifs qui donneront accès aux représentations qu'ils se font de leur histoire et de leurs expériences de formation; elle l'est dans le rôle reconnu au groupe de formation - la démarche de construction biographique est confortée par les modalités de fonctionnement retenues -; produit selon un protocole arrêté pour l'ensemble des participants, le récit devient le lieu d'un travail réflexif dans lequel les représentations renvoyées par le groupe jouent un rôle déterminant. Résultats de l'interaction entre les membres du groupe, les récits de vie sont le lieu d'une objectivation collective; pour ceux qui l'entourent, l'auteur du récit est identifiable à l'objet de langage qu'il construit et qu'il donne à partager aux membres du groupe de formation.

La démarche mise en oeuvre s'appuie sur deux pratiques dont la complémentarité donne à comprendre la présence de l'autre et des autres, présence à la fois personnelle et sociale, dans le mouvement de réflexivité opéré sur soi-même: celle de l'autobiographie, du travail accompli sur soi-même dans un acte de parole qui, parlé ou écrit, est toujours un acte d'écriture de soi ; celle de l'hétérobiographie, c'est-à-dire du travail d'écoute/de lecture et de compréhension du récit autobiographique tenu par un autre. L'attitude herméneutique tend à faire se rejoindre ces deux pratiques et à les considérer comme les deux aspects d'un même mouvement: la parole de soi n'est jamais purement solipsiste; elle s'accomplit dans une relation à autrui et dans l'ajustement à une situation d'interlocution particulière. De même la compréhension de la parole autobiographique de l'autre se construit dans le rapport de l'auditeur ou du lecteur à soi-même et à sa propre construction biographique.

Les procédures développées à l'endroit des récits oraux ou écrits produits dans le groupe de formation visent à faire reconnaître les motifs organisateurs, les thématisations, les procédures de valorisation et de finalisation mis en œuvre, à dégager ainsi la structure des expériences formatrices des participants, et à faire émerger un avenir de l' 'histoire de formation' construite dans le récit, sous la forme de projets soumis au principe de 'réalité'.

Le dispositif mis en oeuvre s'inscrit ainsi dans une visée strictement formative. Si les ateliers biographiques visent un effet transformateur, celui-ci n'est pas à confondre avec l'effet d'un travail introspectif réalisé dans le contexte d'une psychothérapie. Le projet de soi qu'engage le travail biographique dans le sens où nous l'entendons se développe dans le cadre de la socialisation d'un récit de vie qui postule une intelligibilité partagée du même et de l'autre: je dispose de l'expérience et de la compétence biographiques qui me permettent de comprendre l'autre et qui me permettent de me comprendre moi-même à travers l'autre. Les reconstructions opérées sont posées d'emblée comme des hypothèses au sein d'un travail collectif de narration et d'objectivation du récit de vie. Cette mise à distance, assumée comme telle dans les modalités de fonctionnement du groupe de formation, ne laisse pas de place aux émotions de type cathartique : pour reprendre la définition de Guy de Villers, elle ne fait pas appel à du psychique pour opérer sur du psychisme, mais elle induit des réactions émotionnelles socialisées dans un cadre collectif construit. Le statut déclaré des récits autobiographiques produits dans le collectif définit explicitement ceux-ci en tant que matériaux de travail pour un projet de soi professionnel. Le dispositif et les consignes de fonctionnement posent les limites du travail de formation: affirmation répétée du cadre non-thérapeutique de la formation, engagement de la parole personnelle par rapport à soi-même et aux autres, co-responsabilité du groupe et des activités qui s'y déroulent, non-assujettissement des stagiaires à l'animateur ou des stagiaires entre eux. Les frontières entre thérapie et formation sont ainsi clairement marquées et l'effort pour rester dans le cadre défini et accepté fait l'objet d'un travail permanent d'auto- et de co-vigilance de la part des participants, stagiaires et animateur.

Le pouvoir socialisateur de l'activité biographique

La pratique des ateliers biographiques de projet montre que l'efficace de l'histoire de vie dans des démarches de formation est lié constitutivement à la dimension de socialisation inhérente à l'activité biographique. J'entends ici par activité biographique l'ensemble des opérations selon lesquelles les individus inscrivent leurs expériences dans des schémas temporels orientés qui organisent mentalement leurs gestes, leurs comportements, leurs actions selon une logique de configuration narrative. Si le discours narratif constitue un mode essentiel de l'activité biographique, celle-ci s'étend également à l'ensemble des attitudes et des signes par lesquels les membres d'une société (d'une culture, d'un groupe social, d'une classe d'âge, etc.) constituent et manifestent leur être individuel : mise en scène du corps, modes d'inscription dans l'espace physique et social, comportements ritualisés, actes performatifs. Ainsi entendue, l'activité biographique n'est pas une activité épisodique et circonstancielle limitée au seul récit de la vie, mais une des formes privilégiées de l'activité mentale et réflexive selon laquelle l'être humain se représente et se comprend lui-même au sein de son environnement social et historique. L'activité biographique accomplit ainsi une double et complémentaire opération de subjectivation du monde historique et social et de socialisation de l'expérience individuelle : elle est à la fois et indissociablement ce par quoi les individus se construisent comme êtres singuliers et ce par quoi ils se produisent comme êtres sociaux. L'activité biographique apparaît en conséquence comme un processus essentiel de constitution de l'individu en société (Delory-Momberger, 2004)8 8 . Je résume ici rapidement les positions développées dans la troisième partie de mon ouvrage Histoire de vie et recherche biographique, Paris, Anthropos, 2004. .

Les situations de formation sollicitant la réflexivité biographique, telles qu'elles sont mises en œuvre dans les démarches de formation par les histoires de vie, sont des cas particuliers, - délibérés et organisés -, d'activation du processus de biographisation, par lequel les individus s'inscrivent subjectivement dans les temporalités historiques et sociales qui leur préexistent et les environnent, en actualisant et en s'appropriant subjectivement non seulement les séquences, les programmes et les standards biographiques formalisés (curriculum scolaire, curriculum professionnel, scripts d'action et scénarios) mais aussi les 'gestes', les rituels, les comportements, les codes des mondes sociaux d'appartenance. Dans la présentation de soi-même à travers le récit, l'individu se fait l'interprète de lui-même: il explicite les étapes et les champs thématiques de sa propre construction biographique. Mais il est aussi l'interprète du monde historique et social qui est le sien: il en construit les figures, les représentations, les valeurs (Demazière; Dubar, 1997), considérant que c'est dans le récit qu'il fait de ses expériences que le sujet produit les catégorisations qui lui permettent de s'approprier le monde social et d'y définir sa place, les auteurs s'assignent la tâche d'«étudier la catégorisation en acte dans le langage comme constitution d'un monde symbolique structuré rendant compte des pratiques du locuteur» (p. 81). A ce titre, le pouvoir du récit biographique, l'espace de formation auquel il ouvre, lui viennent, non pas d'un ressaisissement de l' 'être intérieur' considéré en lui-même et pour lui-même, mais de la forme historiquement et socialement construite qu'il permet de donner aux expériences individuelles, des langages partagés dans lesquels il fait entendre des histoires singulières, du lien qu'il permet de manifester et quelquefois de restaurer entre les composantes existentielles et les composantes sociohistoriques de la vie individuelle.

Ce que font apparaître les pratiques formatives par les histoires de vie, c'est la dimension socialisatrice de l'activité biographique, le rôle qu'elle exerce dans la manière dont les individus se comprennent eux-mêmes et se structurent dans un rapport de co-élaboration de soi et du monde social. Qu'elles prennent la forme de scripts d'action, de constructions mentales, d'épisodes conversationnels, de récits de vie, les 'histoires' que nous racontons sur nous-mêmes et que, pour certaines, nous adressons à d'autres, loin de nous renvoyer à une intimité inaccessible, ont pour effet d'accorder notre espace-temps individuel à l'espace-temps social, accord qui ne peut être obtenu que parce que la séquence narrative que nous construisons, dans ses formes et ses contenus, implicite une connaissance des contextes, des institutions, des pratiques, parce qu'elle met en intrigue une rationalité sociale à laquelle nous sommes mêlés, parce qu'elle est une médiation entre le monde social et nous-mêmes. Dans les multiples occasions de récit que nous offre chaque jour, tout en nous instituant nous-mêmes en tant qu'auteur (au moins narratif) des 'histoires' que nous racontons, nous ne cessons en réalité de participer à la construction de la réalité sociale en la déclinant selon les multiples motifs et intrigues qui nous lient à elle. En quelque sorte, nous ne pouvons pas faire que les histoires que nous racontons sur nous-mêmes et à nous-mêmes ne soient en même temps des histoires de société (Delory-Momberger, 2004).

C'est en prenant appui sur ce pouvoir socialisateur du récit biographique, en activant à travers des situations construites ce travail de genèse socio-individuelle caractéristique de l'activité biographique que les démarches de formation par les histoires de vie, en particulier dans le cadre des ateliers biographiques de projet, peuvent avoir un effet transformateur: d'une part en mettant à jour dans l'histoire des personnes en formation l'évolution et les composantes de leur relation à la formation, relation qui est une des formes du rapport social, pour autant que toute situation et toute action de formation relèvent de dispositifs et de modes d'intervention socialement construits; d'autre part en donnant accès à l'espace de formabilité dans lequel pourra s'inscrire la réalité d'un projet personnel et professionnel qui tienne compte tant des dispositions des individus que des conditions sociales et économiques. Une fois dégagée la virtualité du projet, c'est en effet sa faisabilité sociale, c'est-à-dire son aptitude à renouer le lien entre l'espace de formabilité de la personne et l'espace social de l'effectivité des actes, qui est à la fois le moyen et le meilleur garant de la trans-formation de la personne. Si la formation, par le travail biographique qu'elle stimule, peut mettre en mouvement cette dynamique prospective du changement en lui donnant la forme d'un projet, c'est seulement dans la réalisation de comportements et d'actes sociaux, dans la confrontation et la négociation avec les contraintes socio-économiques et professionnelles, que ce projet, en s'inscrivant dans l'espace social, trouvera sa 'réalité' et accomplira la capacité de changement du sujet.

Tant il est vrai que le 'sujet' ne change pas en lui-même et pour lui-même, mais dans la relation qu'il forme et qui le constitue avec un en-dehors, - que selon les référents que l'on se donne on appellera l'Autre, l'autrui généralisé, le social. Tant il est vrai également que l'objet de la formation est toujours en dehors de la formation elle-même, non tant dans les personnes considérées en elles-mêmes que dans la relation qu'elle permet de construire, de soutenir, d'approfondir entre celles-ci et les conditions qui font d'elles des individus sociaux.

Réferences

Christine Delory-Momberger est chercheuse franco-germaine. Actuellement elle travaille à l' Université Paris XIII attachée au Centre de Recherche Interuniversitaire Expérience, Ressource Culturelles, Éducation (EXPERICE) formé aussi par l'Universite Paris VIII. Dans les cinq dernières années sont travail est dedié, surtout, à divulguer les histoires de vie en formation et sur ce thème elle a publié plusieurs livres e articles.

  • DELORY-MOMBERGER, C. L'écho et le silence dans le labyrinthe généalogique. In: LAHLOU, M. (Dir.). Histoires familiales identité citoyenneté Lyon: L'interdisciplinaire. 2002, p. 19-30.
  • ______. L'institutionnalisation ou la fabrique du sujet. Cahiers de l'implication, n. 4 (L'institutionnalisation), hiver 2000-2001, Paris-8. 2000.
  • ______. Biographie et éducation: figures de l'individu-projet. Préface de Pierre Dominicé, Paris: Anthropos. 2003. (Col. Éducation)
  • ______. Les histoires de vie: de l'invention de soi au projet de formation. Paris: Anthropos. 1ère éd. 2000, 2ème éd. 2004.
  • ______. Biographie, socialisation, formation: comment les individus deviennent des individus. L'Orientation scolaire et professionnelle, n. 4 (Travail biographique, construction de soi et formation), CNAM/INETOP. 2004.
  • ______. Histoire de vie et recherche biographique Paris: Anthropos. 2004.
  • DEMAZIERE, D.; DUBAR, C. Analyser les entretiens biographiques: l'exemple des récits d'insertio. Nathan: Coll. Essais et Recherches. 1997.
  • DOMINICE, P. L'histoire de vie comme processus de formation Paris: L'Harmattan. 1990.
  • FABRE, M. Penser la formation Paris: PUF. 1994.
  • HONORE, B. Pour une théorie de la formation:dynamique de la formativité. Paris: Payot. 1977.
  • ______. Sens de la formation, sens de l'être en chemin avec Heidegger Paris: L'Harmattan. 1990.
  • LAINE, A. Faire de sa vie une histoire: théories et pratiques de l'histoire de vie en formation. Paris: Desclée de Brouwer. 1998.
  • PINEAU, G. Temporalités en formation: vers de nouveaux synchroniseurs. Paris: Anthropos. 2000.
  • PINEAU, G.; JOBERT, G. Histoires de vie (Tomes 2). Paris: L'Harmattan. 1989.
  • PINEAU G.; MICHELE, M. Produire sa vie: autoformation et autobiographie. Montréal: Editions coopératives Albert Saint-Martin. 1983.
  • PINEAU G., LE GRAND J.-L. Les histoires de vie Paris: PUF. 1993.
  • RICOEUR, P. Temps et récit (Tomes 3). Paris: Seuil. 1983-1985.
  • ______. Du Texte à l'action: essais d'herméneutique II. Paris: Seuil. 1986.
  • ______. L'identité narrative. Esprit (Paul Ricoeur) n. 7-8, 1988.
  • WINNICOTT, D. L'enfant et sa famille Paris: Payot, 1970.
  • Correspondence:

    Christine Delory-Momberger
    27 rue Francoeur
    75018 – Paris - FRANCE
    email:
  • 1
    . Selon la formule synthétique de Michel Fabre (1994, p.264), la pensée de la formation dont relève les démarches histoires de vie se donne pour objet
    «de comprendre et de réguler la production des formes dans l'histoire des sujets».
  • 2
    . Ces démarches ont fait l'objet de présentations développées qui dispensent de revenir longuement sur le détail de leurs mises en oeuvre.
  • 3
    . Les guillemets signalent ici le risque volontairement assumé que je prends en utilisant ces termes, au demeurant d'un usage courant mais rarement explicités dans nombre de pratiques de formation. Sur la thématique du projet, cf. le chapitre IV (Biographie et formation continue: l'expérience et le projet) de mon ouvrage
    Biographie et éducation, Paris, Anthropos, 2003.
  • 4
    .
    L'identité narrative n'est pas une identité stable et sans faille ; de même qu'il est possible de composer plusieurs intrigues au sujet des mêmes incidents (...)
    , de même il est toujours possible de tramer sur sa propre vie des intrigues différentes, voire opposées. (...)
    En ce sens, l'identité narrative ne cesse de se faire et de se défaire (...). L'identité narrative devient ainsi le titre d'un problème autant que celui d'une solution. (Ricoeur, 1985, p. 358).
  • 5
    . Le terme est repris de D.Winnicott qui désigne ainsi une mère ni particulièrement bonne ni particulièrement mauvaise mais avec laquelle l'enfant parvient à se construire. J'ai eu l'occasion de développer la notion d'«histoire suffisamment bonne» dans une contribution au colloque «Histoires familiales Identité Citoyenneté» (Lyon, 22-23 novembre 2001), reprise dans les actes du colloque sous le titre «L'écho et le silence dans le labyrinthe généalogique» in M. Lahlou (dir.),
    Histoires familiales Identité Citoyenneté, Lyon, L'interdisciplinaire, 2002, p. 19-30.
  • 6
    .
    Une histoire doit être plus qu'une énumération d'événements dans un ordre sériel, elle doit les organiser dans une totalité intelligible (...)
    La mise en intrigue est l'opération qui tire d'une simple succession une configuration. (Ricoeur, 1983, p.102).
  • 7
    . C'est dans ce sens que Gaston Pineau, rappelant la formulation de Benveniste: «C'est dans et par le langage que l'homme se constitue comme sujet», définit l'histoire de vie comme
    «une épreuve pragmatique performative» (2000, p.169).
  • 8
    . Je résume ici rapidement les positions développées dans la troisième partie de mon ouvrage
    Histoire de vie et recherche biographique, Paris, Anthropos, 2004.
  • Publication Dates

    • Publication in this collection
      21 Nov 2006
    • Date of issue
      Aug 2006

    History

    • Accepted
      22 May 2006
    • Received
      22 Feb 2006
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