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ENTREVISTA COM JEAN-MICHEL CARRIÈ

Margarida Maria de Carvalho - Est-ce que vous pouvez définir le concept d'Antiquité Tardive ?

Jean-Michel Carriè - La fortune de l'expression "Antiquité tardive" apparue à une date relativement récente répond à une double finalité: réhabiliter une période précédemment décriée et dégager les traits originaux de cette période pour en montrer les aspects positifs.

La théorie du déclin a trop facilement opposé un apogée de la civilisation antique, un supposé "âge d'or" (sous le règne mythifié de la dynastie antonine) à une période de de "décadence" qu'on a fait commencer, selon les auteurs, au milieu du IIIe siècle, à Commode, ou même, dans le cas de Montesquieu, aux guerres civiles de la fin de la République ! Le résultat, c'est que la fin de l'Antiquité, l'"Antiquité postclassique" comme on disait autrefois, était définie comme l'antichambre du Moyen Âge. C'est même là la raison pour laquelle les historiens de l'Antiquité s'en sont désintéressés, abandonnant ainsi ce champ d'étude aux médiévistes. Ces derniers ont alors expliqué la période non par ce qui la précédait, mais par ce qui la suivait, projetant en particulier sur les institutions, la société et la culture de l'Empire romain tardif des thèmes proprement médiévaux tels que la militarisation de la société, la féodalité, le servage, le corporatisme, le repli des élites de la ville vers les campagnes, la toute puissance économique de l'Église, la symbolisation antinaturaliste des arts graphiques, etc.

La mise en circulation, aujourd'hui banalisée, de l'expression "Antiquité tardive" a marqué la volonté des historiens antiquisants de se réapproprier ce champ d'étude qui leur revient légitimement, pour des raisons que nous aurons certainement l'occasion de développer dans la suite de notre entretien.

Mais puisque je parlais du Moyen Age, dont la délimitation chronologique est directement liée à celle de l'Antiquité, voyons de quelle façon il peut nous aider à raisonner sur les problèmes de la périodisation en histoire et ceux, en particulier, de l'Antiquité. Peu de temps avant sa mort, le regretté Jacques Le Goff avait dénoncé l'habitude de couper l'histoire en tranches.1 1 LE GOFF, J. Faut-il vraiment découper l'histoire en tranches? Paris: Seuil, 2014. (La Librairie du XXIe siècle). Toute sa vie de savant a été consacrée à réhabiliter le Moyen Age. Il refuse de voir dans celui-ci une période de transition, comme on le dit trop banalement et trop superficiellement. C'est une mutation en profondeur, comme il n'y en a pas eu si souvent dans l'histoire des sociétés et des civilisations. Toutefois, si le rejet du concept de "période de transition" s'impose, sa substitution par le concept de "mutation" risque de présenter le cours de l'histoire universelle comme une mutation continue. Il ne pourrait résoudre les problèmes d'identité du Moyen Age que si on situait celui-ci par rapport à deux phases de "mutation": une qui précède et une qui suit.

Margarida Maria de Carvalho - Mais vous-même, n'avez-vous pas intitulé un de vos livres "L'Empire en mutation" ?

Jean-Michel Carriè - Je peux difficilement le nier! Mais dans cette synthèse qui s'est arrêtée aux débuts de l'Antiquité tardive (jusqu'à la mort de Constantin), j'entendais définir la période comme un dosage de continuité et d'innovations et, dans mon esprit, le volume en préparation sur la période suivante étudiera la poursuite de cette mutation au delà même de la fin de l'Empire d'Occident, parce que je ne retiens pas la date symbolique de 476 (fin de l'Empire d'Occident) comme marquant la fin de l'Antiquité: c'est là un point de vue trop italocentrique. Fin de l'Empire d'Occident (seulement d'Occident) et fin du monde antique sont deux choses bien différentes. La meilleure preuve, c'est qu'en Occident l'Antiquité survit à la fin de l'Empire romain. En Orient, au contraire, c'est l'Empire romain qui survit à la fin de l'Antiquité.

L'existence d'un Empire universel comme l'Empire romain n'est pas constitutive du monde antique. Celui-ci avait connu bien d'autres formes au cours des longs siècles de son existence. À la limite, le fractionnement de l'Empire en plusieurs royaumes germaniques n'est jamais qu'un retour à la situation du IIIe siècle avant J.-C., quand divers états concentrés se partageaient la Méditerranée. Naturellement, je n'entends pas pousser plus loin la comparaison et dire que les royaumes germains du IVe siècle après J.-C. étaient semblables aux royaumes hellénistiques du IIIe siècle avant. Ce que je veux dire, c'est qu'une survie momentanée du monde antique par delà la chute de l'Empire d'Occident n'a en soi rien d'inconcevable. La preuve en est qu'après 476 Byzance n'avait jamais abandonné le projet de rétablir l'unité impériale et qu'après diverses tentatives infructueuses Justinien y est finalement parvenu.

Personnellement, je suis davantage porté à poser le problème de la périodisation en termes de continuités et de ruptures, tout spécialement dans le cas de l'Antiquité tardive. Le IIIe siècle, longtemps présenté comme le siècle de la crise, et aujourd'hui encore par beaucoup, apparaît aujourd'hui plus lié au passé - dans le prolongement duquel il s'inscrit, qu'à l'avenir, dont il n'est pas la préfiguration. On peut conserver le concept de crise à condition de l'entendre comme une rupture des équilibres précédents sans qu'aient encore été trouvées les formules de recomposition: celles qui ont guidé les grandes réformes - fiscale, monétaire, militaire - des années 285-330.2 2 Pour une délimitation des apports respectifs de Dioclétien et de Constantin, je renvoie à ma contribution "Constantin continuateur et liquidateur de l'expérience tétrarchique" prochainement publiée dans Fra Costantino e i Vandali. Convegno internazionale di studi per Enzo Aiello (1957-2013), Messina, 29-30 ottobre 2014. Ces réformes ont donné un nouveau départ à l'Empire romain et lui ont permis de se perpétuer, justifiant à la fois la singularisation des derniers siècles de l'Antiquité comme "Antiquité tardive" et leur caractérisation comme mutation de l'Empire romain au prix de laquelle celui-ci a pu connaître un nouveau départ. Dans mon esprit la mutation se poursuit ensuite par delà même la fin de l'Empire d'Occident avec laquelle je n'entends pas faire coïncider la fin de l'Antiquité, qui me paraît plus tardive et marquée, elle, par une profonde rupture. Ni les continuités à long - parfois même très long - terme, ni l'indétermination relative des moments de passage à un monde nouveau ne peuvent minimiser l'impact de ruptures décisives.

Nous n'avons pas de mal, me semble-t-il, à reconnaître un moment historique où le monde méditerranéen antique est encore globalement reconnaissable et un moment où il ne l'est plus. Dans l'entre deux, c'est le problème du verre à moitié plein ou à moitié vide et on constate une grande subjectivité dans les options personnelles des chercheurs. Dire que l'Occident européen offre à un moment M1 une image qui n'est plus reconnaissable au moment M2 ne nous dit pas à quel moment une collectivité humaine a commencé à ressembler davantage au moment M2 qu'au moment M1. C'est lorsque les éléments de rupture l'emportent indiscutablement qu'on peut dire que s'est ouverte une nouvelle période historique.

Margarida Maria de Carvalho - Mais alors, quand situez-vous cette rupture définitive qui vous fait parler de fin de l'Antiquité ?

Jean-Michel Carriè - Ce moment ne correspond à aucune date précise, par exemple tel ou tel événement isolé: bataille d'Andrinople, prise de Rome en 410, fin de l'Empire d'Occident en 476. Par contre, je suis persuadé que la fin de l'Antiquité, une fois advenue, est constatable au même moment: en Occident, les États successeurs (germaniques) tout en introduisant immédiatement certains changements radicaux, ne modifient pas le contexte général, jusqu'à un moment où la rupture l'emporte sur la continuité et, selon moi, l'élément essentiel de rupture n'est pas d'ordre politique, comme je m'apprête à le dire. Dans les années 640, la conquête musulmane en Orient et en Afrique du Nord, qui fractionne l'unité du monde méditerranéen, contraint Byzance à se replier sur l'Orient, un Orient amputé, de surcroît, et fait passer d'un Empire protobyzantin prolongeant la tradition antique à une Byzance médiévale dans laquelle ont disparu les derniers éléments de continuité avec le monde antique. Toutefois, cette chronologie n'est pas fortuite. Elle est identique parce que la cause principale de la rupture est universelle.

Margarida Maria de Carvalho - Mais quel est, selon vous, la cause principale de la rupture qui sonne l'heure de la fin du monde antique ?

Jean-Michel Carriè - Comment proposer une méthode non subjective de fixation chronologique de la mutation du modèle sociétal, fondée sur un critère suffisamment englobant? On pourrait penser à des spécificités politiques ou sociologiques, religieuses ou culturelles. À la suite de Peter Brown, le critère religieux a joué un rôle déterminant dans l'élargissement chronologique de l'Antiquité tardive, provoquant la réponse polémique d'Andrea Giardina qui a dénoncé une "Esplosione di Tardoantico". C'est un autre critère religieux, l'apparition de l'Islam, qui a conduit certains à prolonger l'Antiquité jusqu'autour de 750.

C'est toutefois une autre considération, de portée géographique plus large, que je retiendrai personnellement. Il est aujourd'hui admis par l'ensemble de la communauté des historiens de l'Empire romain que celui-ci a réalisé l'une des premières proto-mondialisations de l'histoire.

Une économie mone au sens braudélien, définie - il faut ici citer le maître - comme un "morceau de la planète économiquement autonome, capable pour l'essentiel de se suffire à lui-même et auquel ses liaisons et ses échanges intérieurs confèrent une certaine unité organique". L'existence de marchés régionaux interconnectés, le rôle joué par la monnaie comme élément intégrateur du marché, les innovations technologiques, font mieux comprendre l'incontestable développement économique du monde romain impérial. Une multitude d'études abordant l'histoire sous les aspects les plus divers et menées en toute indépendance s'accorde depuis une quinzaine d'années pour situer au VIIe siècle le passage du monde antique à un monde définitivement nouveau. C'est entre la fin du VIe siècle et la fin du VIIe siècle que disparaissent les uns après les autres les éléments constitutifs de l'économie monde antique.

Toutefois, cette mutation économique épocale nous renvoie elle-même à ce que je considère comme le facteur essentiel, qui commence seulement à ne plus être ignoré, de la fin du monde antique: je veux parler du phénomène climatique majeur, aujourd'hui établi d'une façon incontestable, qui durant les Ve et VIe siècles a affecté l'ensemble du territoire précédemment couvert par l'Empire romain: une phase d'humidité accentuée, entraînant aussi un refroidissement, qui explique les transformations agraires précédemment mises en lumière par l'archéologie rurale, c'est-à-dire, essentiellement, la rétraction des surfaces céréalières cultivées en vue de l'alimentation urbaine, l'extension des pâtures et de la forêt, l'abandon de la sélection des espèces animales, la raréfaction des produits artisanaux importés dans les campagnes. Par comparaison avec d'autres périodes historiques de refroidissement plus proches de nous et par conséquent mieux documentées (par exemple, la petite ère glaciaire de la fin du XVIIe siècle), on n'a guère de peine à imaginer les effets de cette mutation climatique: fréquence accrue des disettes, diminution de la population citadine dépendante de la commercialisation des surplus agricoles, perte d'intérêt de la société agraire pour le marché urbain. Ces effets se conjuguent avec ceux des calamités sanitaires (la première peste bubonique de l'histoire) qui à elles seules n'auraient pu saper les bases démographiques, économiques et sociétales du monde antique si, en étant favorisées par la malnutrition et les rigueurs climatiques, ces calamités n'avaient pas aggravé en retour les effets destructeurs du phénomène climatique. À son tour, l'affaiblissement économique des campagnes romaines n'expliquerait-il pas son effondrement politique et militaire face aux "barbares", et ceux-ci eux-mêmes n'ont-ils pas été affectés par les mêmes restrictions agricoles que l'Empire, les conduisant à mettre leurs espoirs de survie dans les ressources surestimées de celui-ci?

Margarida Maria de Carvalho - Mais la chronologie de cette phase climatique - essentiellement les Ve et VIe siècles - n'est-elle pas en contradiction avec celle que vous proposez pour la fin du monde antique ?

Jean-Michel Carriè - Effectivement, les signes de déclin, de repli, de crise, de régression économique et démographique s'accumulent surtout au cours des Ve - VIe siècles. Mais représentons-nous comment réagit dans un premier temps de quelle façon une construction sociale consolidée au fil des siècles cherche fait face à une crise climatique et écologique majeure: elle commence par tenter de la surmonter par des recettes puisées dans son expérience et sa tradition: ce qui est prolonger dans un registre mineur la structure existante. Par exemple, la baisse de la densité des établissements humains en Europe de l'Ouest et plus particulièrement en Gaule à partir du IVe siècle s'est intensifiée aux Ve et VIe siècles, avant que n'apparaissent de nouveaux schémas d'occupation du territoire, eux-mêmes liés à un nouveau modèle sociopolitique. Une telle agonie peut durer longtemps, jusqu'au moment où un monde nouveau se construit sur des bases étrangères à la tradition précédemment consolidée. C'est à ce moment historique, seulement, qu'on peut parler d'un nouvel âge: lorsque la rupture est consacrée globalement, même si certains pans de réalité ont déjà accompli plus tôt une mutation annonciatrice. C'est ce moment que, en accord avec une multitude de recherches sectorielles récentes, je propose de situer au VIIe siècle.

Margarida Maria de Carvalho - Qu'est-ce que vous pensez des diversités dans l'Antiquité Tardive ?

Jean-Michel Carriè - On pense en premier lieu à des diversités géographiques: une diversité selon la longitude entre l'Orient et l'Occident; une diversité selon la latitude, entre l'espace méditerranéen et l'Europe continentale. Le contraste entre Empire d'Occident et Empire d'Orient recouvre une série de diversités variées: économiques, sociopolitiques, culturelles, linguistiques et religieuses. Nombre d'entre elles préexistaient à la mondialisation romaine et ont fait leur réapparition à la faveur de la désagrégation de l'Empire unificateur. Pour se limiter au plan sociopolitique, la classe sénatoriale est infiniment plus puissante en Occident qu'en Orient. C'est donc en Occident qu'elle est capable de fragiliser le pouvoir impérial en créant des conditions de plus grande perméabilité aux offres de collaboration et de plus grandes possibilités de connivence avec les chefs, puis souverains, barbares. Ces choses sont trop connues pour que je m'y attarde.

Tout au plus, je voudrais signaler comment la particularité de certaines situations régionales même provinciales a pu porter les historiens à généraliser d'une façon illégitime. L'Italie, qui avait été pratiquement la seule à développer, entre IIe siècle avant J.-C. et Ier siècle après J.-C., le modèle de la villa esclavagiste, a connu une phase de crise de réadapttion aux IIe - IIIe siècles après J.-C. Quant à la Bretagne (je veux dire la Grande-Bretagne actuelle), elle a connu, à certains égards, une romanisation de façade. Or, ce n'est certainement pas un hasard si ce sont essentiellement les spécialistes de ces deux provinces qui ont le plus anticipé la fin de l'Antiquité, pour l'Italie parce que la crise du IIIe siècle y a été plus marquée qu'ailleurs (ce qui n'a pas empêché l'Italie de retrouver au IVe siècle une remarquable prospérité agricole); pour la Bretagne, parce que l'abandon de la défense militaire impériale y a été plus précoce qu'ailleurs, et plus encore parce que la romanisation amorcée au lendemain de la conquête a exercé pendant très peu de temps son attractivité sur la population locale: le retour des élites à la campagne, réduisant les villes à l'état d'"empty shells", n'a pas eu lieu à l'époque tardive, comme on l'avait longtemps affirmé, mais dès le IIe siècle, sans que cette désurbanisation traduise une décadence économique.

Mais je voudrais plutôt m'attarder un peu sur un autre type de diversité, chronologique celle-là, que j'appellerais diversité structurelle en ce sens que selon la structuration des diverses régions composant le monde tardoantique, certains éléments n'ont pas évolué partout au même moment. À toute époque, la réalité historique assemble et superpose des niveaux évoluant à des rythmes différents, certains dans la longue durée, d'autres dans le temps court. Je reviens un instant à mon schéma des moments M1 et M2 par lequel je posais le problème d'identification du moment à partir duquel l'image globale de M1 n'est plus reconnaissable en M2. Pour ce faire, nous devons comparer les traits spécifiques propres à chacun de ces moments. La complexité vient de ce que toutes les réalités historiques n'avancent pas au même rythme. Dans le "feuilleté" temporairement assemblé à tout moment de l'histoire,3 3 J'emprunte la métaphore du "feuilleté" à Roland Barthes qui l'appliquait aux divers niveaux du texte; l'idée d'"assemblage" aux archéologues décrivant ainsi la coexistence durant unne durée donnée de matériels archéologiques dont les dates d'apparition et de disparition sont différentes. il faut tenir compte des niveaux de réalité historique que l'on examine (économique, social, institutionnel, religieux, linguistique, culturel, etc.) et parmi lesquels certains sont à évolution rapide, d'autres à évolution lente. Selon ces divers niveaux d'analyse, la chronologie de la rupture peut donc varier considérablement

C'est lorsque les diversités de situation entre Orient et Occident deviennent moins importantes que le sort commun qui les apparente (pertes de territoire, repli de la vie sur les campagnes, militarisation de la société) qu'on peut vraiment dire que l'histoire tourne la page de l'Antiquité et que l'ensemble du monde méditerranéen s'engage dans une nouvelle ère, le Moyen Âge à proprement parler. Cependant, une fois que les mutations déjà intervenues en Occident au Ve siècle gagnent à leur tour un Orient impérial privé de sa dimension universaliste, ce rapprochement des situations entraîne de part et d'autre une réponse de type médiéval. Le modèle byzantin qui n'est pas sans exercer une influence en Occident s'adapte aux nouvelles conditions en trouvant en lui-même des solutions nouvelles parfois proches de celles qui avaient été imposées de l'extérieur au défunt Empire d'Occident. À plus long terme, l'Occident rétablit le modèle impérial auquel l'établissement des royaumes germaniques avait mis fin, mais un modèle impérial qui doit autant aux spécificités de la société barbare qu'au modèle institutionnel complexe de l'Empire romano-byzantin. Cette postérité ne tarde pas à prendre des voies différentes dans le haut moyen âge occidental et byzantin, l'Empire carolingien se trouvant rapidement divisé par le jeu des règles familiales germaniques tandis que se maintiennent en Orient les usages héréditaires romains.

Margarida Maria de Carvalho - On assiste aujourd'hui, chez certains historiens et archéologues, principalement britanniques à une réhabilitation de la présentation catastrophiste de la chute de l'Empire romain d'Occident. Qu'en pensez-vous ?

Jean-Michel Carriè - Toute théorisation prenant le contrepied d'une opinion dominante est naturellement portée à schématiser des réalités complexes. Pensons à la façon dont le primitivisme finleyen, au départ animé par une critique justifiée de l'anachronisme des modernistes, tout en se situant sur le même terrain que l'adversaire, s'est lui-même figé dans des formulations tout aussi insoutenables que celles de l'adversaire. Il en va de même du dialogue de sourds qui oppose plus qu'il ne réunit les partisans de l'irénisme philogermain et les partisans de la thèse catastrophiste, le caractère polémique de cet affrontement explique le ton péremptoire et les provocations verbales employées de part et d'autre. Nous savons bien d'autre part qu'il n'y a d'histoire que du présent, et ce débat n'y fait pas exception: en réalité, ces deux positions reflètent des préoccupations directement en rapport avec notre actualité contemporaine. D'un côté, par une juste réaction contre le cliché des "grandes invasions", on a eu raison de faire remarquer que les "barbares" se sont imposés à l'Empire en qualité de "fédérés" et se sont installés aux termes d'accords bilatéraux. Ce qui ne veut pas dire que ces Germains étaient déjà parfaitement acculturés, ainsi qu'il est devenu "politiquement correct" de les présenter. On peut difficilement faire d'eux d'aimables visiteurs, et Ward-Perkins a parfaitement historicisé le point de vue philogermanique auquel il porte la contradiction. Mais il ne s'est pas livré sur lui-même à un travail identique de mise en contexte idéologique dans l'ambiance, aujourd'hui, du Brexit. Entre ces deux positionnements extrêmes il existe d'autres possibilités, vers lesquelles vont mes préférences personnelles.

Margarida Maria de Carvalho - Est-ce à dire que vous tenez pour négligeable l'installation des "barbares" sur le sol romain et leur autonomiqsatioon par rapport à ce qu'il reste de l'Empire ?

Jean-Michel Carriè - Je peux comprendre qu'un certain conformisme bien pensant présentant les "Barbares" comme des partenaires tout à fait recommandables ait énervé plus d'un historien. Je ne vois que trop bien moi-même les enjeux idéologiques que recouvre cette démarche, sous l'apparence d'objectivité scientifique que proclament ses partisans. Nier toute violence dans le processus d'installation des barbares sur le territoire romain relève de l'angélisme. Je partage entièrement l'idée exprimée par Peter Heather selon laquelle les nouveaux États alors apparus n'étaient pas des Empires roains en miniature.

Je noterai, cependant, que l'affrontement entre philoromains et philogermains au sujet de la chute de l'Empire romain n'est pas nouveau. N'oublions pas qu'à partir du XVIe siècle et jusqu'au XIXe, il n'a cessé de nourrir la polémique entre idéologie monarchique et idéologie nobiliaire, avant d'alimenter l'antagonisme des discours nationalistes des États européens.

D'un autre côté, revenir au paradigme des "grandes invasions" ne serait certainement pas un progrès de l'analyse historique. Il y a au moins quelque chose à conserver dans la révision opérée par Walter Pohl. Lui et ses partisans ont suffisamment montré comment, à la différence des raids barbares du IIIe siècle, ce qui se passe à partir des années 380 est une installation consentie sur le territoire impérial de populations germaniques que le nouveau rapport de force ne permet plus à l'Empire romain de refuser à ceux qui le demandent. Les formes de cette installation sont diplomatiques (foedera). Mais la création de royaumes indépendants aux dépends de l'Empire ne figurait initialement dans le programme d'aucun chef barbare et le cas, tout particulièrement, de Théodoric montre comment, après avoir défendu l'Empire comme chef de guerre, il en a assuré la continuité en se coulant dans le moule de ses institutions en grande partie conservées. Cette analyse historique, qui a mis si longtemps à l'emporter sur les préjugés antibarbares de la Renaissance, je ne pense pas que l'étude des céramiques, aussi méticuleuse soit-elle, puisse la remettre en cause. Au cours des cinq dernières décennies, l'archéologie a, certes, constitué le facteur le plus puissant de renouvellement de nos connaissances historiques, en particulier dans le domaine de l'histoire économique, celui, précisément, où Ward-Perkins ne constate pas d'effondrement au IVe siècle. Encore faut-il ne pas solliciter l'archéologie hors des domaines où elle peut nous donner des indications pertinentes.

Des événements ponctuels, évitables, "résistibles" comme aurait dit Bertold Brecht, ont eu à eux seuls des effets dévastateurs: la défaite d'Andrinople en 378 (non pas par décadence de l'appareil militaire romain mais par stupidité d'un empereur n'écoutant pas son état-major): désastre plus tard aggravé par l'égoïsme de Constantinople détournât les Goths vers l'Occident pour se sauver elle-même. De même la conquête de l'Afrique par les Vandales n'était inscrite dans aucune fatalité historique, de même que François Furet a montré comment l'histoire de la Révolution française a largement été déterminée par des événements casuels, fortuits non dotés d'une fatalité intrinsèque). Que s'est-il passé ? en privant la ville de Rome de son ravitaillement, les Vandales ont créé la famine à Rome qui s'est vidée de sa population, en l'espace d'une année vraisemblablement, et lorsque le blé africain est revenu, plus tard, dans le circuit des échanges commerciaux entre Rome et les Vandales, la dépopulation de Rome était irréversible, faute d'une réaction militaire immédiate.

Margarida Maria de Carvalho - D'où peuvent, à votre avis, provenir de futurs progrès dans la connaissance de L'Antiquité Tardive ?

Jean-Michel Carriè - Le paradigme marxiste établissait la prééminence de "l'infrastructure" (l'économique) sur la "superstructure" (le social, politique, le culturel, l'idéologique). Ce n'était pas un déterminisme simplise puisqu'il admettait des actions en retour entre les deux niveaux, tout en attribuant à "l'infrastructure" le rôle déterminant "endernière instance". Pour avoir dédié à l'histoire économique et sociale du monde antique une bonne part de mes travaux, je me dissocierai difficlement de ce schéma, tout en constatant que les applications de ce paradigme ont souvent pêché par sectarisme, simplification et manque de préparation documentaire.

Il me semble, aujourd'hui, que l'économique est moins que jamais une instance autonome, à partir de l'intérêt porté récemment aux facteurs climatiques et de l'environnement. J'ai déjà exprimé mon choix de la mutation climatique comme élément essentiel d'explication de la rupture historique qui a mis fin au monde antique. Cet intérêt pour un nouvel objet historique directement lié à nos préoccupations actuelles - "il 'y a d'histoire que du présent", me faut-il répéter - a su créer ses méthodes d'investigation: analyse des carottes glaciaires, dendrochronologie, études des pollens trouvés dans les stratigraphies datées, archéologie des bordures fluviales et littorales, étude des ossements humains et animaux, etc., etc., placent l'archéologie au premier rang des sources de renouvellement de nos connaissances concernant l'Antiquité en général, l'Antiquité tardive en particulier, pour laquelle un consensus commence à s'imposer concernant la chronologie des vicissitudes climatiques.

Je me limiterai à deux domaines de recherche. Tout d'abiord, l'archéologie funéraire: les tombes mérovingiennes révèlent des individus chétifs, précocement décédés, affaiblis par la maladie et la malnutrition, signe d'une baisse certaine des niveaux de vie. Cela se voit même à la taille des bovins qui revient à la norme des temps préhistoriques; autant de manifestations des effets du refroidissement climatique. Second domaine, l'archéologie des niveaux hydrologiques anciens: les phases d'alluvionnement accru signalent une pluviosité en forte augmentation; de même, l'abandon des terres lourdes privilégiées par l'architecture en période sèche. Et si c'était ce même refroidissement qui avait poussé les peuples germaniques à quitter leurs territoires à tendance naturellement marécageuse et des sols froids devenus encore moins productifs dans l'espoir que plus au sud la nature demeurait plus clémente?

En retour, ces nouvelles données archéologiques, qui montrent le renouvellement des objectifs et des méthodes de cette discipline scientifique, permettent de relire sous des éclairages nouveaux les textes connus depuis toujours, par exemple le "diluvium" de Paul Diacre. Le croisement de ces divers angles d'approche estd'une valeur nestimable pour reconstituer le fonctionnement du cercle vicieux mettant en jeu refroidissement, chute des récoltes, famine, mortalité, maladies, désorganisation des cadres sociaux.

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    LE GOFF, J. Faut-il vraiment découper l'histoire en tranches? Paris: Seuil, 2014. (La Librairie du XXIe siècle).
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    Pour une délimitation des apports respectifs de Dioclétien et de Constantin, je renvoie à ma contribution "Constantin continuateur et liquidateur de l'expérience tétrarchique" prochainement publiée dans Fra Costantino e i Vandali. Convegno internazionale di studi per Enzo Aiello (1957-2013), Messina, 29-30 ottobre 2014.
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    J'emprunte la métaphore du "feuilleté" à Roland Barthes qui l'appliquait aux divers niveaux du texte; l'idée d'"assemblage" aux archéologues décrivant ainsi la coexistence durant unne durée donnée de matériels archéologiques dont les dates d'apparition et de disparition sont différentes.

Datas de Publicação

  • Publicação nesta coleção
    2016

Histórico

  • Recebido
    18 Abr 2016
  • Aceito
    30 Maio 2016
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