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La construction du risque de sida: une application du concept freudien de construction au domaine de la prévention1 1 Cette recherche a été effectuée dans le cadre d’un doctorat de psychologie, à l’Université Rennes 2. Elle a bénéficié d’un financement doctoral du Comité Scientifique et Médical de Sidaction (second financeur français de la recherche biomédicale et en sciences humaines pour la lutte contre le sida, et premier récolteur associatif de fonds pour la lutte contre le sida). Le titre de la thèse est : Les prises de risque sexuel liées au VIH-sida chez les homosexuels masculins: paris inconscients et logique fétichiste du désir (2012, Université Rennes 2). L’auteur remercie le Comité Scientifique et Médical de Sidaction.

A construção do risco de AIDS: uma aplicação do conceito freudiano de construção ao campo da prevenção

The construction of the AIDS risk: application of the Freudain concept of construction to the field of prevention

La construcción del riesgo de SIDA: una aplicación del concepto freudiano de construcción al campo de la prevención

Abstracts

Cet article identifie les points communs et différences conceptuelles du terme de “construction” selon qu’il est utilisé en sociologie ou en psychanalyse, dans les études portant sur les prises de risque sexuel liées au VIH/sida chez les homosexuels masculins. Il se base sur une analyse du discours épidémiologique en santé publique, sur la notion de “construction sociale” du risque de sida, puis sur l’étude du texte freudien “Constructions dans l’analyse”. L’exemple d’un cas montre comment le risque de sida peut faire l’objet d’une construction psychique et sociale contribuant à la prévention.

Mots-clés
Prévention; construction; sida; homosexualité


Este artigo identifica os pontos em comum e as diferenças conceituais do termo “construção”, conforme é usado na sociologia ou na psicanálise, em estudos sobre comportamentos sexuais de risco relacionados ao HIV/AIDS entre homossexuais masculinos. Baseia-se na análise do discurso epidemiológico em saúde coletiva, na noção de “construção social” do risco de AIDS, em seguida no estudo do texto freudiano “Construções em análise”. O exemplo de um caso mostra como o risco de AIDS pode ser objeto de uma construção psíquica e social contribuindo para a prevenção.

Palavras-chave
Prevenção; construção; AIDS; homossexualidade


This article identifies the commonalities and conceptual differences of the term “construction” according to whether it is used in sociology or psychoanalysis in studies on sexual risk-taking linked to HIV / AIDS in homosexual men. It is based on the analysis of the epidemiological discourse in public health, on the concept of “social construction” of the AIDS risk, then on the study of the Freudian text “Constructions in analysis”. A case example shows how the AIDS risk may be psychically and socially constructed in a way that contributes to prevention.

Keywords
Prevention; construction; AIDS; homosexuality


Este artículo identifica los puntos en común y las diferencias conceptuales del término “construcción” según se utilice en sociología o en psicoanálisis, en estudios sobre la asunción de riesgos sexuales relacionados con el VIH/SIDA entre hombres homosexuales. Se basa en un análisis del discurso epidemiológico en salud pública, en la noción de “construcción social” del riesgo de SIDA, luego en el estudio del texto freudiano “Construcciones en análisis”. El ejemplo de un caso muestra cómo el riesgo de SIDA puede ser objeto de una construcción psíquica y social que contribuya a la prevención.

Palabras clave
Prevención; construcción,SIDA; homosexualidad


L’objet psychique est incomparablement plus compliqué que l’objet matériel de celui qui pratique des fouilles, et notre connaissance n’est pas assez préparée à ce que nous devons trouver, parce que la structure intime

de son objet recèle encore beaucoup de mystère.

(Freud, 1937/2010Freud, S. (2010). Konstruktionen in der analyse. trad. fr. Constructions dans l’analyse. In S. Freud, Œuvres complètes, XX, 1937-1939 (pp. 57-73). Presses Universitaires de France. (Trabalho original publicado em 1937)., p. 260).

Introduction

Dans “Constructions dans l’analyse’’ publié en 1937, Freud remarque que “l’on entend (…) peu parler de ‘‘constructions’’ dans les présentations de la technique analytique’’ (Freud, 1937/2010Freud, S. (2010). Konstruktionen in der analyse. trad. fr. Constructions dans l’analyse. In S. Freud, Œuvres complètes, XX, 1937-1939 (pp. 57-73). Presses Universitaires de France. (Trabalho original publicado em 1937)., p. 64). Des recherches ont jusqu’à récemment réactualisé cette notion, notamment dans le courant lacanien (Miller, 1994Miller, J.-A. (1994). Marginalia de “Constructions dans l’anal”. Cahier de l’ACF-VLB, III, 4-30.). La “construction’’ est aussi un concept utilisé par les sociologues constructivistes, mais son sens est différent de celui élaboré par Freud. La thèse selon laquelle il n’y a pas de “réalité’’ mais une “construction sociale de la réalité’’ (Berger & Luckmann, 1966Berger P., & Luckmann, T. (1966). The social construction of reality. A treatise in the sociology of knowledge. New York.) a en particulier été mobilisée dans le champ des études sur les prises de risque sexuel liées au VIH/sida chez les homosexuels masculins (Calvez, 2001Calvez, M. (2001). Le risque comme ressource culturelle dans la prévention du sida. In J.-P. Dozon, & D. Fassin (Orgs.), Critique de la santé publique. Une approche anthropologique (pp. 127-144). Balland., 2004Calvez, M. (2004). La prévention du sida. Les sciences sociales et la définition des risques. Presses Universitaires de Rennes.; Girard, 2013Girard, G. (2013). Les homosexuels et le risque du sida. Individu, communauté et prévention. Presses Universitaires de Rennes.).

Considérer que le risque de sida relève d’une construction sociale a permis aux sociologues d’étudier les logiques préventives des individus et groupes épidémiologiques les plus exposés au risque, et notamment les homosexuels masculins dans la mesure où cette “population’’ (d’un point de vue épidémiologique) est la plus touchée par l’épidémie.1 1 Rappelons brièvement qu’en France le contexte de l’épidémie de sida est marqué par un nombre de contamination annuelle par le VIH chez les homosexuels masculins qui ne décroît pas (sauf en 2020-21 durant la période d’épidémie de COVID, probablement en raison du confinement qui a limité les contacts). Il faut en outre rappeler que malgré les avancées scientifiques et une biomédicalisation croissante de la prévention, le sida demeure un risque puisqu’il n’existe pas de traitement permettant d’éradiquer complètement virus de l’organisme. En France comme dans la plupart des pays démocratiques, le paradigme de la lutte contre le sida et de la prévention est basé sur les notions de gestion et de réduction des risques, l’objectif n’étant pas de viser un risque nul mais d’abaisser au maximum le seuil d’infectiosité au niveau individuel et populationnel. La thèse selon laquelle le risque de sida fait l’objet d’une construction sociale a été élaborée en réponse aux études comportementalistes portant sur les déterminants du risque et l’identification des facteurs de risque (Bajos, Bozon & Giami, 1995Bajos, N., Bozon, M., & Giami, A. (1995). Sexualité et sida. Recherches en sciences sociales. ANRS.). En complément de l’analyse épidémiologique et sociologique, la psychopathologie clinique orientée par la psychanalyse en France a également contribué à spécifier le rapport des individus au sida, en investiguant les logiques inconscientes des prises de risque (Bonny & Sauvagnat, 2013Bonny, P., & Sauvagnat, F. (2013). Les prises de risque liées au VIH/sida chez les homosexuels masculins: synthèse des recherches psychologiques et sociologiques, perspectives cliniques. Évolution Psychiatrique, 78(3), 425-449.; Bonny & Grollier, 2016Bonny, P., & Grollier, M. (2016). Sida et psychanalyse en France: synthèse des recherches, 1985-2015. Bulletin de psychologie, 69(4), 317-327.).

Ainsi, la prévalence de l’approche épidémiologique en santé publique a permis l’élaboration des stratégies de prévention à grande échelle.2 2 La santé publique produit un discours normatif sur le risque à destination de la population; elle définit les pratiques et établit les conduites que les individus doivent adopter en matière de prévention. Elle leur donne ainsi un point de repère clair, leur permettant de différencier ce qui est risqué de ce qui ne l’est pas. Sur ce point précis, la santé publique n’a pas à être remise en cause car elle est absolument nécessaire à la prévention (si tant est qu’elle soit également efficiente, ce qui suppose qu’elle s’inscrive dans un cadre démocratique, donnant égalitairement accès au matériel préventif et laissant aux individus la responsabilité de se protéger). Puis, les analyses sociologiques constructivistes ont mis en évidence les logiques sociales d’exposition au risque d’individus et de groupes sociaux qui ne suivent pas nécessairement la définition institutionnelle des risques. Enfin, la psychanalyse a montré que la non compliance aux recommandations de santé publique ne relève pas seulement des modes d’affiliation communautaire des individus et d’un désajustement entre ces communautés et la santé publique, mais que les prises de risque relèvent aussi de la logique de l’inconscient.

Comme nous l’avons indiqué dans une étude bibliographique, les cures analytiques et plus largement les entretiens cliniques orientés par la psychanalyse (dans le cadre de psychothérapies ou de dispositifs de recherche) permettent aux patients de repérer ce qui peut les conduire à s’exposer au risque de sida, et en conséquence à faire le choix de limiter leurs prises de risque (Bonny, 2018Bonny, P. (2018). Le sida fétiche. Une approche psychanalytique de la prévention auprès de sujets gays. Presses Universitaires de Rennes.). L’on peut en déduire que dans ces cures, psychothérapies et entretiens cliniques, le risque de sida a fait l’objet de constructions (au sens freudien de la notion donc, et pas au sens sociologique), et que ces constructions ont contribué à la prévention. Or, à notre connaissance, la “construction’’ n’a jamais été étudiée dans la littérature psychanalytique sur le sida.

Nous proposons donc de réaliser l’application de cette notion au domaine du sida, à partir de l’exemple d’un cas qui exemplifie: d’une part la manière dont le risque de sida est constructible dans des entretiens cliniques orientés par la psychanalyse, et d’autre part les effets d’une telle construction en terme de prévention. A partir de cet exemple nous situons des points communs et différences épistémologiques entre le concept psychanalytique de “construction’’ et la “construction’’ telle qu’elle est utilisée en sociologie constructiviste, ce qui représente un intérêt à la fois épistémologique, théorique, mais aussi historique et pratique du point de vue de la prévention. Pour le mettre en évidence, il nous faut d’abord identifier les origines épidémiologiques de la notion de risque.

Le paradigme épidémiologique et statistique en santé publique

Comme le rappelle Giroux (2010)Giroux, E. (2010). Facteurs de risque et causalité en épidémiologie. In G. Lambert, & M. Silberstein (Orgs.), Matière première. Épistémologie de la médecine et de la santé, I, 9-28., c’est l’enquête de cohorte de “Framingham” (1948, Etats-Unis) qui marque le point de départ de l’épidémiologie moderne, avec les débuts de l’utilisation de techniques statistiques et du concept de “facteur de risque” pour l’étude des maladies cardiovasculaires. Dès lors ont pu être identifiés les “comportements à risques’’ de ces maladies, comportements considérés comme spécifiques à certains individus et groupes sociaux, dont on pouvait ainsi identifier les “styles de vie’’ (Berlivet, 2001Berlivet L. (2001). Déchiffrer la maladie. In J.-P. Dozon, & D. Fassin (Orgs.), Critique de la santé publique. Une approche anthropologique (pp. 75-102). Balland., p. 101). Par la suite, la notion de “facteur de risque’’ se généralise dans les années 1970 (Giroux, 2010Giroux, E. (2010). Facteurs de risque et causalité en épidémiologie. In G. Lambert, & M. Silberstein (Orgs.), Matière première. Épistémologie de la médecine et de la santé, I, 9-28.), la maladie acquiert une représentation probabiliste et comportementale de sa causalité. Les méthodes initialement utilisées pour l’étude des maladies dégénératives se verront par la suite appliquées à l’étude des pathologies transmissibles chroniques, dont le sida.

La première hypothèse relative à cette maladie est une déficience immunitaire due à la combinaison de deux facteurs (la pénétration anale pratiquée avec un grand nombre de partenaires du même sexe et l’utilisation de poppers3 3 Substance vasodilatatrice produisant un sentiment d’euphorie et de relaxation, utilisé dans le cadre d’usages récréatifs et sexuels. ), puis “la récurrence des cas chez des homosexuels et l’analyse des contacts qui relient certains des malades entre eux permettent vers la fin de 1981 de passer de l’hypothèse d’une dysfonction immunitaire à celle d’agents sexuellement transmissibles auxquels cette population serait exposée. La question de la transmission commence alors à se former, bien avant que l’agent de cette transmission soit identifié par la recherche rétrovirale’’ (Calvez, 2004Calvez, M. (2004). La prévention du sida. Les sciences sociales et la définition des risques. Presses Universitaires de Rennes., p. 98). Calvez note que l’association ainsi formée “établit une représentation en termes de facteurs de risques se rapportant à des groupes définis à partir de comportements’’ (Ibid., p. 101). Mais “ces variables ont un statut ambigu, ajoute-il, car elles ne font pas la part entre des phénomènes sociaux qu’elles expriment et des phénomènes biologiques dont elles ne sont qu’une traduction’’ (Ibid., p. 102).

Dès 1982, Goldberg avait déjà montré que le schéma expérimental emprunté par l’épidémiologie peut s’avérer inadéquat à l’étude de la dimension sociale des problèmes de santé. Il remarque que considérer les segments de la population étudiés comme des unités statistiques indépendantes occulte les rapports sociaux structurant les comportements et les modes de vie. De plus, la coupure dans le temps opérée par l’analyse statistique ne permet pas de saisir la logique historique des comportements sanitaires d’une population (Goldberg, 1982Goldberg, M. (1982). Cet obscur objet de l’épidémiologie. Sciences sociales et santé, I, 55-110., p. 66). En outre, indique Goldberg, l’épidémiologie n’a pas de modèle permettant d’expliquer le mécanisme de la liaison observée entre le facteur et le phénomène étudié. En effet, les probabilités ne peuvent pas établir que la présence de la cause fait apparaître l’effet, elles sont seulement en mesure d’évaluer que l’effet existe plus souvent en présence de la cause. De fait, la cause elle-même acquiert une dimension probabiliste en épidémiologie. De plus, comme l’a noté Berlivet (2010)Berlivet, L. (2010). Épidémiologie. In D. Fassin, & B. Hauray (Orgs.), Santé publique. L’état des savoirs (pp. 35-44). La Découverte., la focalisation de la recherche sur les facteurs tend à réduire l’explication aux “comportements à risque’’, et à occulter les déterminants pratiques de la santé qui relèvent en grande part d’enjeux et de décisions politiques (ces déterminants sont définis comme étant: l’environnement, le contexte socio-économique, le système de santé, et la biologie humaine).

Dans la mesure où la statistique et le calcul des probabilités constituent l’instrument principal de l’épidémiologie qui elle-même est la discipline basale de la santé publique, on peut comprendre pourquoi la santé, comme le notait Berlivet (2010)Berlivet, L. (2010). Épidémiologie. In D. Fassin, & B. Hauray (Orgs.), Santé publique. L’état des savoirs (pp. 35-44). La Découverte., a été à la fin du siècle dernier reproblématisée dans la catégorie du risque, et comment par conséquent l’objectif de santé est devenu une des normes les plus prééminente et protéiforme. Fassin et Dozon (2001)Fassin, D., & Dozon, J.-P. (2001). L’universalisme bien tempéré de la santé publique. In J.-P. Dozon, & D. Fassin (Orgs.), Critique de la santé publique. Une approche anthropologique (pp. 7-19). Balland. relèvent ainsi que “l’identification d’un facteur de risque ne procède pas simplement d’une mise en statistique du réel, elle implique également des présupposés à travers lesquels le monde social est déchiffré et interprété’’ (Fassin & Dozon, 2001Fassin, D., & Dozon, J.-P. (2001). L’universalisme bien tempéré de la santé publique. In J.-P. Dozon, & D. Fassin (Orgs.), Critique de la santé publique. Une approche anthropologique (pp. 7-19). Balland., p. 8). Dans l’ouvrage collectif “Critique de la santé publique’’ les deux auteurs partent d’un constat empirique, celui de la persistance et de l’aggravation des inégalités sanitaires en France. C’est un problème tangible qui les amène à questionner non pas tant l’inefficacité de la santé publique, que l’irrégularité de son efficacité. Selon les auteurs, ces inégalités et ces irrégularités ne peuvent pas être simplement imputées à une supposée ignorance dans laquelle se tiendraient les populations, irrespectueuses des vérités qu’énoncerait la santé publique sur la bonne conduite de l’existence.

Comme le remarque en ce sens Calvez (2004)Calvez, M. (2004). La prévention du sida. Les sciences sociales et la définition des risques. Presses Universitaires de Rennes. à propos du VIH,

les enquêtes quantitatives disponibles (…) montrent que les individus ont, de façon générale, une bonne connaissance des modes de transmission du virus (…) et qu’ils connaissent l’efficacité du préservatif comme moyen de protection. [Mais] malgré leur connaissance des dangers associés au sida, certains individus ne se conforment pas aux demandes de la prévention et continuent d’avoir des conduites qui les exposent au risque de transmission. Sous cet angle, les actions de prévention sont inefficaces. (p. 134)

Or, Calvez relève que “ce paradoxe (…) repose sur l’idée d’une nécessaire continuité entre la diffusion d’une information publique et la formation de conduites privées’’ (Ibid., p. 134).

Fassin et Dozon (2001)Fassin, D., & Dozon, J.-P. (2001). L’universalisme bien tempéré de la santé publique. In J.-P. Dozon, & D. Fassin (Orgs.), Critique de la santé publique. Une approche anthropologique (pp. 7-19). Balland. proposent d’analyser le décalage entre les préconisations de la santé publique et la réalité sanitaire à l’aune des différences et des interactions entre les codes culturels de la santé publique et les codes culturels des populations. En ce sens, Fassin (2001)Fassin, D. (2001). Au cœur de la cité salubre. La santé publique entre les mots et les choses. In J.-P. Dozon, & D. Fassin (Orgs.), Critique de la santé publique. Une approche anthropologique (pp. 47-73). Balland. remarque que “la santé publique se caractérise par la croyance, obligatoirement partagée parmi ceux qui s’en réclament, en une valeur commune : la santé comme bien public’’ (p. 53). Or, il s’agit là d’un ordre social des valeurs, qui en tant que tel n’est pas nécessairement (ou pas entièrement) partagé par les individus à qui s’adressent les dispositifs de prévention (Fassin & Dozon, 2001Fassin, D., & Dozon, J.-P. (2001). L’universalisme bien tempéré de la santé publique. In J.-P. Dozon, & D. Fassin (Orgs.), Critique de la santé publique. Une approche anthropologique (pp. 7-19). Balland., p. 19).

Dozon (2001)Dozon, J.-P. (2001). Quatre modèles de prévention. In J.-P. Dozon, & D. Fassin (Orgs.), Critique de la santé publique. Une approche anthropologique (pp. 23--46). Balland. approfondit cette hypothèse. Il note que dans le modèle social-libéral, la prévention enjoint les individus à devenir des acteurs responsables de leur santé, en objectivant leur corps et les risques auxquels celui-ci peut être exposé. Dozon note que cela s’inscrit dans “un vaste mouvement de médicalisation (…) sous la forme d’une normalisation accrue’’ (p. 43). Or, cette normalisation n’est, à l’échelle de l’individu, pas si facilement rationalisable, remarque Dozon. L’on peut en effet désirer se conformer tout en voulant échapper ou résister à ce mode de subjectivation, estime-t-il. Il en donne l’exemple à partir de la prise de risque liée au sida: entre l’absence totale de prise de risque, et un usage non systématique du préservatif, Dozon situe “un espace de conduites pragmatiques qui ne sont ni strictement rationnelles, ni davantage irrationnelles’’ (p. 43). Bien plutôt révèlent-elles, affirme Dozon “toute la variété des manières d’être en situations concrètes et toute l’équivocité des affects’’ (p. 43). Au fond, estime-t-il, “la rationalisation des comportements par la biomédecine ne peut qu’éprouver ses limites au lieu où la vie de chacun, comme de tous, n’est aucunement réductible au champ du savoir’’ (p. 44). Plus encore, Dozon remarque que l’intériorisation des normes de santé publique “apporte elle-même son lot d’inquiétudes et de malaise’’ car structurellement “elle est impuissante à réaliser une ‘‘santé parfaite’’, et à forclore radicalement la mort’’ (p. 45).

Goldberg considérait déjà en 1982 que l’épidémiologie statistique avait acquis un pouvoir extrêmement fort. Dans son article, il l’explique ainsi: comme la médecine moderne, l’épidémiologie a établi son fondement scientifique et sa force de normalisation, en séparant la maladie de l’homme malade et en la portant à l’échelle de la population. Or, comme Fassin et Dozon (2001)Fassin, D., & Dozon, J.-P. (2001). L’universalisme bien tempéré de la santé publique. In J.-P. Dozon, & D. Fassin (Orgs.), Critique de la santé publique. Une approche anthropologique (pp. 7-19). Balland. le remarquent, “en tant qu’évènement, la maladie survient toujours dans un contexte particulier au sein duquel elle prend sens. De même, en tant que possibilité, le risque se produit toujours dans une situation concrète qui le détermine en large part’’ (p. 17). Les auteurs estiment donc que la médecine et l’épidémiologie “[ne peuvent] se contenter d’appliquer des modèles cognitifs simplifiés dans lesquels une attitude ou une conduite se déduisent d’une connaissance’’ (p. 17). Sinon, elles “[perdent] tout moyen de comprendre l’expérience qu’a le patient de sa maladie ou l’individu de sa prise de risque’’ (p. 17). La réponse des sociologues français pour dépasser cette aporie est de considérer que le risque fait l’objet d’une construction sociale.

La construction sociale du risque de Sida

En ce qui concerne plus spécifiquement le risque de sida et les études réalisés dans ce domaine en France, Giami (1995)Giami, A. (1995). Débats. Des partenaires et des pratiques. In N. Bajos, M. Bozon, & A. Giami (Orgs.), Sexualité et sida. Recherches en sciences sociales (pp. 81--94). ANRS. remarque la prévalence de “l’orientation épidémiologique’’, et le fait que celle-ci “provoque aussi un point aveugle sur d’autres aspects qu’on ne traite pas’’ (p. 81). Bajos et Ludwig (1995)Bajos, N., & Ludwig, D. (1995). Risque construit et objectivation du risque: deux approches de l’adaptation au risque de transmission sexuelle du Sida. In N. Bajos, M. Bozon, A. Giami (Orgs.), Sexualité et sida. Recherches en sciences sociales (pp. 199-220). ANRS. proposent de distinguer les études selon la manière dont sont posés les termes du décalage entre connaissance et comportement, et dont conséquemment vont être analysés les “déterminants’’ du risque (p. 200).

La première conception qu’ils exposent est celle où la définition institutionnelle et technique, issue des connaissances épidémiologiques, est considérée comme un postulat pour l’analyse. On y retrouve la démarche classique en épidémiologie, qui considère que les individus sont exposés au risque, et qui se donne comme objet de recherche les déterminants psychologiques et sociaux conduisant à cette exposition. Ce sont donc les écarts au comportement préventif (quels que soient les critères de prévention retenus) qui vont constituer la variable à expliquer. Les auteurs relèvent toutefois deux implicites dans ce type d’études. Ils notent d’abord que la santé y est postulée comme un bien en soi devant être conservé prioritairement. Deuxièmement, le risque y est appréhendé en termes de “tout ou rien’’ (s’exposer au risque ou non) et réfère donc implicitement à une norme de risque nul ou absolu.

Or, remarquent Bajos et Ludwig (1995)Bajos, N., & Ludwig, D. (1995). Risque construit et objectivation du risque: deux approches de l’adaptation au risque de transmission sexuelle du Sida. In N. Bajos, M. Bozon, A. Giami (Orgs.), Sexualité et sida. Recherches en sciences sociales (pp. 199-220). ANRS., “une prévention se donnant comme objectif, ne serait-ce qu’implicitement, d’atteindre un risque nul ne correspond à aucune réalité psychologique, sociale, ni même épidémiologique’’ (p. 211). La notion même de risque, dans sa dimension probabiliste, est en effet nécessairement relativiste. Comme l’exemplifie Calvez (2004)Calvez, M. (2004). La prévention du sida. Les sciences sociales et la définition des risques. Presses Universitaires de Rennes., “l’exposition au risque de transmission sexuelle du VIH peut être définie comme une série de situations marquées par des risques différents et qui se conditionnent les uns les autres’’ (p. 110). Le sociologue souligne en effet qu’un individu n’est jamais subitement exposé au risque de sida, mais que ce sont des choix et des évènements qui peuvent l’y exposer. Calvez le représente ainsi : il faut d’abord rencontrer un partenaire, qui peut être ou ne pas être contaminé, qui peut le savoir ou ne pas le savoir, le dire ou ne pas le dire, etc.

Ainsi, la seconde conception du risque identifiée par Bajos et Ludwig a pour objet d’analyse la construction d’une définition du risque par les individus. Dans cette démarche, sont étudiées les logiques qui amènent les individus à construire le risque comme une éventualité les concernant. Le risque n’y est donc pas considéré comme une donnée préalable à l’expérience sociale des individus, mais plutôt comme faisant l’objet d’une élaboration et d’une définition en fonction de l’expérience et de l’identité sociale et personnelle des individus.

Calvez, Schiltz et Souteyrand (1996)Calvez, M., Schiltz, M.-A., & Souteyrand, Y. (1996). Les homosexuels face au sida. Rationalités et gestions des risques. ANRS. ont exploré cette voie pour analyser les stratégies de gestion des risque et les rationalités des homosexuels face au sida. Ils rappellent que le risque nul est une utopie car, “sauf à se retirer du monde et à mener une vie d’ascète, aucune situation réelle n’assure une protection totale’’ (p. 9). De ce fait, le risque n’est pas une composante exceptionnelle mais une composante ordinaire de l’existence des individus, qui sont dès lors amenés à élaborer des réponses l’intégrant. Les auteurs notent qu’en raison de la diffusion du VIH chez les homosexuels masculins, cet enjeu est particulièrement important. Les réponses apportées par les individus peuvent en effet se traduire par des conduites d’exposition au risque, dont ne peut rendre compte un modèle simpliste de rationalité. C’est sur ce point que les sciences sociales constituent une contribution légitime à la prévention: elles soulignent que “la rationalité des conduites doit être recherchée dans des faisceaux de relations plus complexes que la seule confrontation aux normes de la prévention’’ (p. 8).

Calvez et coll. estiment donc que la prévention doit “dépasser la simple prescription de valeurs et de règles’’, afin de “considérer la possibilité pour l’individu de se constituer comme sujet et non simplement comme cible d’une prévention’’ (p. 9). Cet enjeu est d’autant plus important que, soulignent les auteurs, les homosexuels masculins sont a priori particulièrement “identifiés à l’incertitude et au danger que représente la pathologie’’ (p. 6). Calvez et coll. notent en effet qu’en passant dans le discours social, la détermination de “groupes à risque’’ a perdu sa dimension probabiliste, et dans un glissement de sens a pris la signification d’un danger lié à une identité sociale spécifique située aux marges de la collectivité.

Dans un chapitre de l’ouvrage “Critique de la santé publique’’, Calvez (2001)Calvez, M. (2001). Le risque comme ressource culturelle dans la prévention du sida. In J.-P. Dozon, & D. Fassin (Orgs.), Critique de la santé publique. Une approche anthropologique (pp. 127-144). Balland. explique que si le risque trouve une définition initiale dans l’épidémiologie, la mise en œuvre de politiques de prévention le fait passer dans le domaine des relations sociales et des représentations culturelles. Ainsi la notion de “facteurs de risque’’ associée à celles de “conduites à risque’’ et de “groupes à risque’’ glisse au registre de l’identité sociale, faisant du risque un “marqueur social’’ du danger (p. 131). Calvez explique en effet qu’un tel “jugement engage une procédure d’accusation sociale qui conduit à désigner des acteurs ou des conduites susceptibles de mettre en danger la communauté’’ (p. 132), et de ce fait dans le domaine du sida ce sont les homosexuels masculins qui portent le stigmate.

Les homosexuels masculins et le risque de Sida dans les études sociologiques françaises

En 2013, le sociologue Girard consacre un ouvrage à la construction sociale du risque de sida chez les homosexuels masculins en France, qui montre comment dans un contexte épidémiologique et préventif donné les individus construisent leur rapport au risque et à la prévention selon leurs modes d’affiliations sociales.

Il estime qu’en raison du pouvoir normativant de l’épidémiologie, il y a chez les homosexuels masculins une intériorisation de la conscience du risque: “le rapport au risque VIH est apparu comme un élément structurant pour les hommes rencontrés’’ (Girard, 2013Girard, G. (2013). Les homosexuels et le risque du sida. Individu, communauté et prévention. Presses Universitaires de Rennes., pp. 372-373). Le sociologue remarque que le VIH demeure une crainte: pour les hommes séropositifs, il s’agit de la peur de transmettre le VIH cumulée à l’expérience de la stigmatisation en raison du statut sérologique. En ce qui concerne le bareback,4 4 Le bareback est le choix de rapport sexuels non protégés entre partenaires de statut sérologiques séro-discordants (les partenaires n’ont pas le même statut sérologique) ou séro-interrogatifs (au moins l’un des deux ne connaît pas son statut). le sociologue estime qu’il ne constitue pas tant une transgression vis-à-vis des normes de prévention communautaires qu’une résistance au jugement moral associé à la prise de risque et qui touche en particulier les personnes séropositives. Ainsi, les barebackers (c’est-à-dire les personnes qui ont des pratiques bareback) “sont pris entre l’impératif de prévention et le désir d’éviter l’exclusion et le reproche moral’’ (p. 224).

Girard rappelle toutefois qu’il convient de se garder d’une appréhension homogène de la prévention parmi les gays, car les formes différentes de sociabilité selon les individus induisent des perceptions variées du risque. Mais l’ouvrage n’offre pas véritablement de réponse au problème qu’il pose, à savoir de différencier les manières dont le risque de sida peut se construire et les stratégies de prévention qu’adoptent les individus en fonction de leur modalité de rapport à leur communauté.

La préoccupation morale que suscite chez les homosexuels masculins le risque de transmission du VIH a également fait l’objet d’un essai de Halperin (2007), qui dans le champ des cultural studies (études culturelles) américaines mobilise une approche foucaldienne de la sexualité et du risque relativement proche du courant constructiviste de la sociologie française. Halperin considère que le discours de santé publique pathologise les pratiques sexuelles non protégées, car elles dévient de sa norme sanitaire. Il affirme, sans le documenter, que le discours de santé publique mobilise ainsi la psychologie et la psychanalyse afin de pathologiser les homosexuels et leurs pratiques sexuelles au temps du sida. Halperin considère que l’on peut proposer une analyse de l’exposition au risque au niveau individuel, mais à condition de se passer de la psychologie et de la psychanalyse. Son hypothèse est la suivante: la revendication des rapports non protégés chez les gays opère une réappropriation du stigmate de l’abjection, qui s’avère associé à l’homosexualité en raison de l’homophobie intériorisée et de la honte liée au sida. Ce processus témoigne d’une capacité de retourner l’oppression sociale, que Halperin considère être en jeu dans la subjectivation de la prévention.

Cette thèse peut être questionnée. Il existe bien sûr une homophobie culturelle, qui peut être internalisée par les sujets et dont on perçoit les effets bien au-delà des sujets gays eux-mêmes (Jorge & Travassos, 2021Jorge, M. A. C., & Travassos, N. P. (2021). Homofobia: uma interpolação na abordagem da transexualidade. Revista Latinoamericana de Psicopatologia Fundamental, 24(1), 25-50.). Bien qu’elle stipule différentes formes d’affiliation à la communauté gay susceptibles de rendre compte de conduites différenciées vis-à-vis du risque de sida et de la prévention, elle suggère néanmoins dans l’ouvrage de Halperin que tous les homosexuels auraient intériorisé le stigmate de l’abjection du sida, et que cela devrait automatiquement se traduire sous une forme de résistance manifestée dans des conduites à risque. Dès lors, il est difficile de comprendre pourquoi et comment il est finalement possible pour les homosexuels de ne pas être contaminés par le VIH.

Ainsi, si les rationalités d’exposition ou de prévention du risque de sida trouvent leur sens en fonction des modes d’affiliation communautaire, une autre question s’ouvre alors qui est celle des mécanismes psychiques pouvant expliquer la variabilité interindividuelle du rapport au risque. À cet égard, l’on peut remarquer qu’Halperin et Girard mobilisent un lexique appartenant au champ de la psychologie lorsqu’ils font l’hypothèse de processus d’intériorisation des normes de prévention. Une question est alors notamment de savoir où a lieu cette intériorisation, et si l’on y répond en faisant l’hypothèse d’une dimension psychique, une seconde question s’ouvre: dans quelle mesure cette dimension psychique pourrait-elle donc s’articuler aux modes d’affiliation sociale?

Sur ce point, une perspective psychanalytique peut permettre de compléter les résultats de la sociologie, en précisant les processus de construction du risque au niveau individuel. Ainsi, peut-on supposer qu’entre la diffusion d’une information publique et la formation de conduites privées, il y a le filtre de l’affiliation sociale de l’individu, et celui de la vie psychique du sujet. Si l’on fait l’hypothèse que le risque n’est pas seulement socialement construit mais qu’il l’est aussi psychiquement, nous allons montrer que l’on peut alors envisager une dimension inconsciente de la construction psychique du risque, intimement reliée au social.

La notion de construction en psychanalyse

Pour ce faire nous mobiliserons le texte de Freud, “Constructions dans l’analyse’’ (1937/2010) en nous appuyant sur la lecture qu’en a proposé Miller (1994)Miller, J.-A. (1994). Marginalia de “Constructions dans l’anal”. Cahier de l’ACF-VLB, III, 4-30.. Freud part de la situation dans laquelle l’analysé est confronté à un élément manquant dans la narration de son histoire, qu’il ne parvient pas à retrouver. Il s’agit alors qu’à partir d’un recoupement entre plusieurs indices donnés précédemment par l’analysé, “l’analyste mène à bien un fragment de construction et le communique à l’analysé pour que cela agisse sur lui; à l’aide du nouveau matériel qui afflue, il construit un autre fragment, qu’il utilise de la même façon, et ainsi de suite jusqu’à la fin’’ (Freud, 1937/2010Freud, S. (2010). Konstruktionen in der analyse. trad. fr. Constructions dans l’analyse. In S. Freud, Œuvres complètes, XX, 1937-1939 (pp. 57-73). Presses Universitaires de France. (Trabalho original publicado em 1937)., p. 64). Pourquoi chercher à réaliser ces constructions? Freud précise que ce sont des “expériences vécues’’ et des “motions d’affect’’ (p. 62) trop douloureuses qui ont été refoulées par le moi et oubliées. L’intervention de l’analyste est nécessaire pour les retrouver, car “le rapport de transfert qui s’établit envers l’analyste est spécialement apte à favoriser le retour de telles relations affectives’’ (p. 62), et “restituer un morceau de l’histoire de vie perdue’’ (p. 72). Ces éléments en effet ne peuvent apparaître que par “morceau’’ (p. 72) et donc par des “modes indirects’’ (p. 67) qui chacun “[représentent] un pas vers la vérité’’ subjective ( p. 69).

Freud pose ensuite la question du statut du “oui’’ et du “non’’ du sujet qui avalise ou récuse les constructions. Selon Freud, “il est exact que nous ne tenons pas un ‘‘non’’ de l’analysé pour entièrement valable, mais nous n’admettons pas davantage son ‘‘oui’’ (p. 66). En effet, les deux sont multivoques. Le “oui’’ peut effectivement indiquer que le sujet reconnaît comme exacte la construction qui lui a été communiquée, mais dans la mesure où les constructions demeurent partielles jusqu’à tant que le travail analytique soit achevé, l’assentiment du sujet est le plus souvent “hypocrite’’ (p. 66), remarque Freud, et permet de continuer de masquer la vérité qui n’a pas été mise à jour. De même le “non’’ peut être “l’expression d’une récusation justifiée’’ (p. 67), mais le plus souvent ne prouve rien car le patient “maintient sa contradiction en fonction de la partie qui n’a pas été encore mise à découvert’’ (p. 66). Ainsi comme le résume Freud, “ces réactions du patient sont la plupart du temps multivoques et n’autorisent pas de décision définitive. Seule la poursuite de l’analyse peut amener la décision quant à l’exactitude ou l’inutilité de notre construction. Nous ne tenons la construction isolée pour rien d’autre qu’une supposition qui attend examen, confirmation ou rejet’’ (p. 69). C’est donc la dimension partielle de la construction qui empêche de considérer comme totalement vraie ou totalement fausse la réponse positive ou négative du sujet, à tel point que se pose la question de savoir si au fond une construction totale est même possible.

En 1994, Miller réalise un commentaire du texte de Freud qui permet de préciser l’intérêt du concept de “construction’’ en psychanalyse. “Quoique dise le patient, c’est-à-dire qu’il dise oui ou qu’il dise non, il a tort’’ (1994, p. 7) remarque Miller à partir de l’écrit freudien. Cela ne veut pas dire que l’analyste a toujours raison ou que ce que dit l’analysant n’a pas la valeur d’une vérité subjective, mais relève du fait que le rapport du sujet à l’inconscient est “tordu’’ en raison du refoulement qui empêche d’accéder directement au matériel refoulé. En effet, le fonctionnement de l’inconscient, basé sur le refoulement, empêche de le prendre de face. De ce fait, on ne peut dire juste ou vrai sur l’inconscient que de façon partielle. Dès lors, les constructions de l’analyste ne visent pas tant à obtenir une mise à jour complète de l’inconscient, que de permettre au patient de relancer par l’association libre ce qu’il peut dire et qui sinon resterait insu. Miller remarque ainsi que cela donne une dynamique dans la cure, par laquelle le patient peut consentir à ce que l’inconscient se dévoile progressivement. De ce fait, les souvenirs remémorés dans la cure ne sont pas des traces brutes retrouvées du passé, mais des souvenirs construits par le fait d’en parler dans l’après-coup.

C’est la raison pour laquelle Freud ne situe pas les constructions sur le plan de la véracité. Dans le cas d’une construction inexacte, le patient, “ne semble pas touché, ne réagissant ni par ‘oui’ ni par ‘non’’’, indique Freud (p. 65). Puis, il précise que le véritable obstacle est ailleurs: “Il est certain qu’on a démesurément exagéré le danger d’égarer le patient par la suggestion, en lui ‘‘mettant dans la tête’’ des choses auxquelles on croit soi-même, mais qu’il ne devrait pas accepter (…) il (l’analyste) aurait avant tout à se reprocher de ne pas avoir laissé le patient parler à son aise’’ (p. 65). Ainsi, Freud pointe qu’une construction erronée a peu d’effet sur le sujet, car logiquement elle ne peut pas résonner avec la structure de son inconscient, et donc ne l’influence pas. Il s’agit dès lors en ce cas de ne pas insister à faire admettre quoique ce soit, et de redonner la parole pour que se poursuive l’association libre.

“Cela empêche de réduire l’inconscient à une simple mémoire où tout est déjà là’’, indique Miller (1994Miller, J.-A. (1994). Marginalia de “Constructions dans l’anal”. Cahier de l’ACF-VLB, III, 4-30., p. 14), ou de considérer que la cure serait une réactualisation du passé. En effet, la “vérité historique’’ du sujet selon l’expression de Freud (1937/2010Freud, S. (2010). Konstruktionen in der analyse. trad. fr. Constructions dans l’analyse. In S. Freud, Œuvres complètes, XX, 1937-1939 (pp. 57-73). Presses Universitaires de France. (Trabalho original publicado em 1937)., p. 72) “n’est pas l’exactitude de ce qui a eu lieu, mais le remaniement de ce qui a eu lieu par la perspective de ce qui sera’’ (Miller, 1994Miller, J.-A. (1994). Marginalia de “Constructions dans l’anal”. Cahier de l’ACF-VLB, III, 4-30., p. 14). Dès lors apparaît que la parole est constructrice et créatrice: quand le patient retrouve un souvenir, ce qui compte du point de vue de la psychanalyse n’est pas le niveau d’adéquation à la réalité de ce qui se serait réellement passé, mais que ce souvenir - du fait d’être parlé - modifie le rapport du sujet à son passé et lui donne une autre dynamique pour l’avenir. Selon Miller, cette dynamique est d’emblée au principe de ce qui pousse le sujet à parler, ce que va exploiter l’analyse. Miller remarque ainsi qu’au départ le patient “aboutit chez l’analyste’’ lorsqu’il y a une “poussée de l’inconscient vers le haut’’, une nécessité de “se dire du refoulé’’ (p. 28) qui fait que l’équilibre dans lequel pouvait se trouver un sujet avant de venir en cure ne tient plus. Dans la mesure où ces éléments refoulés portent sur des affects douloureux liés à des souvenirs oubliés, leur construction en analyse produit des “effets de surprise’’ et de vérité subjective (p. 22) qui “[se passent] dans le corps’’ (p. 18), précise Miller.

(De-)construire le risque, (re-)construire la prévention - un cas clinique

Pour illustrer l’intérêt du concept psychanalytique de “construction’’, et repérer ses points communs et différences avec son homonyme en sociologie, nous nous baserons sur un cas qui sera discuté à partir des éléments théoriques précédemment étudiés. Il donne une illustration du recours à cette notion pour concevoir comment des entretiens analytiques peuvent construire le risque de sida, et donc construire concomitamment la prévention du sida (d’autres études ont par ailleurs montré, en dehors du champ du sida, que la psychanalyse peut s’inscrire dans des dispositifs de santé publique afin de concourir à la prévention; voire Frantz & Donelli, 2022Frantz, M. F., & Donelli, T. M. S. (2022). Uma intervenção sutil: acompanhamento psicanalítico de pais e bebês prematuros. Revista Latinoamericana de Psicopatologia Fundamental, 25(2), 333-360.). Le cas présenté est issu d’une recherche universitaire en psychopathologie clinique et psychanalytique portant sur les prises de risque liées au VIH/sida, réalisée entre 2008 et 20115 (Bonny, 2018Bonny, P. (2018). Le sida fétiche. Une approche psychanalytique de la prévention auprès de sujets gays. Presses Universitaires de Rennes.).

Monsieur D., trente cinq ans, a eu connaissance de cette étude par des amis. Il demande s’il y a une liste de questions auxquelles il devrait répondre pour y participer. Nous lui répondons qu’il s’agit de pouvoir parler de ce qu’il souhaite concernant le risque de sida et la prévention. Monsieur D. nous dit être devenu séropositif au VIH il y a deux an.6 6 Soit en 2007. Depuis l’annonce de sa séropositivité, il applique strictement les règles de prévention selon le principe de responsabilité partagée, et il prend un traitement. Mais il confie aussi, dans le fil de ses associations, avoir “des fantasmes de contaminer ses partenaires’’ depuis qu’il est devenu séropositif au VIH. Monsieur D. précise d’emblée que ces fantasmes le “dégoutent’’, qu’il ne veut pas “les mettre en acte’’. Il voudrait en “comprendre l’origine’’, espérant que cela l’aide à les mettre à distance, mais la crainte d’être “jugé par un psy’’ l’a conduit à s’adresser à ce dispositif de recherche plutôt qu’à faire une demande de consultation.

Première construction de notre part, sous forme de question que nous lui posons: qu’est ce donc qui l’a inquiété récemment et l’a finalement décider à s’adresser à ce dispositif? Dans un premier temps Monsieur D. répond que rien ne s’est passé récemment, puis il précise “peut-être quelque chose d’insignifiant’’. Nous l’invitons à le dire: il a eu une relation sexuelle lors de laquelle il était ivre et a craint un instant d’oublier le préservatif, ce qui l’a beaucoup inquiété. Il associe alors en précisant être devenu séropositif lors d’un rapport durant lequel il avait bu trop d’alcool: son partenaire n’avait pas mis de préservatif et aurait ainsi “abusé de [lui]’’. Monsieur D. ajoute qu’il sait au fond avoir été tout autant responsable que son partenaire, et qu’il aurait dû se protéger en imposant le port du préservatif. Il poursuit ses associations et dit se sentir “coupable’’ de ne pas s’être protégé. Nous arrêtons l’entretien sur ce point.

Cette culpabilité, inconsciente avant qu’il ne l’énonce comme telle lors de l’entretien, est pour lui reliée à ce qu’il vit actuellement selon la logique associative suivante, énoncée lors du deuxième rendez-vous: “Ce que je ressens, c’est que mes fantasmes sont comme une manière de nier et de démystifier la maladie, en prenant à contrepied les injonctions de la prévention, comme si je me figurais un destin de paria. Mais surtout je me rends compte que l’idée de contaminer me permet en fait de masquer ma culpabilité de ne m’être pas protégé’’. Ainsi la culpabilité est le fil rouge des associations de Monsieur D. Il est coupable de ne pas s’être protégé, et cette culpabilité qui était jusque-là inconsciente, refoulée, demeurait masquée par ces fantasmes de contamination, lesquels reconduisaient son sentiment de culpabilité.

Lors du troisième entretien, Monsieur D. associe la culpabilité à ses activités sexuelles sadomasochistes. Il se juge coupable de tirer une trop grande satisfaction sexuelle de se ravaler ou de ravaler ses partenaires à une dimension d’objet de jouissance, et en parle avec un certain dépit. Il précise qu’il se sent nettement mieux lorsqu’il se discipline à un autre type d’“activité’’, la peinture, qui est son métier, et qu’il a aussi découverte au moment de l’adolescence. Nous intervenons sous la forme d’une construction portant sur cette limitation, que figure en négatif la peinture comme activité structurante: “Vous ne voulez pas que votre vie et votre sexualité soit réduite à ces rapports sadomasochistes?’’ Cela le conduit à préciser son désir: “Oui, ce que je voudrais, c’est une relation amoureuse… Mais, associe-t-il, j’idéalise tellement l’amour que c’est impossible de rencontrer quelqu’un’’. Ce “oui’’ répondu à la construction, peut permettre selon l’analyse freudienne de considérer qu’elle était juste du moins partiellement.

Lors de l’entretien suivant, alors qu’il parle du manque d’amour qui le mortifie, nous intervenons sous forme d’une construction qui lie implicitement amour et peinture: “Il y a pourtant quelque chose en vous de très vivant, n’est-ce pas votre métier de peintre qui vous anime et vous donne goût à la vie?’’ Monsieur D. marque un temps d’arrêt, et semble dubitatif. “Non, je ne pense pas… je pense que les choses sont plus compliquées que cela’’. Nous l’invitons à préciser, pour que sa réponse négative à notre construction mette à jour ce qu’elle avait d’incomplet: “J’ai le sentiment d’avoir parfois une double vie. Il y a d’un côté l’art dans lequel j’ai essayé de me magnifier toute ma vie depuis l’adolescence, et de l’autre la sexualité qui est ravalée et plutôt ratée’’. Nous lui demandons si c’est la sexualité qui est ratée en tant que telle, ou si le ratage ne porterait pas plutôt sur ce dont sa jouissance le coupe, à savoir la dimension de l’amour.

Rebondissant sur le signifiant “amour’’, Monsieur D. dit: “Je me souviens qu’à la base mon père n’a pas bien traité ma mère, j’en ai plusieurs souvenirs quand j’étais jeune. Je me rends compte dans mes fantasmes que c’est parfois comme si j’abusais de mes partenaires sur un mode sadomasochiste pour les punir du mal commis par mon père sur ma mère. Mon rapport à ces hommes dans la sexualité est vraiment à l’opposé de l’idéalisation du rapport intellectuel que j’ai eu à mes professeurs de peinture, remarque-t-il. C’est comme si l’art et la sexualité étaient les deux faces d’une même pièce, mais je ne vois pas le lien’’. Nous intervenons en lui proposant la construction suivante: le lien ne consisterait-il pas en un rapport implicite à une figure paternelle? Dans un premier temps, cette construction est récusée par Monsieur D.: “Non, puisque justement mon père m’a manqué dans le sens où j’estime que mes relations avec lui étaient proches de zéro… Ou alors, oui, ajoute-il, à considérer que j’ai cherché chez mes professeurs un exemple de masculinité féconde qui m’aurait manqué, dont j’aurais souffert’’. Ces éléments de sa propre histoire, telle qu’il les construit en prenant la parole, Monsieur D précise qu’il n’en était pas conscient avant de les énoncer.

Lors du cinquième entretien, Monsieur D. confie avoir élaboré depuis notre dernier échange. “Je me rends compte en vous en parlant que quand j’ai pris le risque qui je crois m’a amené à devenir séropositif, j’étais très seul, et surtout j’étais déprimé par mon travail qui ne portait pas ses fruits. Je me suis laissé aller à un désespoir quasi suicidaire, qui je pense s’exprimait dans la dimension sadomasochiste de mes rapports sexuels. J’avais l’impression de ne plus pouvoir utiliser la toile pour me mettre en danger et me sentir vivant, et alors la seule jouissance que j’avais l’impression d’être capable d’obtenir passait par un acte irréversible, comme si je cherchais à m’assurer de la mort. C’est comme si ne pas me protéger, laisser l’autre décider du port du préservatif, c’était une manière paroxystique de me faire sadiser ». Monsieur D. sait qu’objectivement, une infection à VIH n’est pas létale si elle est traitée, mais il construit qu’inconsciemment et symboliquement le VIH prenait pour lui la signification de la mort.

À la fin des entretiens, Monsieur D. explique que “le fait de mettre en lien des éléments dont il n’avait pas conscience avant’’ lui a permis de “faire perdre leur force de détermination à [ses] fantasmes de contamination. Je me rends compte que ça revient un peu quand je me sens en difficulté dans mon travail artistique’’. Il précise qu’il s’agit généralement d’une inhibition devant un problème de technique picturale ou d’un problème pour mettre en place des expositions, cela l’amenant à l’idée fantasmatique qu’il ne sera jamais ni à la hauteur des professeurs qui l’ont formé, ni à la hauteur de l’art lui-même. Monsieur D. réalise, en en parlant, que cet idéal artistique est à la démesure de son propre ravalement. En apercevoir la logique le conduit à le relativiser et à décider de s’en protéger. Il associe finalement le fait de ne pas se maltraiter lui-même avec le fait désir plus assuré à présent de protéger ses relations sexuelles. Cela est corrélé pour lui au fait de continuer d’investir son travail “avec moins de temps mort’’.

Sur ce point d’équilibre, qui a permis pour Monsieur D. de consolider la prévention de ses rapports, nous avons conclu que ces entretiens pouvaient s’arrêter.

Discussion et conclusion

Ce cas donne une illustration des modes de construction freudienne: ce ne sont pas la véracité ou la fausseté des constructions lui ayant été proposées que le sujet dénote dans ses réponses affirmatives ou négatives, mais leur structurelle incomplétude par laquelle il les précise et les fait aboutir. La dimension intrinsèquement inaboutie de chaque construction suscite l’élaboration des constructions successives de ce qui avait été oublié. Au départ, Monsieur D. ressent un déséquilibre dans sa vie, une incompréhension quant à ses prises de risque passées, et une énigme face à ses fantasmes de contamination qu’il craint de mettre en acte. Les constructions successives dans les entretiens, fragments par fragments, lui permettent de construire le risque de sida, c’est-à-dire d’identifier les motifs inconscients qui l’avaient conduit à s’y exposer. L’effet corrélatif en est une construction concomitante de la prévention, comme consolidation progressive du désir de continuer de se protéger.

De ce fait, on peut considérer que sociologie et psychanalyse se rejoignent quand elles posent comme préalable à l’amélioration des stratégies de prévention une meilleure compréhension des modalités de construction du risque par les individus. Mais elles divergent sur la question de savoir ce qui est construit dans le risque. Pour la sociologie, il s’agit de la “réalité’’ sociale de ce que représente le risque pour les individus. Or, que cette réalité soit considérée comme “construite’’ ou non, ou même comme référable ou non au social, dès lors qu’elle est envisagée sans dimension d’incomplétude, elle s’avère antinomique à la conception psychanalytique. En effet, pour la psychanalyse la construction ne porte pas sur la réalité mais sur un manque. Il n’y a en effet pas de réalité inconsciente déjà là, qui serait préalablement (et/ou socialement) construite, mais bien plutôt des constructions de l’inconscient qui en tant que telle rendent caduques toute tentative de concevoir ce qui aurait été refoulé avant d’être construit.

Ainsi, ce que Monsieur D. définit comme logique de son exposition au risque correspond à des éléments de son fonctionnement psychique qui n’étaient pas conscients jusqu’à ce qu’il puisse les construire a posteriori via l’association libre. L’acte à risque semble donc supposer une éviction de la pensée au moment de sa réalisation, de sorte que ses déterminants ne peuvent être identifiés par le sujet seulement dans un après-coup, et partiellement. Ceci constitue une autre différence avec la sociologie, puisque la construction sociale du risque est conçue comme un préalable à l’action (d’exposition au risque ou de protection du risque). Aussi, le fait que la construction du risque ne permette pas une détermination complète d’un ou de plusieurs facteurs d’exposition au risque, loin d’entraver la prévention, en est justement une condition. En effet, l’incomplétude de la parole empêche le sujet de s’identifier ou de référer son acte à son propre discours ou à sa communauté, par où il pourrait trouver de pseudo-explications justifiant la prise de risque. Il faut en effet que le sujet s’excepte de sa communauté, qu’il puisse dire un “Je’’ non référé à son groupe d’appartenance et non superposable à son identité sociale, pour que cela soit corrélatif d’une prise de décision en son nom par où il puisse faire un choix qui l’implique subjectivement, et qui en cela s’oppose au déterminisme de l’appartenance en une communauté (Halperin, 2007/2010Halperin, D. (2010). What do gay men want ? An essay on sex, risk, and subjectivity. University of Michigan Press. (Trabalho original publicado em 2007).).

C’est la parole vivante et son pouvoir transformationnel qui font la différence. En effet, Monsieur D. est nettement moins troublé, il n’est plus angoissé, il se sent davantage vivant, et il est aussi plus assuré de pouvoir continuer d’utiliser le préservatif. Le fil de ses associations et construction montre que le morceau de l’histoire de vie perdu pour lui semble porte sur le manque d’amour de son père qui l’a affecté, et qui a subi une transformation symptomatique et différée en prises de risque. Cette mise en mot permet à Monsieur D. de se détacher suffisamment de la souffrance qui demeurait inconsciemment attachée, pour lui, au manque d’amour de son père. Il sort aussi de la détermination inconsciente liée à ce qui peut s’apparenter à une fétichisation du virus (Peña, 2021Peña, F. D. (2021). El fetichismo y la idealización como mecanismos de recuperación de goce en la puesta en escena masoquista. Consideraciones psicopatológicas a partir del diálogo Lacan-Deleuze. Revista Latinoamericana de Psicopatologia Fundamental, 24(3), 537-559.). Cela l’autorise à ne plus continuer de risquer de se mortifier de façon masochiste dans ses rapports sexuels, à réinvestir son travail vivifiant, et à nouer une relation amoureuse. La mise en évidence de la relation d’amour à son père qui lui a manqué n’a pas induit chez Monsieur D. le sentiment d’être “pathologisé’’ (Halperin, 2007/2010Halperin, D. (2010). What do gay men want ? An essay on sex, risk, and subjectivity. University of Michigan Press. (Trabalho original publicado em 2007).). Il l’a au contraire vécu comme une forme de libération car cela lui a permis d’être plus en adéquation avec lui-même.

Ainsi, construire la dimension inconsciente œdipienne en jeu dans la sexualité et dans la vie, permet dans le cas de Monsieur D. de pouvoir lui faire perdre de sa force de détermination. Ne pas en tenir compte peut au contraire conduire le sujet à mettre en acte des souffrances inconscientes, et de ce point de vue la puissance clinique transformationnelle réside bien dans l’indétermination du désir (Adami, Kessler & Dunker, 2021Adami, F. S., Kessler, C. H., & Dunker, C. I. L. (2021). Ato analítico e a potência clínica do indeterminado. Revista Latinoamericana de Psicopatologia Fundamental, 24 (4), 543-569.). Cela invite à continuer de construire au cas par cas une dimension de la prévention non pas seulement ou uniquement à partir de facteurs d’exposition au risque ou de modalités d’affiliation à une communauté - nécessaires pour construire des stratégies collectives ou communautaires de prévention (ce qui suppose une vraie politique publique d’accès aux soins) - mais aussi à partir de ce qui, en soi, s’avère manquer.

  • 1
    Rappelons brièvement qu’en France le contexte de l’épidémie de sida est marqué par un nombre de contamination annuelle par le VIH chez les homosexuels masculins qui ne décroît pas (sauf en 2020-21 durant la période d’épidémie de COVID, probablement en raison du confinement qui a limité les contacts). Il faut en outre rappeler que malgré les avancées scientifiques et une biomédicalisation croissante de la prévention, le sida demeure un risque puisqu’il n’existe pas de traitement permettant d’éradiquer complètement virus de l’organisme. En France comme dans la plupart des pays démocratiques, le paradigme de la lutte contre le sida et de la prévention est basé sur les notions de gestion et de réduction des risques, l’objectif n’étant pas de viser un risque nul mais d’abaisser au maximum le seuil d’infectiosité au niveau individuel et populationnel.
  • 2
    La santé publique produit un discours normatif sur le risque à destination de la population; elle définit les pratiques et établit les conduites que les individus doivent adopter en matière de prévention. Elle leur donne ainsi un point de repère clair, leur permettant de différencier ce qui est risqué de ce qui ne l’est pas. Sur ce point précis, la santé publique n’a pas à être remise en cause car elle est absolument nécessaire à la prévention (si tant est qu’elle soit également efficiente, ce qui suppose qu’elle s’inscrive dans un cadre démocratique, donnant égalitairement accès au matériel préventif et laissant aux individus la responsabilité de se protéger).
  • 3
    Substance vasodilatatrice produisant un sentiment d’euphorie et de relaxation, utilisé dans le cadre d’usages récréatifs et sexuels.
  • 4
    Le bareback est le choix de rapport sexuels non protégés entre partenaires de statut sérologiques séro-discordants (les partenaires n’ont pas le même statut sérologique) ou séro-interrogatifs (au moins l’un des deux ne connaît pas son statut).
  • 5
    Ces entretiens ont eu lieu en 2009. La prophilaxie pré-exposition ne faisait alors pas encore partie du dispositif préventif en France, et la non contagiosité des patients dont la charge virale est indétectable n’était alors pas encore scientifiquement établie.
  • 6
    Soit en 2007.

References

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Publication Dates

  • Publication in this collection
    27 Nov 2023
  • Date of issue
    2023

History

  • Received
    28 Nov 2022
  • Reviewed
    26 May 2023
  • Accepted
    14 June 2023
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